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     T-2653-89

ENTRE

     AUDREY WOODHOUSE ET AUDREY WOODHOUSE,

     EXÉCUTRICE TESTAMENTAIRE DE JESSIE MACKENZIE

     MARTIN DUNNE,

     demanderesses,

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     défenderesse.

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE ROULEAU

     Par la présente action, les demanderesses visent à être indemnisées pour le terrain exproprié par la défenderesse le 29 juin 1989. La demanderesse, Audrey Woodhouse, agit en l'espèce en son nom personnel et en tant qu'exécutrice testamentaire de sa défunte mère, Jessie MacKenzie Martin Dunne.

     En 1984, Mme Woodhouse devient propriétaire bénéficiaire de terrains situés dans le parc de la Gatineau, dans la Municipalité de Hull-Ouest, province de Québec, propriété qui lui a été léguée par sa mère. Le terrain est situé sur une partie du Lot 18B, Rang VIII, Municipalité de Hull-Ouest à Gatineau (Québec). Cette parcelle de terrain de 28,5 hectares est bornée, au nord, par le chemin Kingsmere, à l'ouest par le chemin Swamp et, au sud, par le chemin Barnes.

     En 1988, Mme Woodhouse retient les services d'un cabinet de planification et d'ingénierie, Joseph B. Mangione & Associés, demandant qu'on dresse un plan de lotissement pour le terrain en question. Après une étude sur les possibilités de mise en valeur du terrain, le cabinet de planification et d'ingénierie mène une étude approfondie dans le cadre de laquelle est dressé un rapport sur l'écoulement des eaux, une analyse hydrogéologique, une étude sur les voies d'accès ainsi qu'un rapport de planification. Sur la base de ces rapports, est préparé un plan de lotissement prévoyant 43 lots unifamiliaux d'une superficie minimum de 0,4 hectare, plan qui est ensuite présenté à la Municipalité de Hull-Ouest en vue de son approbation.

     Le 6 mars 1989, le Conseil municipal de Hull-Ouest donne son approbation au plan de lotissement. Cette approbation est, cependant, soumise à un certain nombre de conditions et prévoit, notamment, la présentation aux fins d'approbation d'un plan de lotissement définitif; l'envoi d'un rapport d'ingénierie sur l'évacuation des eaux usées; l'examen et la vérification, par la C.R.O. et le ministère de l'Environnement, de l'étude hydrogéologique; l'approbation, par le Comité des routes, des voies d'accès prévues; et le paiement de la taxe de lotissement.

     Le 15 février 1989, le ministère des Travaux publics dépose un Avis d'intention d'exproprier lesdits terrains aux fins du développement, de la sauvegarde et de l'amélioration de la Région de la Capitale nationale. Un Avis de confirmation de l'intention d'exproprier est déposé le 29 juin 1989, l'ensemble des droits sur lesdits terrains étant par là même intégralement dévolus à la défenderesse.

     Le 25 septembre 1989, la Couronne, conformément aux dispositions de la Loi sur l'expropriation, fait parvenir à Audrey Woodhouse et à la succession de Jessie MacKenzie Martin Dunne, des offres écrites leur offrant des indemnités respectives de 44 000 $ et 1 306 000 $ pour les terrains expropriés. Le 5 octobre 1989, les demanderesses acceptent un montant de 1 350 000 $ sans préjudice de leur droit de réclamer une indemnité complémentaire.

     La seule question en litige en l'espèce est la valeur marchande desdits terrains au jour du dépôt de l'Avis de confirmation. Les demanderesses affirment que cette valeur marchande s'élève à 2 400 000 $ et réclament donc ce montant à titre d'indemnité, ainsi que le remboursement de leurs frais d'avocat, d'expertise et autres frais raisonnablement engagés par elles conformément à la Loi sur l'expropriation, plus les intérêts et les dépens. La défenderesse estime pour sa part qu'en juin 1989, la valeur marchande des terrains s'élevait à 1 125 000 $ et que les demanderesses ont donc déjà reçu 225 000 $ de plus que ne valait la propriété.

     Les parties conviennent que pour établir la juste valeur marchande dudit terrain, c'est la méthode du lotissement qu'il convient de retenir. Dans l'arrêt Eddy v. Ontario (Minister of Transportation & Communications) (1974), 7 L.C.R. 120, la méthode du lotissement est décrite de la manière suivante à la page 137 :

         [Traduction]                 
         [...] méthode par laquelle on conçoit un projet de lotissement, puis on évalue le prix de vente des lots viabilisés; ce chiffre est alors multiplié par le nombre de lots prévu dans le projet de lotissement; le coût prévu de la viabilisation et de la mise en valeur est alors déduit du chiffre d'affaires escompté. On doit ensuite déduire du résultat un certain pourcentage au titre des bénéfices à venir. Le chiffre qui résulte est censé correspondre à la valeur actuelle au jour de l'expropriation.                 

     Les parties sont également convenues que chacun des lots aménageables a une valeur moyenne de 84 000 $. Les parties s'opposent principalement sur la question de savoir " et c'est la première question qu'ait à trancher la Cour " en combien de lots ladite propriété peut-elle être divisée.

CAPACITÉ D'AMÉNAGEMENT DES LOTS 30 À 42

     La défenderesse soutient que seulement 30 lots sont aménageables étant donné que les 13 autres lots ne sont pas conformes aux exigences posées, en matière d'installations septiques, par l'alinéa 8j)(iv) du Règlement 124 de la Communauté régionale de l'Outaouais et que ces lots n'auraient, par conséquent, pas reçu une autorisation d'aménagement.

     Les demanderesses répliquent que les 43 lots figurant sur le plan de lotissement sont tous susceptibles d'être aménagés. Elles font valoir que même si les 13 lots en question ne correspondent pas aux exigences posées à l'alinéa 8j)(iv), le paragraphe 2j) du Règlement 124 leur permet de proposer une solution de rechange conforme aux normes de sécurité en matière d'installation septique. Le paragraphe 2j) est ainsi rédigé :

         Tout projet d'installation septique qui ne répond pas à l'une ou l'autre des dispositions de ce règlement, tant dans la partie urbaine que dans la partie rurale, ne peut être approuvé que par la Communauté, suite à une recommandation du service du génie et une résolution de la municipalité concernée, à la condition qu'il respecte le sens de ce règlement.                 

     Selon les demanderesses, cette disposition autorise les installations septiques qui ne sont pas conformes à l'une des dispositions du Règlement 124, dans la mesure où l'on propose à la Communauté une solution de rechange conforme aux normes de sécurité. Elles font valoir que le plan dressé en 1989 par M. Mangione respectait ce critère. Les demanderesses font essentiellement valoir que l'aménagement des lots en question aurait été autorisé sur présentation d'un plan, dressé par un ingénieur, permettant de pallier l'insuffisance des installations.

     Mais, même si je retiens l'argument des demanderesses, selon lequel le paragraphe 2j) du Règlement 124 leur offrait la possibilité de proposer, pour l'installation septique, une solution de rechange, il faut aussi, tout de même, que je sois persuadé que la solution ainsi envisagée, c'est-à-dire le plan dressé par M. Mangione, ait effectivement pu recevoir l'aval de la Communauté aux fins de l'aménagement des terrains en question.

     Or, pour les raisons suivantes, je ne peux pas retenir une telle conclusion.

     Voici, telle qu'exposée à la page 14 de son rapport de février 1989, la solution de rechange proposée par M. Mangione pour l'installation septique destinée aux lots en question :

         [Traduction]                 
         Cette partie du site exigera que l'on y installe un système d'écoulement des eaux et l'ajout d'au moins deux pieds (0,7 m) d'un matériau granulaire afin de créer des champs d'épuration surélevés, comme le prévoit le Règlement 124 de la Communauté régionale de l'Outaouais. Ces deux pieds de remblai (0,7 m) doivent permettre de relever la surface du lot au-dessus du niveau de la nappe phréatique, et, sur certains lots, il faudra rajouter davantage de remblai afin de parvenir au 1,22 mètre de terre devant séparer les tranchées de la nappe phréatique.                 
         Il faudra, avant d'obtenir le permis de construction, préparer, pour chaque lot, un rapport d'ingénieur. Il faudra étudier, dans ce rapport, et pour chaque lot, l'épaisseur du monticule et la distance qui le sépare de la nappe phréatique et ce n'est qu'alors que sera conçu, conformément au Règlement 124 de la Communauté régionale de l'Outaouais, chacun des champs de filtration. Conformément à ce règlement, les éléments épurateurs devront être construits là où le roc ou la nappe phréatique se trouvent à 1,22 m (4 pi) du fond des tranchées.                 

     Ce plan est fondé sur le paragraphe 8k) de la version anglaise (non officielle) du Règlement 124. Voici ce que prévoyait cette disposition :

         8(k) Elevated absorption field: when it is impossible to have four feet (4') of acceptable soil under the trenches to contain the pipes, the absorption field shall be made of imported materials, in such a way as to form a mound in which the absorption trenches will be placed, providing there is the four feet (4') required under the trenches. It shall be ensured that the effluent will not flow through the fill and run over the surface of the ground. The effluent shall be absorbed by the soil under and around the absorption field and there shall be natural permeable soil of sufficient thickness to prevent the effluent from appearing of [sic] the surface. If necessary, sufficiently permeable soil shall be added over a distance of fifty feet (50') downhill of the absorption field to prevent the danger of effluent breaking out to the surface.                 

     Mais, M. Mangione ne semblait pas savoir qu'en 1989, à l'époque où il a préparé son plan, le paragraphe 8k) n'existait plus. Cette disposition avait effectivement été abrogée le 30 novembre 1978, et remplacée par l'alinéa 8j)(iv). Voici la version officielle de cette disposition :

         j) Types d'éléments épurateurs :                 
         iv) Type surélevé :                 
         Lorsque la profondeur de sol naturel perméable ne permet pas d'avoir les quatre (4) pieds requis sous les tranchées, l'élément épurateur de type surélevé peut être utilisé à la condition que le roc, la nappe phréatique ou la couche imperméable se trouve à un minimum de deux (2) pieds sous la surface du sol naturel. L'élément épurateur surélevé est constitué de matériaux rapportés formant un monticule à l'intérieur duquel sont creusées les tranchées d'absorption de manière à assurer les quatre (4) pieds requis de matériel perméable sous le fond des tranchées. Il faut s'assurer que l'effluent ne s'écoulera pas en travers du remblai et à la surface du sol. L'effluent doit être absorbé par le sol sous et autour de l'élément épurateur et il doit y avoir une épaisseur suffisante de sol perméable naturel pour éviter leur apparition à la surface. Au besoin, on devra ajouter de la terre suffisamment perméable sur une distance de cinquante (50) pieds en contrebas de l'élément épurateur, afin de prévenir le risque de remontée des eaux à la surface.                 
             (Non souligné dans l'original)                 

     Le plan préparé par M. Mangione est donc fondé sur le paragraphe 8k) qui permet l'installation d'un élément épurateur de type surélevé lorsqu'il est [traduction] "impossible d'avoir sous les tranchées les quatre (4) pieds de terre nécessaires pour accueillir les tuyaux". Mais, en 1989, lorsque son plan devait être soumis à approbation, ce règlement avait déjà été modifié dans un sens beaucoup plus restrictif. Je reconnais que, dans une grande mesure, ces modifications répondaient au désir d'assurer une meilleure protection des terres humides et des marais du parc de la Gatineau et d'éviter la pollution des eaux. Quoi qu'il en soit, en 1989, l'installation d'éléments épurateurs de type surélevé n'était autorisée que lorsque la nappe phréatique se trouvait "[...] à un minimum de deux (2) pieds sous la surface du sol naturel."

     On ne peut que conclure, en toute logique, qu'en 1989, après que le règlement a été modifié afin de mieux protéger l'environnement, la Communauté n'aurait pas donné son aval à une solution de rechange proposant une installation septique sur un terrain où la nappe phréatique ne se trouvait pas au moins à deux (2) pieds de la surface du sol naturel. On ne saurait donc affirmer qu'un plan fondé sur une disposition qui avait été abrogée et remplacée par une mesure plus exigeante, aurait reçu l'autorisation nécessaire à la mise en valeur des terrains. En 1989, un plan fondé sur le paragraphe 8k) aurait été considéré comme présentant une solution rétrograde. On ne saurait raisonnablement supposer que ce plan aurait reçu l'autorisation nécessaire.

     Les demanderesses font en outre valoir que la seule exigence imposée par l'alinéa 8j)(iv) porte sur un remblai de deux (2) pieds de terre. Autrement dit, il suffirait d'y amener de la terre d'un autre endroit. Par conséquent, en l'absence de ces deux pieds de sol naturel, il serait possible de remodeler le terrain; on pourrait ainsi évacuer l'eau se trouvant à la surface du terrain et ajouter un remblai de deux pieds.

     Qu'il me soit permis de dire que cette interprétation du libellé parfaitement clair de l'alinéa 8j)(iv) me paraît pernicieuse. La lecture du texte complet du règlement porte nécessairement à conclure qu'on entend par "sol naturel" exactement ce que cette expression veut dire; c'est-à-dire le sol naturel tel qu'on le trouve déjà sur le site. L'écoulement de l'eau et l'installation d'un remblai de deux pieds ne permet pas de satisfaire à l'exigence qui prévoit deux pieds de sol naturel au-dessus de la couche perméable.

     Je conclus, en ce qui concerne l'aménagement d'une installation septique sur les 13 lots en question, à l'absence de toute solution de rechange susceptible de recevoir l'autorisation nécessaire aux fins du lotissement. Selon les preuves les plus dignes de foi, c'est-à-dire les rapports d'expert rédigés en 1989, il est clair que, sur les 13 lots en question, le niveau de l'eau atteignait au moins la surface du sol naturel et pouvait même la dépasser.

     La défenderesse se fonde sur deux rapports. Le premier, daté du 1er septembre 1989, a été rédigé par M. Richard Cyr, de Higgs, Cameron, Cyr et Wilson Ltd. Engagé au départ pour calculer le coût des travaux d'ingénierie nécessaires à la mise en conformité des 43 lots, M. Cyr s'est fondé, lors de la préparation du rapport, sur l'étude menée par M. Mangione. D'après son premier rapport, les 43 lots étaient tous aptes à la construction.

     Mais, comme ce premier rapport n'avait pas tenu compte du Règlement 124, M. Cyr a préparé un rapport révisé, daté du 10 octobre 1996, afin de revoir sa conclusion initiale à la lumière du règlement, et afin de tenir compte d'un rapport préparé par M. Michel Charron du cabinet Charron & Associés Inc. Selon ce rapport de 1996 (page 4) :

         Aux pages 3 et 4 [du rapport de 1989] il est dit que, à l'exception du lot no 43, la parcelle A ne pouvait pas faire l'objet d'un lotissement selon le Règlement 124 (1989) de la Communauté régionale de l'Outaouais. En outre, selon ce même rapport, l'article 8 du Règlement, tel qu'il était rédigé à l'époque, interdit toute installation d'un champ d'épandage dans des zones marécageuses. Étant donné que les lots 34 à 42 (inclusivement) sont tous considérés comme étant situés dans des zones marécageuses, ces neuf (9) lots n'étaient pas aptes à la construction dans le cadre de ce projet de lotissement.                 
         Les lots 30 à 33 sont en partie situés dans une zone délimitée Zone marécageuse. Aux termes des conditions fixées par l'article 8 pour les installations septiques, le consultant conclut que le lot 30 n'est pas apte à la construction. Le rapport précise, en outre, que, compte tenu des conditions touchant l'alignement des constructions, les terrains qui restent disponibles pour les installations septiques sur les lots 31 et 32 sont insuffisants au regard des conditions fixées par le règlement régional.                 
         En ce qui concerne le lot 33, l'ingénieur a relevé que ce site n'est pas à même d'accueillir une installation septique conforme à l'alinéa 7B(i) du Règlement 124.                 
         En résumé, M. Charron conclut que, sur les 14 lots pouvant éventuellement être découpés sur la parcelle A, un seul (le lot 43) était conforme aux dispositions du Règlement 124.                 

     M. Charron s'est initialement rendu sur le site en septembre 1994, et la même année, il est retourné environ dix fois sur les lieux. En 1996, il y est retourné quatre fois. D'après son témoignage, à chaque visite il a constaté de l'eau sur les 13 lots en question, des petites mares sur divers autres lots et, sur l'ensemble des terrains, des remontées de la nappe phréatique. D'après lui, la végétation était celle qui se trouve normalement dans des terrains marécageux.

     Les experts-témoins cités par les demanderesses étaient M. Mangione et M. Gaétan Roy. En 1988 et 1989, ces deux personnes avaient chacun préparé un rapport sur la possibilité de lotir les terrains en question ainsi que sur la valeur marchande de ces lots éventuels. En 1996, en prévision de la présente action, ils ont chacun préparé un rapport modifié. Toutefois, je suis d'avis que ces rapports modifiés ne sont pas crédibles étant donné qu'ils contredisent sur de nombreux points les rapports précédents de 1989.

     Par exemple, dans son rapport de 1989, M. Mangione affirmait tout à fait nettement, en ce qui concerne les treize lots en question que [traduction] "la nappe phréatique est plus haute que le terrain." Mais, dans son rapport de 1996, il s'exprime de manière beaucoup plus prudente et vague, expliquant, cette fois-ci que, [traduction] "La nappe phréatique est située près de la surface du sol ou au-dessus de celui-ci". À la page 14 de son Rapport d'analyse hydrogéologique de 1989, il explique, au sujet des lots 33 à 43, que [traduction] "aucun échantillon n'a été prélevé dans les dépôts organiques, étant donné que cette zone était recouverte d'eau dormante". Mais, à la page 4 de l'introduction de son rapport de 1996, il affirme que [traduction] "En 1988, lors de la première visite des lieux, on s'est rendu compte que le terrain formant les lots 30 à 42 était enfoncé. Le sol était formé de matières organiques en décomposition et avait une consistance spongieuse. Cela dit, chaussé de bottes de travail, il était possible d'arpenter l'ensemble du terrain [...]". En 1989, il écrivait que [traduction] "Le terrain part en pente vers l'ouest à partir du lot 29 où est située une zone relativement enfoncée et l'on trouve, sur les lots 30 à 43, deux grandes mares. Puis, il explique que les lots sont situés sur des terrains marécageux. Mais, dans son rapport de 1996, il n'évoque ni les mares, ni les lots marécageux.

     Ainsi, en 1989, M. Mangione indiquait que les lots en question étaient des terrains humides et marécageux, certains étant entièrement submergés par des eaux dormantes, d'autres comportant des mares. En 1996, au lieu de "terrains humides", il parle de "terrains enfoncés", ne parlant plus alors de mares et niant qu'en 1989 les terrains étaient recouverts d'eau.

     Le témoignage de ce témoin comportait également plusieurs contradictions. Alors que la pièce D-1 indique la présence d'un genre de cours d'eau sur les lots en question, il a été difficile d'obtenir de M. Mangione qu'il le reconnaisse lors de son témoignage. Lors de son interrogatoire principal, il a déclaré qu'il n'y avait aucune arrivée d'eau sur le terrain et que la zone en question était en état d'être aménagée. Il a également déclaré que le terrain ne comportait aucune rigole. Mais, lors du contre-interrogatoire, il a reconnu qu'il y avait, effectivement, une arrivée d'eau en provenance du nord et que si le terrain ne comportait aucun ruisseau, il y avait tout de même une rigole. Il a également reconnu qu'une surface de 2,9 hectares avait été asséchée et qu'une photographie aérienne versée au dossier à titre de pièce montrait bien que l'eau pouvait couler d'en haut, traverser le chemin Kingsmere, et se déverser dans un marécage.

     On relève des divergences analogues dans le rapport de M. Roy. D'ailleurs, les contradictions entre les deux rapports qu'il a rédigés, et que l'avocat des demanderesses qualifie à juste titre de "revirements" sont plus graves que celles qu'on relève chez M. Mangione. Il suffit de noter que dans son rapport modifié de 1996, les lots auxquels, en 1989, M. Roy attribuait la valeur la plus faible, sont tout d'un coup devenus ceux auxquels il attribue la valeur la plus forte. Autrement dit, les 13 lots en question, auxquels il attribuait une valeur supérieure en 1989, devenaient tout d'un coup, en 1996, les lots auxquels il attribuait la valeur la plus faible. Il fait valoir à l'appui de ce changement de valeur, que les lots dotés d'une valeur plus élevée étaient les lots plus boisés, mais son explication, franchement, ne me paraît absolument pas crédible.

     M. Roy a également témoigné que lorsque, en avril 1989, il s'est rendu sur les lieux, il a remarqué qu'il y avait de l'eau le long du chemin Swamp et du chemin Moores. Il a également remarqué, le long du chemin Kingsmere, un ruisseau qui traversait les lots 1 à 4. Lorsqu'il s'en est ouvert à M. Mangione, celui-ci lui a répondu qu'il existait effectivement un problème d'écoulement des eaux mais que le problème serait réglé.

     Compte tenu de ces déclarations, je suis convaincu que, sur les 13 lots en question, la nappe phréatique était au niveau du sol ou même plus élevée que celui-ci. Étant donné, donc, que la nappe phréatique ne se trouvait pas à deux pieds de la surface du sol naturel, comme l'exigeait le Règlement 124, j'estime que les demanderesses n'auraient pas pu, au vu de la solution de rechange proposée par M. Mangione pour l'installation septique, obtenir l'autorisation nécessaire pour construire sur les lots en question.

TAUX D'ABSORPTION

     La deuxième question à résoudre est celle du taux d'absorption par le marché. On entend par cela le temps nécessaire pour vendre les 30 lots bâtissables. On en trouve l'analyse effectuée par M. Roy à la page 66 de son rapport de 1996. D'après lui, aux fins de comparaison, le meilleur exemple est celui du lotissement McInnis, dans le cadre duquel 34 ventes ont eu lieu en quatre mois, entre septembre et décembre 1988, les prix augmentant sept fois au cours de cette période. Le dernier prix moyen enregistré a été de 74 000 $. À son avis, cela rendait bien compte des tendances du marché. D'après lui, les lots Woodhouse seraient prêts à être mis en vente après la vente de l'ensemble des lots McInnis et, sur ce plan-là, il n'y aurait donc aucune concurrence directe dans cette zone. M. Roy avait retenu l'hypothèse de quatre lots vendus chaque mois, l'ensemble des terrains étant vendus un an après la date d'expropriation et il n'a appliqué, à la somme prévue, aucun rajustement, ni aucun décompte.

     M. Cyr avait estimé qu'il faudrait 18 mois pour écouler les terrains. Il a expliqué, lors de son témoignage, que pour fixer le taux d'absorption par le marché, un lotisseur tient compte du prix auquel il doit vendre, du temps nécessaire pour obtenir ce prix, et du fait que plus cette période est brève, plus il est pressé de vendre et plus il court un risque à cet égard. Il a également tenu compte du fait qu'en l'occurrence les demanderesses ne vendaient pas des lots bâtissables étant donné qu'il fallait encore les viabiliser, construire les routes et assurer le bornage des terrains.

     Il a alors expliqué la méthode par laquelle il avait obtenu une période d'absorption de 18 mois. En 1985, les terrains du lotissement de Kingsmere avaient été intégralement vendus en six mois. Trois des lots avaient été vendus entre 42 000 $ et 45 000 $. S'agissant des lotissements Heinz et Pelletier, les lots avaient été mis en vente à 120 000 $, prix ensuite ramené à 95 000 $, les terrains finissant par être vendus 85 000 $. Les deux lots Woodhouse, mis en vente au mois de mars 1989, avaient été vendus 75 000 $ le 25 septembre 1989, c'est-à-dire six mois plus tard et à une époque où il n'y avait pas de concurrence. Il a répété que le taux d'absorption est lié au prix; plus le prix est élevé, plus il est difficile d'écouler les lots.

     M. Cyr a également fait remarquer en ce qui concerne les terrains McInnis, que le premier barème fixait un prix moyen de 40 000 $ mais que ce prix moyen était passé à 76 000 $ dans le dernier barème. On relève 23 ventes enregistrées : trois à un prix situé entre 30 000 $ et 40 000 $, dix-sept à un prix situé entre 40 000 $ et 50 000 $, sept entre 50 000 $ et 60 000 $, cinq entre 60 000 $ et 70 000 $, et seulement deux à un prix dépassant 70 000 $. Il estime qu'au départ le prix des lots n'avait pas été fixé à un niveau suffisamment élevé et que c'est pour cela que les terrains s'étaient vendus si rapidement.

     Il ne pensait d'ailleurs pas que l'on puisse tenir pour acquis que tous les lots McInnis auraient déjà été vendus lorsque seraient mis en vente les lots Woodhouse. À son avis, il y aurait tout de même eu de la concurrence. Dans la pièce P-7, il explique où se situe le marché à Hull-Ouest. Il a déclaré qu'à l'été de 1989, 12 lotissements restaient aux mains de lotisseurs dont chacun avait encore des invendus. D'après lui, étant donné le prix de 84 000 $ l'unité, une période d'absorption de 18 mois paraissait très optimiste.

     J'estime que la période d'absorption de 18 mois retenue par la défenderesse semble la plus raisonnable. M. Roy a reconnu que dans les cinq années précédant 1989, hormis la région de Kingsmere, aucun lot n'avait été vendu. Il s'agit là d'une précision importante. Il avait retenu, pour calculer le taux d'absorption, le lotissement McInnis, car c'était, à l'époque, le seul lotissement important dans le Parc. Il convient, cependant de noter que, lorsque le prix des lots McInnis eurent atteint 70 000 $, seulement deux d'entre eux avaient été vendus. Il est donc évident que le facteur prix est très important, car il existe un rapport direct entre le prix des lots et la période d'absorption. Étant donné que les lots Woodhouse avaient un prix de vente moyen de 84 000 $, il est peu probable que tous les lots auraient pu être vendus en 12 mois. Même une période d'absorption de 18 mois est assez optimiste.

LES BÉNÉFICES DU LOTISSEUR

     La troisième question touche les bénéfices du lotisseur. Il s'agit de la somme qu'un lotisseur aurait retranché dans le cadre d'une offre globale d'achat portant sur les 30 lots afin de se réserver un bénéfice une fois engagées les dépenses nécessaires pour viabiliser les lots et compte tenu des risques de commercialisation pendant toute la période d'absorption.

     D'après M. Roy, un lotisseur peut compter sur un bénéfice de 5 %. Au nom de la défenderesse, M. Cyr fait valoir que ce chiffre cité par M. Roy est insuffisant et que l'on peut tabler sur un bénéfice de 20 %.

     Les bénéfices du lotisseur tels que calculés par M. Roy, varient entre son rapport de 1989 et son rapport de 1996. Dans son rapport de 1989, il cite le chiffre de 3 %. En 1996, ce chiffre est porté à 7,5 %. D'après lui, le bénéfice normal d'un lotisseur se situe entre 20 et 25 %, mais ce chiffre ne s'applique que lorsque le lotisseur n'exerce aucun contrôle sur le calendrier de lotissement. D'après lui, les bénéfices du lotisseur peuvent aller de 5 à 25 %, ce dernier chiffre s'appliquant seulement aux cas où les terrains n'ont pas encore fait l'objet d'un zonage et où le lotisseur doit lui-même effectuer les formalités nécessaires.

     En l'occurrence, M. Roy a retenu un taux de 7,5 % en tenant compte des coûts de lotissement; un emprunt de 575 000 $ portant intérêt à 13,5 %. À ce chiffre, il ajoute 22 000 $ pour les dépenses imprévues. Il insiste sur le fait qu'en l'occurrence le lotisseur ne risquait que d'avoir à attendre plus de 12 mois pour écouler les lots. À son avis, le lotisseur n'aurait pas à engager plus de 575 000 $ étant donné que les rentrées escomptées suffiraient à financer le projet. Le montant des intérêts à verser à la banque baisserait en fonction du remboursement du principal. Au bout d'un an, on pourrait compter sur des rentrées annuelles de 254 000 $ compte tenu d'un rendement de 10 % sur le dépôt initial.

     Lors de son témoignage, M. Roy a demandé qu'on apporte une correction à son rapport. Il y avait lieu, d'après lui, de fixer à 24 000 $ le montant des frais de lotissement. Lorsqu'on lui a fait remarquer que cette somme paraissait bien faible, M. Roy a répondu qu'il y avait lieu de parler non pas de "bénéfices" mais bien de "rendement d'un investissement". D'après lui, ce qui est le plus important ce sont les rentrées et non pas le montant des bénéfices.

     Dans ses deux rapports, M. Cyr fixe à 20 % le montant du bénéfice escompté par le lotisseur. Pour ce faire, il a consulté des textes, interrogé des lotisseurs sur les conditions du marché, s'est interrogé sur la question de savoir dans quelle mesure la valeur marchande était effectivement raisonnable, a tenu compte de la période d'absorption et a évalué le temps, l'effort et l'argent nécessaires pour mettre les lots en état d'être vendus. À son avis, étant donné qu'il fallait d'abord aménager les lots, il y avait un risque au niveau du temps nécessaire pour mettre les lots en état; les efforts en ce sens prendraient beaucoup de temps, de travail et d'argent. Il s'agissait également de mettre les lots en conformité avec le Règlement 124 et avec les cinq conditions exigées pour l'approbation du plan de lotissement. Selon M. Cyr, toutes ces variables ont été intégrées pour calculer le bénéfice du lotisseur.

     D'après l'ensemble de la preuve, j'estime que le chiffre de 20 % est beaucoup plus réaliste que le chiffre de 7,5 % cité par la demanderesse. D'abord, comme nous l'avons déjà dit, la période d'absorption serait de 18 mois plutôt que d'un an. Deuxièmement, c'était l'avis de l'ensemble des lotisseurs consultés par M. Cyr. Aucun d'entre eux n'a cité un chiffre de moins de 10 % pour 30 lots à vendre en 18 mois au prix moyen de 84 000 $. M. Greenberg a cité le chiffre de 30 %, Burnside Construction a parlé de 20 % et, au lotissement Kimberly, près du terrain de golf Rivermead, on a évoqué un taux de 25 %.

     Qui plus est, le risque minimum assumé, selon M. Roy, par le lotisseur des terrains Woodhouse, suppose que la route a déjà été construite, ce qui n'est pas le cas. Ajoutons à cela des problèmes éventuels au niveau de l'environnement, de l'enregistrement et des autorisations nécessaires.

     Enfin, pour le lotissement McInnis, alors qu'un programme de vente avait déjà été instauré, alors que le marché avait déjà été prospecté et que de nombreux lots avaient déjà été vendus, on a retenu un bénéfice de 15 % pour le lotisseur. Il ne fait aucun doute que le lotissement Woodhouse n'était pas aussi avancé que celui-ci. Il est donc déraisonnable de fixer à un taux inférieur à 7,5 % le bénéfice du lotisseur.

REMISE

     Les demanderesses n'ont pas envisagé la question de la remise alors que la défenderesse, elle, a retenu une remise de 9,75 %. M. Roy a déclaré ne pas avoir prévu de remise étant donné qu'il s'était fondé sur une période d'absorption d'un an. Il a ajouté qu'en cas de remise, il y a lieu de tenir compte du revenu produit par le réinvestissement des rentrées.

     M. Cyr a témoigné qu'en 1989 le taux d'intérêt hypothécaire était de 13,5 % (pour les placements comportant un risque). Dans son second rapport, il ramène ce taux à 9,75 %. Il a effectué le calcul de la remise mois par mois en se fondant sur le volume des rentrées d'argent et a souligné que le cabinet de M. Roy avait eu recours à la même méthode en 1989 pour d'autres lotissements et avait alors retenu un taux de 10 %. Selon ses déclarations, la remise de 9,75 % retenue par lui correspond au risque net; il s'agit du taux applicable aux investissements "sûrs" (bons d'épargne du Canada) en juin 1989. Il a reconnu que si la période d'absorption était d'un an, il ne prévoirait aucune remise.

     J'estime qu'il y a lieu de retenir une période d'absorption de 18 mois et qu'il y a par conséquent lieu de prévoir une remise. Le taux de remise de 9,5 % retenu par M. Cyr me semble correct.

LES FRAIS DE VENTE

     M. Roy s'est fondé sur l'hypothèse de 1 500 $ de frais de vente par lot, plus les dépenses publicitaires. Il a déclaré en avoir parlé avec d'importants lotisseurs qui ont dit avoir recours pour cela à des formules très diverses. Il a reconnu, cependant, qu'aucun des lotisseurs qu'il avait consultés n'avaient travaillé à Hull-Ouest ou dans la province de Québec.

     Je ne peux pas retenir l'avis de M. Roy sur ce point. Rien ne me semble justifier que l'on s'écarte du chiffre de 5 % du prix de vente brut, chiffre retenu par M. Cyr dans son rapport de 1996.


CONCLUSION

     En somme, et pour les raisons exposées plus haut, j'estime que les lots 30 à 42 n'étaient pas aptes à la construction; qu'il y a lieu de retenir, pour les 30 autres lots, une période d'absorption de 18 mois, qu'il convient de prévoir, pour le lotisseur, un bénéfice égal à 20 % de la valeur brute des lots; qu'il y a lieu de prévoir une remise de 9,75 %; et qu'il convient de fixer à 5 % du prix brut le montant des frais de vente.

     Pour l'instant, aucune ordonnance ne sera rendue au niveau des dépens. Après avoir étudié la présente décision, les parties devront, cependant, rédiger un projet de jugement qu'elles soumettront à la Cour pour fins d'exécution. En ce qui concerne les dépens, j'accueillerai les observations écrites qu'on me fera parvenir et une demande en ce sens pourra être présentée en vertu de la Règle 324 des Règles de la Cour fédérale, sans comparution des avocats.

                                 "P. Rouleau"

                                         Juge

Ottawa (Ontario)

Le 14 mai 1997

Traduction certifiée conforme                 

                                     F. Blais, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                  T-2653-89
INTITULÉ :                      AUDREY WOODHOUSE ET AL. c. LA REINE
LIEU DE L'AUDIENCE :              OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L'AUDIENCE :              LE 18 NOVEMBRE 1996

MOTIFS DE JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE ROULEAU

DATE :                      LE 14 MAI 1997

ONT COMPARU :

WILLIAM F. BURROWS, c.r.          POUR LA DEMANDERESSE

PIERRE CHAMPAGNE

YVES LETELLIER                  POUR LA DÉFENDERESSE

MARIE-JOSÉE MONTREUIL

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

NELLIGAN POWER              POUR LA DEMANDERESSE

OTTAWA (ONTARIO)

LETELLIER ET ASSOCIÉS          POUR LA DÉFENDERESSE

HULL (QUÉBEC)

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