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Date : 20221219


Dossier : IMM-7502-21

Référence : 2022 CF 1754

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 décembre 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

Jorge Josmer Duvan ECHAVARRIA QUINONES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Jorge Josmer Duvan Echavarria Quinones [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 28 septembre 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande d’asile.

[2] La demande d’asile du demandeur a été entendue conjointement avec celle de son père, M. Jorge Humberto Echavarria Chacon [M. Chacon], et celle de sa mère, Mme Ruth Janeth Quinones Castillo [Mme Castillo]. Le demandeur et ses parents ont la double nationalité colombienne et vénézuélienne. Ils ont demandé l’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’égard de la Colombie et du Vénézuéla.

[3] Dans sa décision, la SPR a accueilli les demandes présentées par M. Chacon et Mme Castillo au titre de l’article 96 de la LIPR à l’égard du Vénézuéla et au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR à l’égard de la Colombie. Cependant, elle a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR et a rejeté sa demande d’asile. La SPR a conclu que le demandeur pourrait retourner en Colombie, où il ne serait pas exposé à un risque sérieux de persécution ou de préjudice, et qu’il n’était pas nécessaire d’examiner sa demande d’asile à l’égard du Vénézuéla.

[4] Je conclus que la SPR a adopté un cadre d’analyse vicié qui ne reconnaît pas l’interdépendance alléguée entre la demande d’asile du demandeur à l’égard du Vénézuéla et sa demande d’asile à l’égard de la Colombie, ni la collaboration alléguée entre les divers agents de persécution nommés dans la demande d’asile du demandeur. La décision de la SPR est donc déraisonnable. J’accueille la demande et renvoie l’affaire pour nouvelle décision.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[5] M. Chacon a été agent de police en Colombie entre 1984 et 2002. Il a travaillé pendant de nombreuses années dans le département de Santander, où l’Ejército de Liberación Nacional (Armée de libération nationale) [l’ELN], un groupe de guérilléros de gauche, était très présente. Il a ensuite fait partie de l’équipe de sécurité du président de la Colombie de l’époque et a travaillé en étroite collaboration avec le président entre 1998 et 2002.

[6] Après avoir pris sa retraite, M. Chacon a reçu des menaces de la part de l’ELN en Colombie parce qu’il avait été policier et qu’il avait fait partie de l’équipe de sécurité de l’ex‑président. Le corps de police local n’a pas été en mesure de lui venir en aide. En 2002, la famille du demandeur a déménagé au Vénézuéla pour des raisons de sécurité. Ils se sont finalement installés à Tumeremo et ont ouvert un restaurant.

[7] Le demandeur est né au Vénézuéla en 1996, alors que sa mère était en voyage. Il a habité avec ses parents en Colombie jusqu’à ce que la famille déménage au Vénézuéla en 2002.

[8] En 2013, le Servicio Bolivariano de Inteligencia Nacional (Service bolivarien du renseignement national) [le SEBIN] et le Cuerpo de Investigaciones Científicas, Penales y Crimínalisticas (Corps d’enquêtes scientifiques, pénales et criminelles) [le CICPC], les services de police vénézuéliens, ont commencé à extorquer de l’argent au restaurant de la famille du demandeur et à proférer des menaces si leurs demandes n’étaient pas satisfaites. Le bureau local du SEBIN à Tumeremo n’a pas aidé la famille, qui a continué à payer les agents qui les extorquaient parce qu’elle craignait pour sa sécurité.

[9] En 2016, le demandeur et ses parents sont devenus des membres actifs d’une organisation non gouvernementale de défense des droits de la personne appelée Foundation for Guarantees, Prevention and Defense of Human Rights (Fondation pour la garantie, la prévention et la défense des droits de la personne) [l’ONG de défense des droits de la personne]. Le président de l’ONG de défense des droits de la personne a fondé un parti politique qui faisait partie de l’opposition politique vénézuélienne et qui était appelé Nationalist New Generations Democratic Movement of Venezuela (Mouvement démocratique nationaliste des nouvelles générations du Vénézuéla) [le parti politique]. Le demandeur était un membre informel de ce parti.

[10] À l’époque où la famille du demandeur vivait à Tumeremo, l’ELN a commencé à étendre sa présence de la Colombie au Vénézuéla en raison, notamment, de sa collaboration avec le régime de Maduro. Vers 2018, des membres de l’ELN ont également commencé à extorquer de l’argent à la famille du demandeur dans son restaurant.

[11] En novembre 2019, un groupe d’environ 10 membres de l’ELN est venu au restaurant, et l’un des militants a reconnu M. Chacon, un ancien policier et membre de l’équipe de sécurité de l’ex‑président en Colombie. Lors de cette rencontre, Mme Castillo était présente, et l’ELN a tenté d’extorquer de l’argent à la famille et proféré des menaces. La version modifiée de l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] indique que l’ELN a menacé de tuer M. Chacon, son épouse et leurs enfants (à savoir le demandeur et sa sœur, qui vivait également avec eux) s’ils ne quittaient pas le Vénézuéla.

[12] La version modifiée de l’exposé circonstancié du formulaire FDA indique également qu’en novembre 2019, des agents de la garde nationale ont attaqué et menacé le demandeur. Les demandeurs d’asile croient que le demandeur a été ciblé par des fonctionnaires vénézuéliens en raison de son implication au sein de l’ONG de défense des droits de la personne et de son soutien au parti politique.

[13] Le 24 novembre 2019, le demandeur s’est enfui en Colombie avant de finalement se rendre aux États‑Unis. Sa sœur a également fui le Vénézuéla pour venir au Canada à la même époque.

[14] Le demandeur est arrivé à la frontière canadienne à Buffalo, dans l’État de New York, pour présenter une demande d’asile le 9 décembre 2019.

[15] Après que leurs enfants ont quitté le Vénézuéla, les menaces envers M. Chacon et Mme Castillo se sont intensifiées. Au début de 2020, des agents du SEBIN et de la garde nationale se sont présentés à leur restaurant et les ont menacés pour avoir été impliqués dans une affaire très médiatisée concernant l’ONG de défense des droits de la personne. M. Chacon et Mme Castillo ont quitté le pays peu après.

B. La décision de la SPR

[16] Les demandes d’asile présentées par le demandeur et ses parents au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR reposaient sur les allégations suivantes :

  1. les demandeurs d’asile craignaient l’ELN en Colombie en raison de l’ancien travail de M. Chacon comme policier;

  2. ils craignaient les agents du gouvernement du Vénézuéla, y compris la garde nationale et le SEBIN, en raison de leurs opinions politiques présumées;

  3. ils craignaient l’ELN au Vénézuéla.

[17] La SPR a noté que les trois demandeurs d’asile avaient témoigné de manière franche en ce qui concerne les éléments centraux de leurs demandes d’asile et que leurs témoignages étaient essentiellement crédibles.

Les conclusions de la SPR concernant les demandes d’asile de M. Chacon et de Mme Castillo

[18] La SPR a conclu que M. Chacon et sa famille étaient ciblés par l’ELN en Colombie en raison de l’ancien emploi de M. Chacon au sein des forces chargées de l’application de la loi, et non en raison de leurs opinions politiques présumées contre l’ELN. Par conséquent, la SPR a conclu qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés en raison de leur race, de leur nationalité, de leurs opinions politiques, de leur religion ou de leur appartenance à un groupe social particulier en Colombie, ce qui permettrait d’établir un lien avec un motif prévu dans la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR.

[19] De même, la SPR a conclu qu’il n’y avait aucun lien avec un motif prévu dans la Convention en ce qui concerne les allégations selon lesquelles les demandeurs craignaient l’ELN au Vénézuéla. Par conséquent, la SPR a fondé son analyse de la crainte qu’éprouveraient les demandeurs envers l’ELN en Colombie et au Vénézuéla sur le paragraphe 97(1) de la LIPR.

[20] La SPR a accepté les faits pertinents résumés ci‑dessus en se fondant sur les témoignages de M. Chacon et de Mme Castillo, y compris les menaces que M. Chacon a reçues lorsqu’il a pris sa retraite après avoir travaillé comme policier en Colombie et au Vénézuéla. La SPR a également accepté le récit de l’événement survenu en novembre 2019 au cours duquel des militants de l’ELN sont entrés dans le restaurant des demandeurs, ont reconnu M. Chacon et ont proféré des menaces en présence de Mme Castillo. La SPR a conclu, en se fondant sur le cartable national de documentation [le CND] sur la Colombie et sur la preuve sur les conditions dans le pays, que les critères d’une demande d’asile présentée au titre du paragraphe 97(1) à l’égard de la Colombie étaient remplis.

[21] Pour ce qui est de la crainte alléguée des demandeurs d’être ciblés par des agents du gouvernement vénézuélien, la SPR a conclu qu’il existait un lien avec un motif prévu dans la Convention en raison des opinions politiques présumées de M. Chacon et de Mme Castillo.

[22] Plus précisément, la SPR a reconnu qu’à Tumeremo, M. Chacon et Mme Castillo avaient reçu des menaces de la part de la garde nationale parce qu’ils s’impliquaient dans une ONG de défense des droits de la personne et que les menaces proférées à leur endroit par l’ELN dans leur restaurant s’étaient intensifiées. La SPR a conclu que les demandes d’asile présentées par M. Chacon et Mme Castillo au titre de l’article 96 de la LIPR à l’égard du Vénézuéla étaient fondées et a conclu qu’ils craignaient, de manière subjective et avec raison, d’être persécutés. Ces conclusions étaient étayées par la preuve relative aux conditions dans le pays, qui mettait en évidence la corruption et l’impunité généralisées des représentants de l’État au Vénézuéla.

Les conclusions de la SPR concernant la demande d’asile du demandeur

[23] La SPR a conclu à « l’absence d’une possibilité sérieuse de risque de persécution et [à] l’absence de risque personnalisé de préjudice pour le [demandeur] en Colombie ».

[24] La SPR a estimé que le demandeur était une cible pour l’ELN à l’époque où il a quitté la Colombie pour venir au Canada, mais elle a noté que le demandeur n’avait pas vécu en Colombie depuis une vingtaine d’années. Elle doutait donc que l’ELN ciblerait le demandeur ou reconnaîtrait en lui le fils de M. Chacon et qu’il serait donc exposé à un risque personnalisé en Colombie.

[25] La SPR a également conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve montrant que le demandeur avait déjà été ciblé directement par l’ELN ou que celle‑ci l’avait reconnu après qu’il a quitté la Colombie. La SPR a notamment souligné que le demandeur n’était pas présent lors de l’incident de novembre 2019 au cours duquel des militants de l’ELN avaient reconnu M. Chacon dans son restaurant au Vénézuéla et l’avaient menacé. La SPR a fait une distinction entre la situation du demandeur et celle de sa mère, qui était présente lors de cet événement.

[26] Enfin, la SPR a souligné que les parents du demandeur ne vivaient plus en Colombie et a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que « l’ELN n’aurait pas la motivation pour retrouver et cibler le [demandeur] compte tenu de son absence de la Colombie pendant près de 20 ans et du fait qu’il était une cible périphérique en raison de son association avec son père ». Par conséquent, la SPR a conclu qu’il n’y avait « aucun risque futur de possibilité sérieuse de persécution ou de probabilité de préjudice pour le [demandeur] en Colombie ».

[27] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur à l’égard de la Colombie et, par conséquent, celle à l’égard du Vénézuéla, et a conclu ce qui suit :

[41] Le tribunal est d’avis que le [demandeur] n’a pas établi qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution en Colombie et qu’il n’a pas établi que, selon la prépondérance des probabilités, il serait personnellement exposé soit au risque d’être soumis à la torture, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités en Colombie dans l’avenir. Par conséquent, le tribunal juge que le demandeur d’asile principal, Jorge Josmer, peut retourner en toute sécurité en Colombie.

[42] Étant donné que le tribunal a conclu que le [demandeur] peut retourner en toute sécurité en Colombie, le tribunal n’a pas examiné les allégations du [demandeur] concernant sa demande d’asile au Vénézuéla.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[28] La question que je dois trancher consiste à savoir si la décision de rejeter la demande d’asile présentée par le demandeur au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR était raisonnable. Le demandeur fonde ses arguments sur trois questions :

  1. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’examiner les raisons pour lesquelles le demandeur était en exposé à un risque au Vénézuéla?

  2. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte des témoignages, des observations et des éléments de preuve documentaire?

  3. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de lien avec la Convention sur les réfugiés?

[29] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[30] Le demandeur soutient qu’une décision transparente doit être accompagnée de motifs qui sont justifiés, non pas dans l’abstrait, mais pour la personne qui se trouve devant le décideur : Farrier c Canada (Procureur général), 2020 CAF 25 [Farrier] au para 14, citant Vavilov, au para 95.

[31] Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas soulevé d’erreur susceptible de contrôle et que la conclusion de la SPR selon laquelle il pouvait retourner en toute sécurité en Colombie est raisonnable et déterminante pour la demande d’asile.

[32] Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SPR est déraisonnable. Avant d’infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

[33] Avant d’aborder les questions précises soulevées par le demandeur, permettez‑moi de formuler deux commentaires généraux au sujet de la présente demande.

[34] Premièrement, je remarque que les demandes d’asile dont la SPR était saisie concernaient trois demandeurs d’asile apparentés qui affirmaient craindre d’être persécutés dans deux pays par des agents de persécution étatiques et non étatiques qui travailleraient en se soutenant mutuellement sur la base d’une idéologie ou d’un objectif politique commun. À mon avis, l’interdépendance des forces de persécution alléguées est l’élément qui établit la distinction entre la présente affaire et bon nombre des affaires invoquées par les parties. Au lieu de reconnaître l’interdépendance alléguée, la SPR a adopté une approche compartimentée lorsqu’elle a évalué les allégations de persécution par rapport aux pays dont le demandeur a la citoyenneté, ainsi que les divers agents de persécution qui auraient collaboré pour cibler le demandeur et ses parents. Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑après, les erreurs maintenant soulevées par le demandeur peuvent toutes être imputées au cadre analytique vicié adopté par la SPR.

[35] Deuxièmement, bien que le défendeur ait insisté à l’audience pour que je me concentre uniquement sur les conclusions de la SPR concernant le demandeur, et non sur les conclusions concernant ses parents, je dois respectueusement refuser de le faire. L’analyse par la SPR de la demande d’asile du demandeur découlait directement de ses conclusions concernant les demandes d’asile de ses parents, ce qui est logique étant donné la similitude des faits qui sous‑tendent les demandes d’asile : Tobar Toledo c Canada (Citoyenneté et Immigration) , 2013 CAF 226 au para 55. Par conséquent, je suis d’avis que les conclusions de la SPR concernant les parents du demandeur font non seulement partie du contexte contextuel de la présente demande, mais qu’elles sont également essentielles à mon examen des conclusions de la SPR concernant la demande d’asile du demandeur.

[36] En gardant ces deux commentaires à l’esprit, j’examinerai maintenant les trois questions soulevées par le demandeur. Il convient de noter que l’ordre est différent de celui dans lequel le demandeur les a présentées.

Question no 1 : La SPR a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte des témoignages, des observations et des éléments de preuve documentaire?

[37] Le demandeur soutient que les décisions doivent être annulées lorsque les décideurs ne tiennent pas compte des témoignages pertinents : Michel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 159 [Michel] aux para 31‑33; Makala c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8170, [1998] ACF no 1049 au para 28; Osarogiagbon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 855 (CanLII), [2001] ACF no 1235 au para 9‑10; Thambiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 15 aux para 25‑26.

[38] Le défendeur, quant à lui, soutient que la SPR n’est « pas obligée de passer au peigne fin tous les documents énumérés dans le [CND] dans l’espoir de trouver des passages susceptibles d’appuyer la demande du demandeur et de préciser pourquoi ils n’appuient en fait pas le demandeur » : Simolia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1336 au para 22, citant Jean‑Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285 au para 19.

[39] Par conséquent, le défendeur soutient qu’il serait « trop lourd » pour la SPR de mentionner chacun des éléments de preuve n’allant pas dans le sens de ses conclusions et que la SPR a raisonnablement examiné les éléments de preuve et fondé ses conclusions sur la preuve documentaire dont elle disposait : Kakurova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 929 au para 18; Solis Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 203 aux para 37‑41.

[40] Je conviens avec le défendeur que la SPR n’est pas tenue de mentionner tous les éléments de preuve, en particulier les éléments de preuve qui ne sont pas au cœur des demandes dont elle est saisie. Après avoir examiné les éléments de preuve documentaire, y compris l’enregistrement audio de l’audience de la SPR, je conclus toutefois que la SPR n’a pas tenu compte des témoignages ni des éléments de preuve documentaire pertinents et qu’elle a ignoré les observations présentées par l’avocat du demandeur, tant de vive voix que par écrit.

[41] Premièrement, je conviens avec le demandeur que la SPR a tiré sa conclusion selon laquelle l’ELN saurait qui est Mme Castillo, mais pas lui, sans tenir compte de la preuve. Les éléments de preuve dont disposait la SPR donnent à penser que des membres de l’ELN faisaient partie des personnes qui venaient régulièrement au restaurant en 2018. Pourtant, la SPR s’est concentrée uniquement sur le fait que le demandeur était absent lors de l’incident de novembre 2019, lorsque des membres de l’ELN ont reconnu son père, pour conclure que le groupe ne saurait pas qui il est. Cette conclusion ne tenait pas compte des interactions antérieures que des membres de l’ELN ont pu avoir avec le demandeur au restaurant lorsqu’ils venaient récupérer les paiements soutirés par extorsion.

[42] De plus, je souligne que la SPR a jugé crédibles les menaces qu’auraient proférées des membres de l’ELN qui avaient reconnu M. Chacon en novembre 2019. Le formulaire FDA modifié précise que les menaces ont été proférées contre M. Chacon ainsi que contre son épouse et ses enfants, y compris le demandeur. La décision ne renvoyait pas au formulaire FDA modifié et ne rejetait pas l’exposé circonstancié pour des raisons de crédibilité. La SPR a plutôt axé son analyse de l’incident de novembre 2019 sur les personnes présentes au restaurant uniquement, et non sur les menaces qui ont été réellement proférées. Elle a conclu que l’ELN reconnaîtrait aussi Mme Castillo et en ferait une de ses cibles si elle retournait en Colombie parce qu’elle était aux côtés de M. Chacon lorsqu’il a reçu des menaces du groupe. La décision de la SPR de rejeter la demande d’asile du demandeur s’explique en grande partie par le fait qu’elle n’a pas tenu compte des menaces proférées à l’encontre de tous les membres de la famille. Elle aurait dû examiner la preuve à cet égard et expliquer la raison de son rejet, si tant est qu’elle eût décidé de la rejeter.

[43] Deuxièmement, je conclus que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’allégation du demandeur selon laquelle l’ELN le persécuterait au Vénézuéla et en Colombie parce qu’il milite en faveur les droits de la personne et s’oppose au régime vénézuélien. À mon avis, cette erreur s’explique par le fait que la SPR n’a tenu compte ni des témoignages, ni des éléments de preuve documentaire pertinents concernant l’alliance entre le régime de Maduro et l’ELN, ni des observations écrites de l’avocat datées du 20 août 2021 concernant les trois demandeurs d’asile [les observations écrites].

[44] Commençons par les témoignages. Le demandeur et son père ont témoigné à l’audience de la SPR et ont parlé des liens entre l’ELN et les autorités vénézuéliennes, ainsi que de la présence de l’ELN dans toute la Colombie.

[45] Le demandeur a déclaré que les autorités vénézuéliennes lui étaient hostiles parce qu’il était impliqué dans l’ONG de défense des droits de la personne. Il a également affirmé que les autorités vénézuéliennes appuyaient l’ELN sans réserve, qu’il était exposé à un risque compte tenu de la collaboration entre l’ELN et les autorités vénézuéliennes, et que ce risque s’étendrait à la Colombie puisque l’ELN est présente dans les deux pays. Le père du demandeur a fait des déclarations semblables dans lesquelles il a attesté que l’ELN collaborait avec la garde nationale du Vénézuéla à des extorsions. Comme l’a expliqué le père du demandeur, l’ELN a collaboré avec le régime de Maduro parce qu’il s’agit d’un groupe [traduction] « de gauche ». Il n’y a aucune mention dans la décision de ces témoignages.

[46] La SPR n’a pas non plus tenu compte des témoignages concernant la collaboration entre les forces de sécurité vénézuéliennes et l’ELN qui, de l’avis du demandeur, ressort clairement de la série d’événements rappelés au cours de ces témoignages, soit l’extorsion par la police vénézuélienne, l’extorsion par l’ELN, le fait que la police vénézuélienne a ciblé le demandeur et sa famille en raison de leur activisme et le fait que l’ELN est retournée chercher les parents du demandeur.

[47] Il n’y a rien dans la décision concernant les témoignages susmentionnés qui ont établi un lien entre l’ELN et les autorités vénézuéliennes. Je reconnais qu’il ne m’appartient pas [traduction] d’« apprécier à nouveau » la preuve, comme le laisse entendre le défendeur. En l’espèce, cependant, la SPR n’a pas du tout mentionné les témoignages dans sa décision, et encore moins établi le poids à leur accorder, si toutefois elle devait leur en accorder.

[48] Bien que la SPR ait évalué les demandes d’asile présentées par les parents du demandeur à l’égard du Vénézuéla dans le contexte de leur implication dans l’ONG de défense des droits de la personne, elle n’a fait aucune mention du lien avec l’ELN dans ce contexte, malgré les éléments de preuve présentés par les demandeurs d’asile à cet égard.

[49] Des erreurs semblables peuvent être constatées en ce qui concerne le fait que la SPR n’a pas tenu compte des observations écrites, lesquelles n’ont été mentionnées nulle part dans la décision.

[50] Citant les lignes directrices du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [HCR] intitulées Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum-Seekers from Colombia (Lignes directrices relatives à l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile originaires de la Colombie) [les lignes directrices du HCR], l’avocat du demandeur a déclaré ce qui suit dans ses observations écrites : [TRADUCTION] « [I]l existe un lien entre la persécution pour défaut de paiement de l’argent exigé par l’ELN et des groupes similaires en Colombie et les opinions politiques “présumées” puisque ces groupes considèrent que les victimes de tentatives d’extorsion qui ne coopèrent pas s’opposent à leurs objectifs. »

[51] Dans les observations écrites, l’avocat a aussi indiqué que l’ELN était connue pour cibler les membres d’organisations de défense des droits de la personne, et il a cité à cet égard un passage d’un rapport de la Fédération internationale pour les droits humains [le rapport de la Fédération] qui affirmait ce qui suit : [TRADUCTION] « Les auteurs d’attaques contre les défenseurs comptent des agents de l’État, des membres et des dissidents des FARC‑EP ainsi que des membres de l’ELN. »

[52] Comme le demandeur le fait remarquer, il n’y a dans la décision qu’une seule mention des lignes directrices du HCR sur la capacité du gouvernement de la Colombie d’assurer une protection dans les régions contrôlées par l’ELN. Il n’y a aucun renvoi dans le reste de la décision aux lignes directrices du HCR ni au rapport de la Fédération. En outre, la décision ne traite pas des allégations centrales des demandeurs d’asile contre l’ELN en tant qu’organisation alliée du gouvernement vénézuélien qui cible des personnes en se fondant sur des opinions politiques présumées.

[53] Je rejette l’argument du défendeur selon lequel la SPR n’a pas ignoré les éléments de preuve concernant l’ELN puisqu’elle a reconnu dans sa décision que l’ELN était présente dans les deux pays. À mon avis, le simple fait de mentionner que l’ELN est présente dans les deux pays était insuffisant. La SPR n’a pas examiné l’essentiel des allégations du demandeur selon lesquelles il existe un lien entre l’ELN et les autorités vénézuéliennes, ni la question de savoir si ce lien augmenterait le risque auquel le demandeur pourrait être exposé en Colombie.

[54] Comme la Cour l’a fait dans la décision Michel, je déduis du fait que la SPR n’a pas mentionné les principaux arguments et éléments de preuve dans son analyse qu’elle a rendu sa décision « sans tenir compte des éléments dont [elle] dispos[ait] »: Michel, aux para 39 et 41. Comme dans l’affaire Michel, la SPR en l’espèce n’a pas tenu compte de témoignages et d’éléments de preuve documentaire particuliers, et elle a ignoré les arguments juridiques essentiels présentés à l’appui de la demande d’asile du demandeur.

[55] Le demandeur invoque la décision Zuniga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1252, qui a été annulée parce que le commissaire n’avait pas tenu compte des lignes directrices du HCR pour l’évaluation des demandes d’asile présentées depuis un pays en particulier : aux para 3‑4. Le demandeur se fonde également sur la décision Saalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 841 [Saalim] pour affirmer que la Cour doit annuler une décision lorsque la SPR omet d’examiner la preuve documentaire qui contredit ses conclusions ou ses hypothèses : aux para 26‑28.

[56] Bien que les faits en l’espèce soient différents, je souscris au commentaire suivant du juge Southcott dans la décision Saalim, à savoir « qu’il est impossible de connaître le résultat de ce type d’analyse si la documentation pertinente sur la situation au pays n’a pas été prise en considération » : au para 26.

[57] Je conviens avec le demandeur que la décision a une incidence importante sur lui. En l’espèce, la SPR ne s’est pas acquittée de la responsabilité accrue qui lui incombait de démontrer qu’elle avait tenu compte des conséquences de sa décision et que ces conséquences étaient justifiées au regard des faits et du droit, comme il est exigé au paragraphe 135 de l’arrêt Vavilov. La SPR n’a pas présenté de justifications transparentes dans sa décision puisque ses motifs ne tenaient pas compte des témoignages du demandeur et de ses parents ni des observations de l’avocat.

Question no 2 : La SPR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’examiner les raisons pour lesquelles le demandeur était exposé à un risque au Vénézuéla?

[58] Compte tenu de ma conclusion selon laquelle la SPR n’a pas saisi les principales allégations du demandeur relatives au risque auquel il serait exposé en Colombie et au Vénézuéla en raison de l’ELN, je conclus que la SPR a également commis une erreur lorsqu’elle a refusé de tenir compte des craintes alléguées du demandeur à l’égard du Vénézuéla au motif qu’elle avait conclu que le demandeur serait en sécurité en Colombie.

[59] Le demandeur soutient que, ce faisant, la SPR « a mis la charrue avant les bœufs » puisque les craintes qu’il éprouve à l’égard de la Colombie ne peuvent être comprises à elles seules sans que les événements qui l’ont poussé à fuir le Vénézuéla soient aussi pris en considération.

[60] Le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas tenu compte des éléments suivants :

  • la preuve montrant que l’ELN connaissait le lien qui l’unissait à ses parents;

  • la preuve montrant que l’ELN a collaboré avec la police vénézuélienne;

  • les menaces proférées par l’ELN envers ses parents et lui lors de l’incident de novembre 2019;

  • la preuve que la garde nationale soutient l’ELN;

  • le fait que le demandeur soit ciblé en raison de son implication au sein de l’ONG de défense des droits de la personne.

[61] Comme je l’ai déjà indiqué, je conclus que la SPR n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve susmentionnés.

[62] Je souscris également à l’argument du demandeur selon lequel la SPR n’a tenu compte d’aucun des témoignages sur ce qui s’est passé au Vénézuéla ni des éléments de preuve qui établissent qu’il existe un lien entre le régime de Maduro et l’ELN. Par conséquent, la SPR n’a pas tenu compte [traduction] « des raisons invoquées par le demandeur pour justifier ses craintes, à savoir que l’ELN partagerait l’hostilité du régime gauchiste de Maduro envers lui puisqu’il est un défenseur des droits de la personne ».

[63] Le demandeur soutient que le défaut de tenir compte d’un aspect des motifs invoqués dans une demande d’asile rend la décision susceptible de contrôle : Magham c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 116 (CanLII), [2001] ACF no 440 aux para 13 et 16. Je suis d’accord avec lui.

[64] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur sur le plan conceptuel puisqu’elle a structuré ses motifs d’une manière qui l’a empêchée de soupeser et d’examiner tous les éléments de preuve pertinents. J’ajouterais en outre que l’erreur conceptuelle est aggravée par le fait que la SPR a séparé les demandes d’asile dont elle était saisie en éléments distincts, sans examiner les liens entre elles.

[65] Le défendeur rappelle les conclusions de la SPR et soutient qu’elles sont raisonnables.

[66] De plus, le défendeur soutient que les demandeurs d’asile qui possèdent la citoyenneté de plusieurs pays doivent démontrer qu’ils ont raison de craindre d’être persécutés dans chacun des pays dont ils ont la citoyenneté : Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) , 2005 CAF 126 aux para 20 et 22, Becirevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 447 au para 11, et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bafakih, 2022 CAF 18 au para 33.

[67] À mon avis, il est possible d’établir une distinction entre les faits des précédents invoqués par le défendeur et ceux en l’espèce. Il n’y a eu dans ces affaires aucune allégation de persécution visant l’ensemble des pays dont les demandeurs avaient la nationalité, où des agents de persécution auraient eu une sphère d’influence couvrant les deux pays, et où les allégations formulées contre un pays étaient liées à celles formulées contre l’autre.

[68] Le défendeur soutient également que la SPR a adéquatement expliqué sa conclusion selon laquelle l’ELN n’aurait pas la motivation nécessaire pour cibler le demandeur en Colombie et que la Cour ne peut pas soupeser de nouveau la preuve à cet égard. Il fait donc valoir que l’argument du demandeur selon lequel la SPR aurait dû évaluer le motif de persécution lié à sa crainte d’être ciblé par l’ELN au Vénézuéla parce qu’il milite en faveur des droits de la personne ne peut être examiné par la Cour.

[69] Je ne suis pas convaincue par cet argument. Comme je l’ai déjà mentionné, il m’est d’avis que la SPR a commis une erreur à cet égard en ne tenant pas compte des observations et des éléments de preuve pertinents lorsqu’elle a conclu que l’ELN n’allait ni reconnaître ni cibler le demandeur en Colombie. De plus, comme la SPR n’a jamais examiné le motif de la crainte de persécution liée à l’activisme du demandeur en matière de droits de la personne, l’argument selon lequel le demandeur sollicite une nouvelle appréciation de la preuve est dénué de fondement.

[70] En conclusion, étant donné que la demande d’asile présentée par le demandeur à l’égard de la Colombie est liée à celle qu’il a présentée à l’égard du Vénézuéla, il incombait à la SPR d’examiner d’abord les événements au Vénézuéla et leurs répercussions, si tant est qu’il en existe, sur le risque auquel le demandeur serait exposé en Colombie. Le fait que la SPR n’a pas tenu compte de la demande d’asile présentée par le demandeur à l’égard du Vénézuéla a rendu sa décision déraisonnable.

Question no 3 : La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de lien avec la Convention sur les réfugiés?

[71] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en concluant que l’ELN ciblait sa famille en raison de l’ancien emploi de M. Chacon plutôt que de ses opinions politiques présumées, ce qui l’a amenée à conclure qu’il n’y avait aucun lien avec la Convention sur les réfugiés.

[72] Le demandeur soulève plusieurs points à l’appui de son argument. Je n’ai pas besoin de les traiter tous.

[73] Comme il a été mentionné précédemment, l’avocat du demandeur a présenté des observations écrites et des éléments de preuve décrivant la nature de l’ELN. En particulier, le demandeur affirme que, si ces éléments de preuve avaient été pris en compte, le fait que M. Chacon a travaillé au sein du corps de police et de l’équipe de sécurité de l’ex‑président laisserait penser qu’il croit en la légitimité de l’État colombien, ce à quoi l’ELN s’oppose. Par conséquent, le demandeur fait valoir que la perception qu’a l’ELN de sa famille, ou le risque auquel il pourrait être exposé en raison des représailles de l’ELN contre M. Chacon, équivaudrait à un lien avec des opinions politiques présumées ou l’appartenance à un groupe social particulier.

[74] Le défendeur soutient qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard de la conclusion de fait de la SPR selon laquelle il existe un lien entre la crainte qu’éprouve le demandeur à l’égard de l’ELN et la Convention sur les réfugiés au titre de l’article 96 de la LIPR : Flores Romero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 772 au para 8 et Sabogal Riveros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 547 au para 27.

[75] Le défendeur soutient que la décision était intrinsèquement cohérente puisque la SPR a conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque prospectif en Colombie et que l’ELN ne le reconnaîtrait pas, contrairement à sa mère, qui serait reconnue par le groupe.

[76] À mon avis, l’observation du défendeur équivaut à un raisonnement tautologique. Quoi qu’il en soit, le raisonnement proposé par le défendeur n’était pas le fondement sur lequel la SPR a conclu qu’il n’y avait pas de lien entre la crainte éprouvée par le demandeur à l’égard de l’ELN et la Convention sur les réfugiés.

[77] Après avoir examiné la décision, je conclus que la SPR n’a jamais expliqué pourquoi elle avait conclu que les demandes d’asile ne démontraient pas qu’il existait un lien avec un motif prévu dans la Convention en ce qui concerne l’ELN. La SPR a constaté, au paragraphe 7 de sa décision, que le conseil avait fait valoir qu’il existait un lien avec un motif prévu dans la Convention en raison des opinions politiques présumées de la famille. La SPR a ensuite résumé au paragraphe 21 les éléments de preuve objectifs concernant l’ELN :

Selon les éléments de preuve objectifs, l’ELN est une petite force de guérilléros de gauche comptant environ 2 500 combattants armés qui a continué de commettre des crimes et des actes de terreur dans l’ensemble du pays, y compris des attentats à la bombe, des actes de violence contre des populations civiles et des attaques violentes contre l’armée et les institutions policières.

[78] La SPR a fourni des motifs détaillés relatifs à sa conclusion selon laquelle M. Chacon serait ciblé parce qu’il était un ancien policier. En revanche, le fondement de la conclusion de la SPR selon laquelle M. Chacon et sa famille n’ont pas été pris pour cible en raison de leurs opinions politiques présumées ne figurait pas du tout dans la décision.

[79] Les personnes qui fuient la persécution peuvent être ciblées par leurs agents de persécution pour plus d’une raison, et c’est souvent le cas. En l’espèce, la SPR a accepté un motif, mais n’a pas expliqué la raison pour laquelle elle a rejeté un autre motif invoqué par le demandeur et sa famille.

[80] Le défendeur soutient que la conclusion de la SPR selon laquelle les parents du demandeur étaient exposés à un risque en raison de l’ancien travail de M. Chacon comme policier, et non en raison de leurs opinions politiques présumées, était justifiée compte tenu de l’incident survenu en novembre 2019 au cours duquel M. Chacon a été reconnu en raison de son emploi antérieur et où Mme Castillo était physiquement présente.

[81] Je rejette les arguments du défendeur pour deux raisons. Premièrement, la SPR ne s’est pas fondée en réalité sur l’incident de novembre 2019, mais plutôt sur l’ensemble des antécédents professionnels de M. Chacon pour tirer la conclusion selon laquelle ce dernier était exposé à un risque en tant qu’ancien policier. Deuxièmement, la SPR n’a tout simplement jamais expliqué pourquoi elle rejetait le fait que le risque auquel étaient exposés le demandeur et sa famille pouvait également être fondé sur des opinions politiques présumées.

[82] Le demandeur affirme que l’évaluation de sa demande d’asile au titre du paragraphe 97(1) a poussé la SPR à ignorer des éléments de preuve concernant les opinions politiques et qu’une grande partie des éléments de preuve présentés a ainsi été ignorée. Cela peut très bien avoir été le cas. Le fait que la SPR n’a pas dûment pris en compte des éléments de preuve pertinents l’a vraisemblablement poussée à conclure que l’existence d’un lien avec un motif prévu à l’article 96 n’a pas été démontrée.

[83] Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que la conclusion de la SPR selon laquelle les allégations du demandeur concernant l’ELN n’étaient pas liées à un motif prévu dans la Convention sur les réfugiés n’était pas intrinsèquement cohérente, n’était pas fondée sur une analyse rationnelle et était donc déraisonnable.

V. Les mesures de réparation demandées

[84] Le demandeur a présenté d’autres observations datées du 24 octobre 2022 dans lesquelles il a demandé à la Cour d’annuler la décision et de la renvoyer pour nouvelle décision en ordonnant expressément que les conclusions relatives à la crédibilité tirées en sa faveur dans la décision soient conservées.

[85] Le demandeur soutient qu’une telle directive est appropriée dans les circonstances puisque la SPR a conclu que les témoignages étaient crédibles et qu’elle a accueilli les demandes d’asile de ses parents.

[86] Le demandeur invoque les décisions suivantes, dans lesquelles la Cour a jugé qu’une telle directive était appropriée : Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 79 [Garcia] au para 31 et Mugugu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 409 [Mugugu] aux para 1 et 4.

[87] À mon avis, une distinction peut être établie entre l’espèce et la décision Garcia puisque le défendeur dans cette affaire avait accepté qu’elle soit renvoyée pour nouvelle décision avant que la Cour l’instruise au motif que deux conclusions de fait dans la décision de la SPR n’étaient pas étayées par la preuve versée au dossier. La question que la Cour devait trancher consistait à savoir comment la SPR avait évalué la protection de l’État. La Cour a accepté de l’évaluer afin que la SPR puisse correctement trancher la question de la protection de l’État contestée vu qu’une « nouvelle décision était incontournable » : Garcia, au para 2.

[88] Le défendeur s’oppose à la demande du demandeur et renvoie à plusieurs précédents à l’appui de sa position : Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31 [Rafuse] aux para 13‑14; Vavilov, aux para 140‑141; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c LeBon, 2013 CAF 55 [LeBon] aux para 13‑14; Camargo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1044 [Camargo] aux para 42‑44; Freeman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1065 aux para 75‑81; Nkwo c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2022 CF 1616.

[89] Je note que dans toutes les décisions invoquées par le défendeur, sauf une, le tribunal a « prescrit les modalités de la décision », ce que la Cour a qualifié de pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs, par opposition à une directive relative à la crédibilité.

[90] La décision Camargo est plus pertinente dans ce contexte puisqu’elle concerne une directive relative à la crédibilité. La Cour a toutefois conclu que le nouvel examen ferait intervenir des questions de fait et de droit et que la question en suspens « devrait être évaluée dans sa totalité » : Camargo, au para 44. Par conséquent, la Cour n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de limiter la portée du nouvel examen de la Commission : Camargo, au para 44.

[91] En l’espèce, le demandeur ne demande pas à la Cour de prescrire les modalités de la décision. Je souligne également qu’il existe certaines similitudes entre la présente affaire et l’affaire Mugugu, invoquée par le demandeur, où la Cour a conclu que la SPR n’avait pas mentionné des éléments de preuve importants, ce qui constituait une erreur susceptible de contrôle : Mugugu, aux para 2‑3. Dans la décision Mugugu, la Cour a ordonné que la nouvelle décision soit prise en tenant compte de certaines directives, notamment du fait qu’aucune question de crédibilité ne devait être soulevée à l’égard de la preuve.

[92] Cela dit, je ne suis pas convaincue qu’il soit approprié en l’espèce que je donne la directive demandée par le demandeur.

[93] Bien que je reconnaisse que la SPR a, dans l’ensemble, jugé crédible la preuve du demandeur et de ses parents, je note également que ses conclusions en matière de crédibilité concernaient principalement les parents du demandeur. De plus, la SPR n’a pas examiné les allégations du demandeur à l’égard du Vénézuéla, y compris les éléments de preuve concernant son implication dans l’ONG de défense des droits de la personne. En fait, c’est notamment parce que la SPR n’a pas évalué ces parties de la demande d’asile du demandeur que sa décision est déraisonnable.

[94] Étant donné qu’il reste encore des conclusions de fait à tirer, je suis d’avis qu’il ne serait pas approprié de restreindre la décision du nouveau tribunal en donnant une directive précise concernant la crédibilité.

VI. Conclusion

[95] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.

[96] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7502-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7502-21

 

INTITULÉ :

Jorge Josmer Duvan ECHAVARRIA QUINONES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 décembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Raoul Boulakia

 

Pour le demandeur

 

Leila Jawando

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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