Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221229


Dossier : IMM-9039-21

Référence : 2022 CF 1800

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

AIN FOOR KHAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue le 8 mai 2020 [la décision] au terme d’un examen des risques avant renvoi [ERAR]. Dans cette décision, l’agent principal [l’agent] a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution, au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Pakistan.

[2] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la présente demande sera rejetée parce que les arguments du demandeur ne minent pas le caractère raisonnable de la décision et ne démontrent pas qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Pakistan. En 2014, il a quitté le Pakistan et est entré aux États-Unis, où il a présenté une demande d’asile qui a été rejetée en 2015. Il est entré au Canada le 11 avril 2016 et a présenté une demande d’asile, affirmant qu’il craignait d’être persécuté par le Tehrik-e-Taliban [le TTP] s’il retournait au Pakistan, en raison de son affiliation tribale et de ses opinions politiques antitalibans.

[4] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a rejeté sa demande d’asile le 10 novembre 2016. Bien qu’elle ait conclu que le demandeur était un témoin crédible quant aux questions centrales de sa demande d’asile, elle a jugé qu’il disposait de trois possibilités de refuge intérieur [PRI], à savoir les villes pakistanaises de Lahore, Hyderabad et Multan.

[5] Le demandeur a interjeté appel devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR, mais son appel a été rejeté le 26 avril 2017. La SAR a accepté les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur en appel, mais elle a néanmoins conclu que ce dernier n’avait pas fourni de preuve suffisamment convaincante pour étayer son affirmation selon laquelle le TTP aurait la motivation de le chercher, ou les moyens de le trouver, dans les villes proposées comme PRI.

[6] Le 19 mars 2018, la Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur visant la décision de la SAR. Le demandeur a reçu un avis d’ERAR le 25 juillet 2019 et a par la suite présenté une demande d’ERAR. La décision rendue au terme de cet examen est celle qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] Dans la décision, l’agent a indiqué qu’aux termes de l’alinéa 113a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, ne seraient pris en considération que les éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande d’asile du demandeur par la CISR, ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce que le demandeur les ait présentés au moment du rejet.

[8] Dans sa demande d’ERAR, le demandeur a présenté les nouveaux éléments de preuve suivants : une déclaration écrite, deux lettres de son épouse, deux lettres de menace visant le demandeur et provenant prétendument du TTP, la transcription de deux vidéos qui montreraient le TTP en train de menacer le demandeur, un article de presse, une lettre de l’Afghan Association of Ontario [l’AAO] et une lettre rédigée par une personne et à laquelle était jointes quatre photographies. L’agent a examiné les analyses et les conclusions de la SPR et de la SAR ainsi que les nouveaux éléments de preuve, et il a également tenu compte des documents sur les conditions dans le pays qui étaient alors accessibles. Le demandeur ne conteste pas les conclusions de l’agent concernant plusieurs des nouveaux éléments de preuve. Les paragraphes qui suivent résument les conclusions au sujet desquelles le demandeur estime que l’agent a commis une erreur.

[9] Dans son établissement du risque prospectif du demandeur au Pakistan, l’agent a accordé une faible valeur probante et peu de poids aux deux lettres provenant prétendument du TTP. Il a fait remarquer que les deux lettres contenaient un en-tête indiquant simplement « Tehrik Taliban Pakistan ». Étant donné que la SPR avait conclu que le TTP n’a pas de structure hiérarchique unique, l’agent a jugé qu’il n’était pas raisonnable de croire qu’une lettre du TTP adressée au demandeur contiendrait un en-tête générique. Il a plutôt conclu qu’une telle lettre aurait vraisemblablement dû contenir à tout le moins certains renseignements régionaux ou locaux. L’agent est parvenu à cette conclusion notamment en raison de la façon dont les membres du TTP s’identifiaient dans les transcriptions vidéo, lesquelles il a également analysées.

[10] L’agent a ajouté que le demandeur n’avait fourni aucun renseignement sur la façon dont ces lettres avaient été reçues. Notamment parce que la SPR avait conclu que les agents de persécution n’avaient pas la capacité organisationnelle et opérationnelle nécessaire pour suivre les déplacements du demandeur au Pakistan et à l’étranger, l’agent a jugé qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur fournisse des explications sur la façon dont il avait obtenu ces lettres.

[11] En ce qui concerne les transcriptions vidéo, l’agent a également conclu qu’elles avaient une faible valeur probante pour l’établissement du risque prospectif du demandeur au Pakistan et, par conséquent, leur a accordé peu de poids. Pour ce qui est de la première transcription, l’agent a souligné que le nom ou le numéro du traducteur n’y figurait pas. Elle ne comportait qu’une signature et un sceau trop décoloré pour être lisible. L’agent a fait remarquer qu’un membre de l’AAO avait traduit la deuxième transcription, mais que rien n’indiquait qu’il s’agissait d’un traducteur agréé, car aucun numéro de traducteur ni aucune coordonnée n’était fourni. Ces facteurs, jumelés à l’absence d’explication quant à la raison pour laquelle le demandeur n’avait pas eu recours au même traducteur agréé qui avait traduit les autres lettres déposées en preuve, ont amené l’agent à douter de l’authenticité et de la fiabilité de la traduction des transcriptions.

[12] En ce qui concerne les documents sur les conditions dans le pays, l’agent a mentionné que, selon un rapport de recherche à jour de la CISR, le TTP avait connu de grandes divisions internes, en particulier à la suite du décès de son chef en 2013. Il a ajouté que, bien que ce rapport indique qu’un certain nombre d’incidents mettant en cause le TTP soient survenus au Pakistan en 2019, un seul incident s’est produit dans l’une des villes proposées comme PRI (Lahore). Se fondant sur ces renseignements, l’agent a jugé que les conclusions de la SPR demeuraient applicables quant à l’incapacité du TTP de retrouver le demandeur dans l’ensemble du Pakistan et quant à la faible probabilité qu’il soit attaqué dans l’une des villes proposées comme PRI.

[13] En conclusion, l’agent a jugé que les nouveaux éléments de preuve que le demandeur avait fournis ne suffisaient pas à renverser la conclusion de la CISR selon laquelle il disposait de PRI viables.

IV. Questions en litige

[14] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur conteste l’évaluation et les conclusions de l’agent à l’égard de ce qui suit : a) les documents sur les conditions dans le pays; b) les deux lettres du TTP; c) les deux transcriptions vidéo. Le demandeur soutient également que l’agent a porté atteinte à ses droits en matière d’équité procédurale dans son évaluation des transcriptions vidéo.

[15] La norme de la décision raisonnable s’applique à l’appréciation de la preuve par l’agent. En ce qui concerne l’équité procédurale, bien que l’on dise souvent que ce genre de questions est assujetti à la norme de la décision correcte, la Cour devrait se concentrer sur la question de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (voir Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14).

V. Analyse

[16] Comme il est expliqué dans la décision contestée, le rôle de l’agent dans l’ERAR consistait à évaluer si de nouveaux éléments de preuve auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance (voir Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 au para 13). La SPR et la SAR ont rejeté la demande d’asile du demandeur parce qu’elles ont conclu que le TTP n’aurait ni les moyens ni la motivation de chercher une personne comme le demandeur qui n’occupait pas un poste très en vue. L’agent a examiné ces conclusions et s’est ensuite demandé si les nouveaux éléments de preuve pourraient justifier leur modification.

[17] En ce qui a trait aux arguments du demandeur concernant les lettres du TTP et les transcriptions vidéo, le défendeur soutient que, même si l’on avait accordé le maximum de poids à ces documents, ils ne contiennent aucun renseignement susceptible d’écarter les conclusions de la SPR et de la SAR quant à la viabilité des PRI. Ces documents indiquent simplement que le demandeur a continué d’avoir des problèmes localisés avec le TTP. J’estime que l’argument du défendeur est convaincant.

[18] À l’audience relative à la présente demande, le demandeur a répondu à cet argument en affirmant que les lettres du TTP et les transcriptions vidéo devraient être analysées dans le contexte de son observation selon laquelle l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des documents sur les conditions dans le pays ou en en faisant une mauvaise interprétation. Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte des renseignements dans les documents sur les conditions dans le pays concernant la capacité du TTP de le trouver et de lui causer un préjudice dans les villes proposées comme PRI. Toutefois, ces observations ont pour effet que l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire doit dépendre de la question de savoir si l’agent a commis une erreur en évaluant les documents sur les conditions dans le pays.

[19] Si l’agent a commis une erreur dans son analyse des documents sur les conditions dans le pays, la décision est alors déraisonnable et doit être annulée. Si l’agent n’a pas commis une telle erreur, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les arguments du demandeur au sujet des lettres du TTP et des transcriptions vidéo ne peuvent miner le caractère raisonnable de l’analyse des PRI sur laquelle repose la décision contestée. J’en viens donc aux arguments du demandeur concernant le traitement que l’agent a réservé aux documents sur les conditions dans le pays.

[20] Premièrement, le demandeur fait remarquer que l’agent a conclu que, selon un rapport de recherche à jour de la CISR, le TTP a subi de graves divisions internes, en particulier à la suite du décès de son chef en 2013. Nul ne semble contester que le rapport de recherche de la CISR dont il est question est une réponse à une demande d’information datée du 14 janvier 2020 [la RDI]. Le demandeur admet que la conclusion de l’agent reflète fidèlement les renseignements que la RDI attribue à un article de décembre 2018.

[21] Cependant, le demandeur fait remarquer que la RDI renvoie également à un rapport de mai 2019 selon lequel un chef nommé en juin 2018 ou après a revitalisé le TTP et semble avoir unifié les différentes factions sous son commandement. Il fait également remarquer que la RDI qualifie le TTP d’alliance de groupes militants ou d’organisation-cadre comptant des réseaux dans toutes les provinces du Pakistan. Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte de cet élément de preuve qui contredit sa conclusion selon laquelle le TTP n’était pas en mesure de retrouver le demandeur dans les villes proposées comme PRI.

[22] Comme le fait valoir le demandeur, le cadre approprié pour analyser cet argument est celui qui est expliqué dans la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53, 1998 CanLII 8667 (CF). Un décideur administratif n’est pas tenu de faire référence à chaque élément de preuve contraire à ses conclusions. Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément dans les motifs est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que le décideur n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait (aux para 16-17).

[23] L’importance des éléments de preuve sur lesquels repose l’argument du demandeur doit être appréciée à la lumière des décisions de la SPR et de la SAR, qui constituent le contexte de l’analyse de l’agent d’ERAR. Dans sa décision, la SPR mentionne que les documents sur les conditions dans le pays établissent que le TTP est une organisation-cadre qui rassemble les mouvements pro-talibans au Pakistan. La SAR est parvenue à des conclusions semblables dans sa confirmation de la décision de la SPR. En fin de compte, l’agent s’est fondé sur les documents accessibles sur les conditions dans le pays pour conclure que les conclusions de la SPR concernant l’incapacité du TTP à retrouver le demandeur dans tout le pays et la faible probabilité que ce dernier subisse un préjudice dans l’une des villes proposées comme PRI demeurent vraies.

[24] La RDI décrit le TTP comme une alliance ou une organisation-cadre et fait référence au nouveau chef qui a été nommé après juin 2018 et qui a unifié les différentes factions, ce qui semble correspondre à la description de la SPR, qui avait conclu que le TTP était une organisation-cadre réunissant les mouvements pro‑talibans. Je ne vois pas d’incohérence qui permettrait à la Cour de déduire que les renseignements contenus dans la RDI ont été écartés ou mal interprétés par l’agent dans sa conclusion selon laquelle les nouveaux documents sur les conditions dans le pays n’infirmaient pas les conclusions de la SPR.

[25] Le demandeur fait également remarquer que l’agent mentionne que selon la RDI, un seul incident de violence liée au TTP s’est produit à Lahore. Il soutient que l’agent n’a pas tenu compte de deux autres attaques récentes à Lahore, ainsi que d’attaques ailleurs au Pakistan. Encore une fois, cet argument ne permet pas de conclure à une erreur susceptible de contrôle. L’agent reconnaît expressément que la RDI met en lumière un certain nombre d’incidents mettant en cause le TTP au Pakistan en 2019. Le fait que l’agent ne mentionne qu’une seule des trois attaques à Lahore ne mine pas son raisonnement au point de justifier l’intervention de la Cour, en particulier puisque Lahore n’est que l’une des trois PRI qui ont été jugées viables.

[26] Comme je l’explique plus haut, en l’absence d’erreur susceptible de contrôle dans la façon dont l’agent a traité les documents sur les conditions dans le pays, les arguments du demandeur concernant les autres questions soulevées dans la présente demande ne sont pas de nature à miner le caractère raisonnable de la décision. La présente demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.

[27] Aucune des deux parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’appel et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9039-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9039-21

INTITULÉ :

AIN FOOR KHAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 DÉCEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 29 DÉCEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Maureen Silcoff

Pour le demandeur

Giancarlo Volpe

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff Shacter

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.