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Date : 20221209


Dossier : IMM-859-22

Référence : 2022 CF 1701

Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2022

En présence de l’honorable juge Pamel

ENTRE :

BAHRI MEHMETI,

ARBI MEHMETI,

ARTA MEHMETI,

MJEDRIN MEHMETI,

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur principal, M. Bahri Mehmeti, sa conjointe, Mme Arta Mehmeti, et leurs deux fils, Arbi Mehmeti et Mjedrin Mehmeti [demandeurs], citoyens de l’Albanie, demandent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [SAR], en date du 26 décembre 2021, qui confirme le bien-fondé d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR]. Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demandeurs ne sont pas parvenus à démontrer que la décision de la SAR était déraisonnable. Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[2] M. Mehmeti a été policier en Albanie pendant 25 ans et a servi dans la police des services frontaliers et migratoires de la ville de Shkoder entre 2011 et 2018. En janvier 2017, le vice-directeur des services frontaliers, M. Ndreke Zyle, lui a donné l’ordre de permettre au véhicule de son cousin, M. Manush Teqja, de traverser la frontière sans l’inspecter. Le véhicule est arrivé à la frontière et a été détecté par le chien renifleur en présence d’un collègue de M. Mehmeti. Ce dernier n’a donc pas eu le choix d’inspecter le véhicule. M. Teqja aurait d’abord mentionné à M. Mehmeti qu’il était le cousin de M. Zyle et, voyant que M. Mehmeti ne fléchissait pas, l’aurait alors menacé de représailles. Suite à la découverte par les inspecteurs de 57 paquets de cannabis cachés dans la voiture, M. Teqja a été arrêté par la police criminelle. M. Zyle a alors fait savoir à M. Mehmeti qu’il n’était pas content de son travail et qu’il ne lui faisait pas confiance, et a réassigné ce dernier au garage et à l’inspection des véhicules. Les frères de M. Teqja ont également menacé M. Mehmeti de représailles s’il témoignait contre lui lors de son procès. En février 2018, M. Mehmeti a néanmoins témoigné devant la Cour pour rapporter les événements survenus en janvier 2017. Il a par la suite démissionné de la police en mars 2019.

[3] Le 15 mai 2019, M. Mehmeti a reçu un message texte sur son cellulaire d’un numéro de téléphone inconnu contenant des menaces de mort dirigées contre lui et les membres de sa famille. Le lendemain, M. Mehmeti a déposé une plainte au bureau du procureur de la ville de Shkoder. Le policier en service a refusé de mentionner les noms de MM. Teqja et Zyle comme M. Mehmeti les avait signalés, et a plutôt indiqué que l’auteur des menaces était inconnu du plaignant. Le 23 mai 2019, M. Mehmeti a obtenu un certificat de la plainte qu’il avait déposée, lequel indiquait simplement que l’enquête continuait. Le 27 mai 2019, M. Mehmeti a fait le suivi auprès du procureur, un homme qu’il connaissait et savait honnête. Le procureur lui aurait alors dit en secret que ses mains étaient liées pas des instances politiques supérieures, que les ennemis de M. Mehmeti étaient des gens puissants et influents, et qu’il ne pouvait rien faire contre les Teqja et les Zyle. Le procureur a conseillé à M. Mehmeti de quitter l’Albanie pour sauver sa vie et celle de sa famille. Le 29 mai 2019, les demandeurs ont quitté l’Albanie vers les États-Unis et sont arrivés au Canada le 5 juin 2019, suite à quoi ils ont déposé leur demande d’asile.

[4] La SPR a rejeté les arguments de M. Mehmeti voulant qu’il appartienne au groupe social des fonctionnaires refusant de participer à la corruption et à celui des victimes de la vendetta, concluant que les demandeurs n’avaient pas démontré un lien avec l’un des cinq motifs de la Convention.

[5] Dans sa décision, la SPR a jugé que la preuve ne démontrait pas que M. Mehmeti travaillait activement et uniquement contre la corruption, mais plutôt qu’il avait, à titre de policier des services frontaliers, arrêté une voiture soupçonnée de transporter de la drogue. Elle a également jugé que M. Mehmeti ne faisait pas partie du groupe social des personnes victimes de vendetta parce que sa situation ne correspondait pas aux critères établis à ce sujet par la preuve documentaire contenue au cartable national de documentation [CND] sur l’Albanie. Plus spécifiquement, la SPR a retenu que la vendetta constitue la vengeance d’un décès par le meurtre d’un membre de la famille, ce qui ne cadrait pas avec l’histoire de M. Mehmeti, et que cette pratique était plus susceptible d’affecter les familles chrétiennes, alors même que les demandeurs étaient de confession musulmane.

[6] La SPR a retenu que M. Mehmeti avait offert un témoignage généralement conforme à la preuve soumise, mais a relevé certains éléments affectant sa crédibilité. Elle a noté en particulier que lors de son entrevue avec l’agent des services frontaliers du Canada, le 10 juin 2019, M. Mehmeti n’avait pas pu identifier ses agents de persécution. M. Mehmeti a expliqué devant la SPR que sa réponse à l’agent faisait référence à son incapacité d’identifier le numéro de téléphone d’où provenait la menace. Cependant la SPR a déterminé que les notes d’entrevue de l’agent des services frontaliers indiquaient clairement que M. Mehmeti était incapable d’identifier l’individu ou le groupe à l’origine de la menace. La SPR a conclu que cette incohérence affectait la crédibilité de M. Mehmeti et qu’il n’avait pas démontré de qui provenait le message de menace.

[7] La SPR a par ailleurs déterminé que l’existence de la protection de l’État dans le cas des demandeurs était déterminative de leur demande. La SPR a noté que la preuve documentaire sur laquelle s’étaient basés les demandeurs pour démontrer le niveau de corruption affectant le système de justice albanais datait de 2015 et 2016. Elle a néanmoins constaté que la preuve documentaire datant de 2017 à 2020 indiquait que le gouvernement albanais avait entrepris d’importantes mesures pour améliorer le système judiciaire et lutter contre la corruption, et qu’une personne craignant un agent non étatique ou un agent de l’État corrompu pouvait obtenir une protection étatique adéquate. La SPR a conclu qu’en fuyant l’Albanie treize jours seulement après avoir déposé leur plainte au bureau du procureur, M. Mehmeti n’avait pas donné aux autorités albanaises suffisamment de temps pour lui venir en aide et que, par conséquent, il n’avait pas réfuté la présomption de protection étatique qui s’applique à toute demande d’asile, tant en vertu de l’article 96 que du paragraphe 9(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi].

[8] La SAR a confirmé les conclusions de la SPR quant à l’absence de lien avec l’un des cinq motifs de la Convention. Concernant l’argument de la vendetta, le procureur général du Canada [PGC], défendeur en l’instance, concède que la SAR s’est méprise lorsque, voulant reprendre les observations de la SPR, elle a plutôt conclu à l’inverse de celle-ci en retenant que la vendetta touchait principalement les musulmans et que les demandeurs n’étaient pas musulmans. Cependant, la SAR a, avec raison, conclu que la SPR avait correctement déterminé que les contradictions quant à l’identité des agents de persécution minaient la crédibilité de M. Mehmeti, et a conclu à son tour que les demandeurs n’avaient pas démontré l’identité de leurs agents de persécution.

[9] Quant à l’existence de la protection étatique, la SAR a déterminé que la SPR était justifiée de n’accorder aucune valeur à la preuve documentaire plus ancienne soumise par les demandeurs concernant la corruption en Albanie et de lui préférer la preuve plus récente traitant des mesures mises en place pour combattre la corruption au sein du système judiciaire. La SAR a conclu que M. Mehmeti n’avait pas démontré qu’il avait pris tous les moyens pour tenter d’obtenir la protection de l’État en Albanie ni que celle-ci lui avait en fin de compte été refusée. La SAR a jugé qu’une seule tentative de solliciter la protection de l’État était insuffisante et que, même an acceptant que le policier ayant recueilli la plainte de M. Mehmeti n’ait pas voulu inscrire les noms des agents de persécution, il existait d’autres policiers, des supérieurs ou des procureurs à qui M. Mehmeti aurait pu s’adresser. La SAR a conclu qu’il incombait à M. Mehmeti de chercher à épuiser les recours qui s’offraient aux demandeurs et qu’ayant omis de le faire, il n’avait pas établi que la protection étatique est inadéquate en Albanie.

III. Question en litige et norme de contrôle

[10] La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : la décision de la SAR est-elle raisonnable? Les conclusions de la SAR doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17; Bouarif c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 49 au para 9 [Bouarif]).

IV. Analyse

[11] Les demandeurs soutiennent que la SPR et la SAR ont effectué une analyse étriquée de leurs arguments, dans une perspective canadienne, et n’ont pas réellement saisi la situation dépeinte par leur demande d’asile.

[12] Concernant la question de savoir si la SPR et la SAR auraient dû analyser leur demande sous le régime de l’article 96 de la Loi, les demandeurs soutiennent que la SPR s’est contredite en concluant, d’une part, que les vendettas se produisaient dans toutes sortes de situations, y compris les querelles familiales, les conflits de propriété et l’honneur familial, et d’autre part, que la vendetta constituait la vengeance d’un décès par le meurtre d’un membre de la famille, ce qui n’était pas le cas des demandeurs. Comme je l’ai expliqué aux demandeurs, il n’y a pas de contradiction dans les propos de la SPR. Bien que les contextes qui conduisent à une vendetta peuvent être multiples, ils ne doivent pas être confondus avec l’élément qui en déclenche la matérialisation, soit le fait pour un groupe donné de tuer un membre du groupe qui lui est opposé. C’est ce que la SPR a retenu, et je ne vois là aucune contradiction.

[13] Les demandeurs ont ensuite reformulé leur argument et soutenu qu’essentiellement, ils alléguaient craindre d’être victimes d’un acte de vengeance de la part de MM. Teqja et Zyle et du reste de leur famille. Or, qu’il s’agisse de vengeance ou de vendetta, car c’est bien le concept de vendetta qui a été plaidé par les demandeurs devant la SPR, il reste que l’argument selon lequel M. Mehmeti est membre d’un groupe social ayant un lien avec l’un des motifs de la Convention est sans fondement. À ce titre, je suis d’accord avec le PGC qu’en fin de compte, M. Mehmeti, en tant que policier, faisait simplement son travail, et qu’être un citoyen honnête qui ne veut pas s’impliquer dans des activités criminelles ne correspond à aucun groupe social au sens de la Convention.

[14] De plus, l’argument selon lequel la SAR, lorsqu’elle a repris les mots de la SPR qui avait conclu que les vendettas concernaient principalement des familles chrétiennes alors que les demandeurs sont musulmans, s’est trompée en disant l’inverse, n’est pas pertinent. Un fait demeure; la SPR a conclu correctement sur la question, et c’est la SPR qui a déterminé initialement que la notion de vendetta ne s’appliquait pas à la situation des demandeurs.

[15] Quant à l’analyse effectuée en application du paragraphe 97(1) de la Loi, la SAR a conclu, comme la SPR, que selon la prépondérance des probabilités, les auteurs du message texte du 15 mai 2019, et donc les agents de persécution, n’étaient pas connus M. Mehmeti. Les demandeurs allèguent avoir soumis des preuves claires, quoique circonstancielles, confirmant l’identité des auteurs du texte menaçant. Or, je suis plutôt d’avis que les demandeurs me demandent d’extrapoler, à partir de leurs allégations quant aux confidences faites par le procureur ayant reçu la plainte, et de tirer la conclusion que l’auteur du texte menaçant était M. Zyle, son cousin ou un membre de sa famille. Néanmoins, compte tenu des conclusions de la SAR concernant l’incohérence entre la déclaration faite par M. Mehmeti à l’agent des services frontaliers du Canada et son témoignage, je ne suis pas convaincu que sa décision sur cette question était déraisonnable.

[16] Les demandeurs affirment également que la SPR et la SAR ont commis une erreur dans leur analyse de la protection de l’État. Je ne suis pas d’accord. Certes, la preuve documentaire est claire quant à l’omniprésence de la corruption qui affecte le système de justice albanais, mais il existe également des preuves plus récentes de l’amélioration de ce système. En témoigne, au premier chef, le fait que l’agent de persécution contre lequel M. Mehmeti allègue avoir porté plainte a été emprisonné, et que le frère de M. Zyle, un policier qui plus est, a également été arrêté dans le cadre d’une opération policière ayant mené à la saisie d’une grande quantité de drogue. Or, comme le rappelle la SAR, les demandes d’asile doivent être analysées en fonction du risque prospectif et, à ce titre, cette dernière a déterminé que la preuve au dossier ne permettait pas de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que la présomption de protection de l’État avait été réfutée par les demandeurs. Je ne vois rien de déraisonnable dans une telle conclusion.

[17] Par ailleurs, les demandeurs soumettent que M. Mehmeti a aussi été menacé en 2018 par les frères de M. Teqja afin de le dissuader de témoigner au procès, ce qu’il a pourtant fait. M. Mehmeti soutient également que son supérieur, M. Zyle, lui a dit qu’il avait perdu confiance en lui pour ne pas avoir suivi ses instructions de laisser passer la voiture conduite par son cousin, et qu’il avait par la suite été réaffecté au garage du poste frontalier. Or, exprimer un manque de confiance, voire appliquer des sanctions disciplinaires injustes, ne peuvent constituer une menace à la vie ou une peine cruelle et inusitée au sens de l’alinéa 97(1)b). À tout événement, M. Mehmeti n’avait eu aucun rapport avec MM. Zyle ou Teqja ou leur famille depuis mars 2018. Ce n’est qu’en mai 2019 qu’il a reçu, apparemment à l’improviste et d’un numéro inconnu, le message texte menaçant qui l’a incité, dès le lendemain, à effectuer une déclaration à la police. Or, les demandeurs ont beau alléguer que c’est le policier en fonction qui a pris la décision de ne pas inscrire les noms de MM. Zyle et Teqja, il reste qu’au moment d’effectuer cette plainte, M. Mehmeti n’avait lui-même aucune preuve tangible au soutien d’une telle incrimination. Par la suite, le procureur, connu de M. Mehmeti, qui pour sa part aurait été bien au fait de l’identité des auteurs du message texte, lui aurait confié qu’il n’était pas en mesure de poursuivre l’enquête en raison des connexions politiques de MM. Zyle et Teqja, et que les demandeurs couraient un tel danger qu’ils devraient fuir le pays. Sur la base de ce seul avertissement, et sans attendre les résultats de l’enquête en cours, M. Mehmeti a fui l’Albanie avec sa famille.

[18] Or, il appert de la preuve au dossier que l’apparition du message texte menaçant, d’où le risque de persécution allégué tire son origine, et la confirmation de l’échec de la protection de l’État qui l’a rapidement suivie, se sont toutes deux produites en mai 2019, et ce, quelques jours seulement avant que les demandeurs ne quittent pour les États-Unis avec des billets qui avaient été achetés un mois plus tôt, le 20 avril 2019. La seule explication soumise par les demandeurs à cet effet est qu’ils planifiaient déjà un voyage aux États-Unis avant que ne surviennent ces événements. Coïncidence ou pas, je peux certainement voir comment l’obtention, par les demandeurs, de tous les éléments nécessaires au fondement de leur demande d’asile dans le contexte de ce synchronisme pour le moins insolite, a pu jouer dans l’esprit de la SPR et de la SAR au moment de rendre leur décision finale.

[19] Dans les circonstances, je n’ai été convaincu du caractère déraisonnable d’aucun des aspects contestés de la décision de la SAR, autre que la simple erreur d’inversion entre chrétiens et musulmans dans le résumé de la conclusion du SPR sur l’existence d’une vendetta, une erreur qui n’a eu aucune conséquence sur la question déterminante de la protection de l’État dans ce dossier. Sur la base de ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

V. Conclusion

[20] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT au dossier IMM-859-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-859-22

 

INTITULÉ :

BAHRI MEHMETI, ARBI MEHMETI, ARTA MEHMETI, MJEDRIN MEHMETI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 décembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Dan Bohbot

Pour leS demandeurS

Me Michel Pépin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Dan Bohbot, avocat

Montréal (Québec)

 

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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