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Date : 20221128


Dossier : IMM-8468-21

Référence : 2022 CF 1631

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

NIKOLETT SIMON

ZSOLT CSUBAK ALIAS ZSOLT SINKO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] Nikolett Simon, la demanderesse, et Zsolt Csubak, son conjoint demandeur, sont des citoyens hongrois d’origine ethnique rom. Le demandeur a cumulé 15 années d’études en Hongrie, dont trois ans d’études postsecondaires en ingénierie de la mécanique d’entretien. Ils ont deux jeunes enfants, qui sont citoyens canadiens. Ils affirment avoir subi de la discrimination en Hongrie dans toutes les sphères de la vie, y compris dans les domaines de l’éducation, de l’emploi et des soins de santé. La demanderesse craint également son ancien conjoint de fait, qui l’a agressée à plusieurs reprises en Hongrie.

[2] La Cour a été informée à l’audience que la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] de la demanderesse, en instance au moment du dépôt, avait été accueillie le 31 mars 2022. Aucune des parties n’a demandé que la présente demande soit mise en suspens ou considérée comme théorique. Par conséquent, dans les présents motifs, j’examinerai l’affaire comme si la demande d’ERAR n’avait pas été accueillie.

[3] En outre, à titre préliminaire, je mentionne que les noms des deux enfants ont été ajoutés à tort à l’intitulé. J’ordonne leur suppression immédiate.

[4] Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] en octobre 2020. Un agent d’immigration [l’agent] a examiné leur dossier et a conclu que les facteurs énoncés dans leur demande ne lui permettaient pas d’accorder une dispense fondée sur des considérations humanitaires. La décision est datée du 5 novembre 2021.

II. Les faits

[5] La demanderesse a grandi à Miskolc, où elle a été victime de discrimination dès son plus jeune âge en raison de son origine ethnique rom. Parmi les incidents discriminatoires dont elle a été victime, elle souligne qu’elle a été privée du droit d’étudier en musique et qu’elle a eu de la difficulté à trouver et à conserver un emploi comme coiffeuse. En 2007, elle a rencontré son ancien conjoint de fait, qui l’a maltraitée physiquement lorsqu’il a découvert qu’elle était Rom en 2010. En 2012, avec l’aide d’un ami, elle a fui son ancien conjoint et s’est rendue au Canada.

[6] En 2014, elle est retournée en Hongrie pour renouveler son visa de visiteur. Pendant qu’elle était en Hongrie, son ancien conjoint l’a retrouvée et l’a agressée de nouveau. Elle ne l’a pas revu depuis, mais soutient qu’il a rendu visite à sa mère en 2017 pour menacer sa famille.

[7] À son retour au Canada en 2014, elle a rencontré le demandeur, et ils ont fondé une famille. Leurs deux filles sont nées au Canada, en 2016 et en 2017.

[8] Le demandeur a également grandi à Miskolc. En 1996, il a été accusé et déclaré coupable de falsification de documents privés. Il est arrivé au Canada pour la première fois en 2001. En 2009, il a présenté une demande pour conjoints de même sexe, qui a été rejetée en raison des accusations criminelles portées contre lui en Hongrie. En 2010, il a présenté une demande d’approbation de la réadaptation, qui a été rejetée. En 2013, une mesure d’exclusion a été prise contre lui. Le demandeur a présenté une demande de visa de travail en 2016, qui a été rejetée. Il est revenu au Canada en 2015 et en 2017 à titre de visiteur. Il a dépassé la durée de séjour autorisée par son statut de visiteur et a été détenu en septembre 2019, et c’est alors que l’Agence des services frontaliers du Canada a appris que la demanderesse avait aussi dépassé la durée de séjour autorisée par son statut de visiteur. Ils ont tous deux fait l’objet d’une mesure de renvoi et de décisions défavorables à la suite d’un ERAR. La décision relative à l’ERAR visant la demanderesse a été annulée par la juge Go dans l’affaire Simon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1018 et, comme je l’ai mentionné, la demanderesse jouit désormais d’une décision favorable.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[9] Le 5 novembre 2021, l’agent a rendu la décision contestée dans laquelle il a indiqué que les facteurs énoncés dans la demande présentée par les demandeurs ne lui permettaient pas d’accorder une dispense fondée sur des considérations humanitaires. L’agent a tenu compte des facteurs tels que les antécédents criminels du demandeur; la discrimination ou les conditions défavorables auxquelles les demandeurs pourraient être exposés lors de leur retour en Hongrie; les liens personnels au Canada; le degré d’établissement au Canada; l’intérêt supérieur des enfants; et les liens ou la résidence dans tout autre pays.

[10] L’agent a souligné qu’en janvier 2009, le demandeur avait été déclaré interdit de territoire au Canada conformément à l’alinéa 36(1)b) de la LIPR parce qu’il avait été reconnu coupable de falsification de documents privés en Hongrie. En 2010, il a également été accusé de vol de moins de 5 000 $ à Toronto, bien que les accusations aient finalement été retirées. Sa demande d’approbation de la réadaptation a été rejetée en mai 2010, et l’état de la demande d’approbation de la réadaptation qu’il a présentée en août 2021 est inconnu. Bien que la déclaration de culpabilité et les accusations datent de plusieurs années, l’agent a conclu que le demandeur, ayant été accusé et déclaré coupable de grande criminalité en Hongrie, était interdit de territoire au Canada.

[11] L’agent s’est ensuite penché sur les conditions défavorables en Hongrie. Il a constaté l’existence de certains problèmes au chapitre des droits de la personne en Hongrie, notamment la discrimination à laquelle est confrontée la population rom en matière d’emploi, d’éducation, de soins de santé, de logement et de participation politique. Cependant, l’agent a jugé que les éléments de preuve présentés par les demandeurs étaient lacunaires, car ils n’indiquaient pas que tous les citoyens roms étaient victimes de discrimination. De plus, selon lui, les demandeurs n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve corroborants démontrant que les autorités hongroises n’avaient pas respecté leur mandat par le passé et qu’elles ne le respecteraient pas si les demandeurs avaient besoin de leurs services et les sollicitaient. Ils n’auraient pas non plus présenté d’éléments de preuve établissant que les membres de leur famille qui vivent encore en Hongrie subissent des difficultés excessives en raison des conditions défavorables dans le pays ou que la situation actuelle dans le pays aurait une incidence néfaste directe sur eux et, par conséquent, leur causerait des difficultés. Enfin, les demandeurs n’auraient pas présenté d’éléments de preuve établissant qu’ils ne disposeraient d’aucun autre mécanisme de plainte en Hongrie s’ils étaient victimes de discrimination de la part des autorités locales.

[12] S’appuyant sur la preuve objective, l’agent a souligné que, bien qu’imparfait, le gouvernement hongrois déployait de sérieux efforts pour lutter contre la discrimination à l’égard de la population rom. Pour justifier cette conclusion, l’agent a fait référence au document « 2020 Country Reports on Human Rights Practices: Hungary », selon lequel le gouvernement hongrois a pris des mesures pour identifier les fonctionnaires ayant commis des violations des droits de la personne, et pour enquêter sur eux, les poursuivre et les punir. Il a également renvoyé à une décision rendue par la Cour suprême en 2017 dans laquelle cette dernière a conclu que l’omission de la police locale de protéger adéquatement les Roms contre le harcèlement raciste équivalait à du harcèlement au regard de la loi.

[13] L’agent a également souligné dans la preuve objective que de nombreux organismes communautaires de Miskolc offrent du soutien à la population rom locale pour lui permettre d’accéder à des services sociaux et à des programmes de protection sociale. En outre, le programme de coopération Suisse – Hongrie (2012-2016) a amélioré l’accès aux soins de santé pour la population rom de Hongrie. Ainsi, bien qu’elle ne soit pas parfaite, la situation en Hongrie s’améliore.

[14] L’agent a donc conclu que les demandeurs n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve lui permettant de conclure que la discrimination qu’ils subiraient en Hongrie en raison de leur origine ethnique rom justifiait une décision favorable à leur égard. Par conséquent, il a conclu que les éléments liés au pays d’origine ne constituaient pas un facteur important.

[15] L’agent s’est ensuite penché sur la crainte de la demanderesse à l’égard de son ancien conjoint de fait. La demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve corroborant qui indiquait que son ancien conjoint ou les membres de la Garde hongroise étaient toujours à sa recherche. Elle a déclaré que son ancien conjoint s’était rendu au domicile de sa mère en 2017 pour les menacer, mais en l’absence d’autres éléments de preuve, l’agent a conclu que son affirmation selon laquelle des personnes en Hongrie souhaitent faire du mal à la demanderesse ou à sa famille était vague, conjecturale et non étayée par des éléments de preuve corroborants.

[16] En ce qui concerne l’établissement des demandeurs au Canada, l’agent a souligné que certaines de leurs affirmations ne reposaient pas sur des éléments de preuve suffisants. Par exemple, le demandeur n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants à l’appui de l’établissement de son entreprise au Canada, comme les noms et les adresses de ses employés, leur rémunération, les noms et les adresses de ses clients, les fonds et les outils dont il avait eu besoin pour lancer son entreprise, ou d’autres détails semblables.

[17] Par ailleurs, l’agent a reconnu que les demandeurs sont engagés dans leur collectivité, notamment en faisant du bénévolat auprès d’Angel Alert et d’un club de soccer, et qu’ils ont déposé de nombreuses lettres d’appui d’amis et de voisins. Cependant, les éléments de preuve présentés n’ont pas démontré l’existence d’une dépendance mutuelle entre eux et leurs liens personnels au Canada au point que leur retour en Hongrie créerait des difficultés pour les personnes en cause.

[18] L’agent a finalement accordé un poids favorable à l’établissement des demandeurs au Canada. Cependant, leur niveau d’établissement au Canada n’a pas été jugé inhabituel par rapport à d’autres personnes qui étaient restées ici pendant une période semblable. Par conséquent, ce facteur ne justifiait pas l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire exceptionnel.

[19] L’agent a ensuite traité du rapport d’évaluation de psychothérapie de 2020 selon lequel la demanderesse souffrait de dépression en raison de son statut d’immigrant incertain et de son passé en Hongrie, plus précisément son ancien conjoint violent et la discrimination qu’elle a subie. L’agent a reconnu que l’état de la demanderesse s’aggraverait si elle retournait en Hongrie. Cependant, il a conclu que la santé mentale de la demanderesse n’était pas l’unique justification pour accorder la dispense sollicitée pour des motifs d’ordre humanitaire, car elle n’avait pas expliqué pourquoi elle avait attendu quatre ans après son arrivée au Canada avant de faire appel à des services de santé mentale. De plus, la demanderesse n’a pas fourni la preuve qu’elle avait effectivement suivi la psychothérapie recommandée dans le rapport qu’elle a présenté. Enfin, la demanderesse a reconnu qu’elle avait eu accès à des services de santé mentale en Hongrie en 2011 et 2012, ce qui prouve qu’elle aurait accès à ces ressources si elle retournait dans ce pays.

[20] L’agent a ensuite examiné le facteur de l’intérêt supérieur des enfants. Il a reconnu et admis que les enfants roms pouvaient être placés dans des écoles ségréguées. Cependant, invoquant la preuve objective, il a conclu que des progrès étaient réalisés sur ce plan. Il importe de souligner qu’en mai 2016, la Commission européenne a intenté une procédure d’infraction contre la Hongrie en raison de la discrimination pratiquée à l’égard des Roms dans le système scolaire hongrois; si la Hongrie ne corrige pas la situation, l’affaire pourrait être renvoyée à la Cour de justice de l’Union européenne, qui pourrait imposer des sanctions pécuniaires. Les demandeurs pourraient également demander réparation par l’entremise du gouvernement hongrois, d’ONG et de la Cour européenne des droits de l’homme si leurs enfants étaient victimes de discrimination en matière d’éducation en Hongrie. De plus, aucun des demandeurs n’a présenté d’éléments de preuve démontrant qu’ils avaient fréquenté des écoles ségréguées, et ils ont cumulé respectivement 13 et 15 années d’études officielles.

[21] L’agent a reconnu qu’il pouvait être dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada, étant donné qu’ils y ont passé toute leur vie et qu’ils y ont des amis et des activités parascolaires. Cependant, il a souligné que les enfants pourraient compter sur leur famille élargie en Hongrie pour les aider dans leur transition. De plus, il a jugé raisonnable de présumer que les enfants étaient déjà exposés à la langue, à la culture et aux coutumes hongroises grâce à leurs parents. Par conséquent, l’agent a conclu que les circonstances relatives à l’intérêt supérieur des enfants à l’égard de la situation générale en Hongrie, lorsqu’elles sont examinées conjointement avec les autres facteurs d’ordre humanitaire présentés par les demandeurs, ne justifiaient pas une décision favorable.

[22] Enfin, l’agent a souligné tout au long de ses motifs que les demandeurs, en tant que membres de l’Union européenne [l’UE], pourraient choisir de vivre ailleurs dans l’UE pour éviter les difficultés auxquelles ils allèguent qu’ils seraient exposés en Hongrie.

IV. La question en litige

[23] La question en litige en l’espèce est celle du caractère raisonnable de la décision.

V. La norme de contrôle

[24] Les demandeurs sollicitent un contrôle judiciaire principalement en ce qui a trait à l’analyse des difficultés et de l’intérêt supérieur des enfants.

[25] En ce qui concerne les difficultés, les demandeurs contestent le passage clé suivant :

[traduction]
Les observations des demandeurs visant à démontrer l’existence de difficultés comprennent plusieurs documents sur la situation dans le pays qui proviennent de diverses sources traitant de questions telles que les Roms et le coronavirus, la discrimination envers les Roms, ainsi que les systèmes hongrois d’éducation et de santé. J’ai examiné ces observations et conclu que, bien qu’elles soutiennent l’existence de certains problèmes en matière de droits de la personne en Hongrie, notamment en ce qui concerne la population rom, les demandeurs n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve me permettant de conclure qu’ils sont exposés à de la discrimination en Hongrie en raison de leur origine ethnique rom et qu’une décision favorable est donc justifiée. Les éléments de preuve des demandeurs n’indiquent pas que tous les citoyens roms font l’objet de discrimination en Hongrie. En outre, les demandeurs n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les autorités hongroises n’avaient pas respecté leur mandat par le passé et qu’elles ne le respecteraient pas si les demandeurs avaient besoin de leurs services et les sollicitaient à leur retour. Les demandeurs n’ont produit aucun élément de preuve objectif indiquant qu’ils ne disposeraient d’aucun autre mécanisme de plainte, au besoin, dans leur pays d’origine s’ils n’étaient pas satisfaits des efforts déployés par leurs autorités locales.

[Non souligné dans l’original.]

[26] En toute déférence, à mon avis, des éléments importants de cette analyse ne cadrent pas avec la jurisprudence contraignante en matière de raisonnabilité applicable à l’examen des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Je conviens que mon rôle n’est pas de soupeser et d’évaluer la preuve. Toutefois, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il incombe à la Cour de s’assurer du respect des considérations contraignantes en matière de raisonnabilité.

[27] À cet égard, la décision comporte trois conclusions déraisonnables au chapitre de la discrimination, lesquelles ont été discutées à l’audience.

[28] La première se rapporte à la phrase suivante : « J’ai examiné ces observations et conclu que, bien qu’elles soutiennent l’existence de certains problèmes en matière de droits de la personne en Hongrie, notamment en ce qui concerne la population rom, les demandeurs n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve me permettant de conclure qu’ils sont exposés à de la discrimination en Hongrie en raison de leur origine ethnique rom et qu’une décision favorable est donc justifiée. » [Non souligné dans l’original.] À mon avis, aucun facteur ne devrait être élevé au rang de facteur essentiel à établir pour justifier une décision favorable. L’approche adoptée par l’agent a eu pour effet d’imposer un fardeau trop lourd aux demandeurs. Une telle conclusion doit seulement être considérée comme un élément parmi de nombreux autres éléments de l’analyse holistique requise par la jurisprudence : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 25, 28, 33 [Kanthasamy]; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 147, le juge Gascon, au para 30; Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73, le juge Diner, au para 33; Gannes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 499, le juge Norris, au para 25; et Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 757, le juge Gascon, au para 35.

[29] La deuxième conclusion qui préoccupe la Cour concerne la peine : « Les éléments de preuve des demandeurs n’indiquent pas que tous les citoyens roms font l’objet de discrimination en Hongrie. » [Non souligné dans l’original.] Il n’existe aucun précédent pour soutenir l’argument voulant que, pour obtenir une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur doive démontrer que « tous » les membres du groupe auquel il appartient font l’objet de discrimination. Si tel était le critère à remplir, le fardeau serait trop lourd. Cette observation peut s’appliquer à de nombreux cas de discrimination alléguée, voire dans tous ces cas. Si tel n’est pas le critère à remplir, ce n’est pas pertinent.

[30] Troisièmement, la Cour juge également déraisonnable la conclusion tirée dans la phrase suivante : « En outre, les demandeurs n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les autorités hongroises n’avaient pas respecté leur mandat par le passé et qu’elles ne le respecteraient pas si les demandeurs avaient besoin de leurs services et les sollicitaient à leur retour. » [Non souligné dans l’original.]

[31] D’abord, et en toute déférence, la décision ne contient aucune analyse de la protection de l’État. Il me semble qu’une telle analyse s’impose de façon générale, surtout compte tenu de l’allégation de violence familiale formulée par la demanderesse. Si, par contre, l’analyse de l’agent ci-dessus est celle de la protection de l’État, elle ne concorde pas avec la jurisprudence contraignante selon laquelle la protection de l’État doit être adéquate « au niveau opérationnel ». Les meilleurs ou les beaux efforts ne sont manifestement pas suffisants.

[32] À cet égard, la Cour a conclu à maintes reprises que le critère pour évaluer le caractère adéquat de la protection de l’État est au niveau opérationnel, ce qui requiert une évaluation non seulement des efforts déployés par l’État, mais aussi des résultats réels obtenus au niveau opérationnel : Asllani c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 645, le juge en chef Crampton, au para 25 :

[24] En ce qui concerne tant l’Italie que le Kosovo, M. Asllani affirme que la SAR a commis une erreur en omettant d’énoncer le bon critère. À cet égard, il soutient que le bon critère est celui de savoir si la protection de l’État est efficace au « niveau opérationnel » (Durdevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 427 au par. 33) et qu’il incombait à la SAR d’énoncer explicitement ce critère dès le début de son appréciation de la question de la protection de l’État.

[25] Je ne suis pas de cet avis. Je n’ai connaissance d’aucun fardeau de ce genre pour la SPR ou la SAR. Ce qui compte, c’est que l’efficacité de la protection de l’État soit réellement examinée au niveau opérationnel. Cet examen s’effectue lors de l’évaluation des éléments de preuve produits par le demandeur d’asile pour renverser la présomption de la protection de l’État qui existe en l’absence de la preuve d’un effondrement complet de l’appareil étatique : Ward, précité, à la p. 692.

[26] Il convient de souligner que le fardeau de réfuter la présomption et de démontrer qu’une protection de l’État adéquate n’existe pas au niveau opérationnel incombe au demandeur d’asile. Toutefois, dans ses observations formulées à la SAR, M. Asllani n’a pas cherché à s’acquitter de ce fardeau en ce qui concerne l’Italie en renvoyant à des éléments de preuve à l’appui de sa simple affirmation selon laquelle la SPR n’avait pas examiné l’existence d’une protection de l’État au plan opérationnel.

[Non souligné dans l’original.]

[33] Dans la décision John c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 915 au para 14, une affaire dans laquelle il n’était pas fait mention de la protection de l’État, sauf dans la dernière partie d’une déclaration péremptoire, j’ai statué ainsi :

[14] L’avocate du ministre a catégorisé cette décision correctement en affirmant qu’il était question de la protection de l’État. Toutefois, il n’est pas clairement établi que la SPR a catégorisé la présente affaire de la même façon. Elle ne fait pas mention de la protection de l’État, sauf dans la dernière partie d’une déclaration péremptoire reproduite ci-dessus. La question de protection de l’État n’a pas été analysée de manière significative. Je reconnais que des éléments de preuve clairs et convaincants et la présomption de la protection de l’État sont nécessaires. Je reconnais également qu’il incombe aux demandeurs de réfuter la présomption. Je conviens qu’il n’existe aucune formule établie concernant l’évaluation du caractère approprié de la protection de l’État sur le plan opérationnel (le critère adéquat, à mon avis), mais à cet égard, la SPR n’avait effectué aucune analyse de la protection de l’État. La SPR n’est pas tenue d’examiner tous les éléments de preuve, mais en l’espèce, aucune référence n’a été faite concernant les documents sur la situation dans le pays indiquant des problèmes relatifs à la protection de l’État dans le contexte de violence familiale. Plus fondamentalement, même si ce qui a été consigné peut être perçu comme une évaluation de la protection de l’État (ce qui, à mon avis, ne l’est pas), l’analyse est foncièrement erronée dès le début en raison du déni de la menace elle-même, notamment en ce qui concerne les proches du conjoint faisant partie d’un gang de rue à Saint-Vincent.

[34] La Cour a énoncé et appliqué ce critère du niveau opérationnel dans un grand nombre de décisions au fil des ans : Bito c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1370, le juge Brown; Zapata c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1277, le juge Favel, aux para 15, 25; Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1032, la juge McVeigh, aux para 25-26, 28; Rstic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 249, le juge Favel, aux para 18, 30-31; Kotai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 233, la juge Elliott, aux para 34, 42; Asllani c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 645, le juge en chef Crampton, au para 25; Newland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1418, le juge McHaffie, aux para 23-25; Dawidowicz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 258, le juge Brown, au para 10; Gjoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 92, la juge Strickland, au para 30; Moya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 315 [Moya], la juge Kane, au para 68; Hasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 270, la juge Strickland, au para 7; Eros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1094, le juge Manson, au para 45; Benko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1032, le juge Gascon, au para 18; Koky c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1035, le juge Gascon, au para 14; Mata c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1007, la juge McDonald, aux para 13-15; Poczkodi c Canada (Immigration, Refugiés et Citoyenneté), 2017 CF 956, la juge Kane, au para 37; Paul c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 687, le juge Boswell, au para 17; et John c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 915 au para 14, pour n’en nommer que quelques-unes.

[35] Comme autre exemple, dans la décision Moya, aux paragraphes 73 à 75, la juge Kane a indiqué ce qui suit :

[73] Si la perfection n’est pas la norme, pour qu’elle soit adéquate, la protection de l’État doit présenter un certain niveau d’efficacité et l’État doit être à la fois disposé à offrir une protection et capable de le faire (Bledy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 210, au paragraphe 47, [2011] ACF no 358 (QL)). La protection de l’État doit être suffisante au niveau opérationnel (Henguva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 483, au paragraphe 18, [2013] ACF no 510 (QL); Meza Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1364, au paragraphe 16, [2011] ACF no 1663 (QL)).

[74] Comme l’a fait remarquer la demanderesse, la démocratie à elle seule n’est pas gage d’une protection efficace de l’État; il faut prendre en compte la qualité des institutions qui assurent la protection (Sow c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 646, au paragraphe 11, [2011] ACF no 824 (QL) [Sow]).

[75] Le fardeau qui incombe à un demandeur de demander la protection de l’État varie selon la nature de la démocratie et est proportionnel à la capacité et à la volonté de l’État d’assurer la protection (Sow, au paragraphe 10; Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF No 1376 (QL), au paragraphe 5, 143 DLR (4th) 532 (CAF)). Toutefois, le demandeur ne peut pas simplement compter sur sa propre conviction que la protection de l’État ne sera pas offerte (Ruszo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 33, [2013] ACF no 1099 (QL)).

[36] Je comprends que l’agent a autre chose à dire sur la question des difficultés, mais, à mon humble avis, ces analyses déraisonnables rendent la décision irrémédiablement viciée et contraire à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 102.

[37] Bien que ces conclusions soient suffisantes pour accueillir la demande de contrôle judiciaire, l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants est déraisonnable pour des raisons similaires, notamment dans le passage suivant :

[traduction]
Bien qu’il puisse être dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada, après avoir examiné attentivement les observations des demandeurs, je conclus que les circonstances relatives à l’intérêt supérieur des enfants à l’égard de la situation générale en Hongrie, lorsqu’elles sont examinées conjointement avec les autres facteurs d’ordre humanitaire présentés par les demandeurs, ne me permettent pas de rendre une décision favorable dans la présente affaire.

[Non souligné dans l’original.]

[38] En toute déférence, je suis d’avis que cette analyse crée un critère trop strict. Les demandeurs ne sont pas tenus d’établir que l’intérêt supérieur des enfants justifie à lui seul une décision favorable pour des considérations d’ordre humanitaire. En fin de compte, comme la Cour suprême l’a souligné dans l’arrêt Kanthasamy, au para 25, « tous » les faits et les facteurs doivent être examinés. Plus particulièrement, la Cour suprême met elle-même le mot « tous » en italique :

[25] Ce qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids (Baker, par. 74‑75).

[39] D’autres questions ont été soulevées et contestées dans le cadre de la présente demande, mais compte tenu du fait que la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et qu’une nouvelle décision sera ordonnée, je ne les examinerai pas.

[40] Par conséquent, et en toute déférence, je conclus que la décision est déraisonnable et que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[41] Aucune question de portée générale n’a été proposée par les parties, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8468-21

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé est modifié de manière à supprimer les noms des enfants, avec effet immédiat.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8468-21

 

INTITULÉ :

NIKOLETT SIMON, ZSOLT CSUBAK ALIAS ZSOLT SINKO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 NOVEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 28 NOVEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

David Vago

POUR LES DEMANDEURS

Charles J. Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Vago

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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