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Date : 20221220


Dossier : IMM-4172-21

Référence : 2022 CF 1771

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MEIMEI ZENG

XIANREN CHEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, qui forment un couple marié, sont des citoyens de la Chine. Ils ont présenté une demande d’asile au Canada fondée sur le fait que Mme Zeng craint qu’elle soit, à titre d’adepte du Falun Gong, persécutée en Chine. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et de la protection des réfugiés du Canada (la CISR) a rejeté leur demande parce qu’elle a conclu que Mme Zeng n’était pas une véritable pratiquante du Falun Gong. Les demandeurs ont interjeté appel de la décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. La SAR a rejeté l’appel, concluant que Mme Zeng « n’est pas une adepte du Falun Gong et qu’elle n’est pas perçue comme telle par les autorités chinoises ».

[2] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Les parties conviennent, tout comme moi, que la décision doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[3] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). La cour de justice doit faire preuve de retenue envers une décision qui possède ces attributs (ibid). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et de modifier ses conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles : voir Vavilov, au para 125. En même temps, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux : voir Vavilov, au para 13. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

[4] Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[5] Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la décision de la SAR est déraisonnable.

[6] Mme Zeng affirme avoir commencé à pratiquer le Falun Gong en juin 2017 sur les conseils d’une amie, Qian Mei Chen, pour aider à soulager ses douleurs chroniques au bas du dos et au cou. À l’époque, Mme Zeng avait 51 ans. Puisqu’elle est peu instruite et ne sait ni lire ni écrire, Mme Zeng s’est appuyée sur Mme Chen pour lui enseigner la doctrine et les pratiques du Falun Gong. Ensemble, les deux l’ont étudié et pratiqué. En juillet 2017, Mme Zeng s’est aussi jointe à un groupe de pratique dans la ville de Fuqing.

[7] Selon Mme Zeng, le 1er novembre 2017, un agent de sécurité du village l’a surprise, avec Mme Chen, en train d’étudier le Falun Gong. L’agent les a emmenées au poste de police dans la ville de Fuqing où elles ont été interrogées, battues et menacées de faire l’objet d’une enquête approfondie. La police les a finalement libérées. Les deux femmes ont cessé d’aller aux séances de groupe de Falun Gong après avoir compris qu’un voisin devait les avoir dénoncées aux autorités.

[8] En janvier 2018, puisqu’elle s’inquiétait pour leur sécurité, la belle-mère de Mme Zeng, avec l’aide d’un passeur, a obtenu des visas canadiens de visiteur pour les demandeurs. Le 22 avril 2018, avant d’avoir eu l’occasion de quitter la Chine, Mme Zeng a été convoquée au poste de police.

[9] Les demandeurs sont arrivés au Canada le 16 mai 2018. Trois mois plus tard, ils ont demandé l’asile. La SPR a entendu leur demande le 29 septembre 2020.

[10] Mme Zeng affirme que, depuis qu’elle est au Canada, elle a recommencé à pratiquer le Falun Gong. Elle a participé à des séances de groupe dans la région de Toronto. Elle a aussi pris part à quelques manifestations contre la persécution des adeptes du Falun Gong en Chine.

[11] Tout comme la SPR, la SAR a conclu que Mme Zeng n’était pas une véritable adepte du Falun Gong parce que sa connaissance de la doctrine et des pratiques ne concordait pas avec la pratique et les activités religieuses qu’elle revendique en Chine et au Canada.

[12] Il est bien établi que, à condition que la situation du demandeur d’asile et que les particularités de la religion en question soient prises en compte, un décideur peut analyser l’authenticité de l’identité religieuse d’un demandeur d’asile pour évaluer si la connaissance que le demandeur d’asile a de sa religion correspond à ses prétendues activités religieuses. Voir, entre plusieurs autres affaires, Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 271, que la SAR cite longuement dans sa décision. La SAR a conclu que « les connaissances limitées [de Mme Zeng] du système de croyances sont incompatibles avec le niveau d’expérience qu’elle soutient posséder ». La SAR a donc conclu que Mme Zeng « n’est pas une adepte authentique, même si [elle] tien[t] compte de son faible niveau d’instruction et de sa nervosité à l’audience ». En fait, elle prétendait seulement être une adepte du Falun Gong.

[13] Il était raisonnablement loisible à la SAR de tirer cette conclusion, isolément. Les contestations des demandeurs à la conclusion de la SAR invitaient simplement la Cour à apprécier à nouveau la preuve et à tirer une conclusion différente; là n’est pas son rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[14] Cependant, le problème est que cette conclusion ne tient pas à elle seule. La lacune fondamentale dans la décision apparaît lorsque l’on regarde l’examen fait par la SAR des documents à l’appui présentés par les demandeurs.

[15] Dans les documents se trouvait, entre autres, une décision relative à une sanction administrative datée du 1er novembre 2017 du Bureau de la sécurité publique de la ville de Fuqing. Ces documents indiquent précisément que Mme Zeng « a adhéré au Falun Gong et en a propagé la pratique illégale à d’autres personnes ». Selon les documents, Mme Zeng a fait l’objet d’une enquête à cet égard, mais elle a été libérée en attente d’une enquête approfondie. Si elle est citée à comparaître, elle devrait se présenter et [traduction] « collaborer afin de faire avancer l’enquête ». En concordance avec l’exposé circonstancié des demandeurs, le document indique aussi que c’est un agent de sécurité qui a dénoncé Mme Zeng à la police ce jour-là. De plus, les demandeurs ont aussi présenté une lettre de Mme Chen qui décrit les interactions de cette dernière et de Mme Zeng avec la police le 1er novembre 2017. La lettre mentionne expressément qu’elles ont les deux été accusées de propager la pratique du Falun Gong à d’autres personnes.

[16] La SAR ne doute pas de l’authenticité de ces documents; plutôt, elle affirme que ces documents « semblent authentiques à première vue ». Toutefois, ces deux affirmations sont incompatibles avec la conclusion de la SAR selon laquelle Mme Zeng « n’est pas une adepte du Falun Gong et qu’elle n’est pas perçue comme telle par les autorités chinoises » (non souligné dans l’original). Même à supposer, comme je l’ai conclu, que la SAR a raisonnablement conclu que Mme Zeng n’était pas une véritable pratiquante du Falun Gong, il ne s’ensuit pas qu’elle n’était pas perçue comme telle par les autorités chinoises. En fait, la décision relative à une sanction administrative et la lettre de Mme Chen suggèrent exactement le contraire. Puisqu’elle les a reconnues comme authentiques, le fait que la SAR n’a pas abordé ces documents d’une quelconque manière avant de tirer une conclusion qui est entièrement incohérente avec leur contenu crée une décision qui comporte des lacunes en matière de justification, d’intelligibilité ou de transparence sur des questions fondamentales.

[17] Par conséquent, la demande doit être accueillie. La décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[18] Pour conclure, les parties n’ont pas soulevé de question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4172-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 18 mai 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4172-21

 

INTITULÉ :

MEIMEI ZENG ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Debie Eze

 

POUR Les demandeurs

 

Rachel Beaupré

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

 

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