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Date : 20221115


Dossier : IMM-3749-22

Référence : 2022 CF 1551

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

PAULO ADRIAN ALBORES ORTA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, un citoyen du Mexique, a demandé l’asile au Canada au motif qu’il craignait le Cártel de Jalisco Nueva Generación [le CJNG], un cartel implanté dans tout le Mexique. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] et la Section d’appel des réfugiés [la SAR] ont toutes deux conclu que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] au Yucatán, au Mexique, et ont rejeté sa demande d’asile fondée sur le paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la SAR a rejeté son appel et confirmé la décision de la SPR.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Le contexte

[3] Pour des raisons de commodité et non par manque de respect, les membres de la famille du demandeur seront désignés dans les présents motifs par leurs prénoms.

[4] Le 20 août 2019, le CJNG a enlevé le plus jeune frère du demandeur, Claudio. Au moment de l’enlèvement, le demandeur et son frère Edgar étaient déjà au Canada. Les deux étaient sans statut puisque leur autorisation de voyage, délivrée en 2018, n’était plus valide.

[5] Le CJNG a envoyé une demande de rançon aux contacts téléphoniques récents de Claudio, dont le demandeur, Edgar, leur mère (Martha), son conjoint de fait (Gerardo) et les grands-parents maternels du demandeur (les grands-parents).

[6] Martha et Gerardo ont appelé la police, mais le lendemain Claudio a réussi à s’échapper de la chambre d’hôtel où il était détenu. L’évasion a été signalée à la police et aucune rançon n’a été versée.

[7] Claudio, Martha et Gerardo ont emménagé chez les grands-parents, à une heure de route, et y sont restés jusqu’à leur fuite vers le Canada, le 26 septembre 2019. Martha a présenté une demande d’asile en son nom ainsi qu’au nom de Gerardo et de ses trois fils adultes parce qu’ils craignaient le CJNG. Environ un an après avoir fui le Mexique, Martha a reçu un message de menaces sur WhatsApp en provenance d’un numéro inconnu. La personne lui indiquait savoir qu’elle se trouvait à Vancouver, au Canada.

[8] La SPR a entendu la demande d’asile de Martha conjointement avec celles des membres de sa famille. Elle a conclu que si Martha, Gerardo et Claudio retournaient au Mexique, le CJNG les tuerait parce que Claudio s’était échappé de leur emprise et que Martha et Gerardo n’avaient pas accédé à sa demande de rançon en plus de l’avoir dénoncé à la police. La SPR a également estimé que la preuve était suffisante pour conclure que le CJNG serait motivé à les pourchasser et à leur causer un préjudice. Elle a conclu que leur renvoi au Mexique les exposerait personnellement à une menace à leur vie et au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

[9] La SPR a mentionné que le CJNG n’avait pas tenté de menacer ou de causer un préjudice aux grands-parents, qui, selon elle, se trouvaient dans une situation semblable à celle du demandeur et d’Edgar, puisqu’aucun d’entre eux n’avait communiqué avec la police pour signaler l’enlèvement, dénoncé le CJNG ou été directement menacé par le CJNG. La SPR a conclu que le demandeur et Edgar n’avaient pas produit une preuve suffisante pour démontrer que l’auteur du préjudice était motivé à les trouver et à leur faire du mal au Yucatán.

[10] La SPR a également conclu qu’il n’y avait pas de preuve tangible que les conditions au Yucatán compromettraient la vie ou la sécurité des deux frères. La SPR a noté que, compte tenu de leurs études secondaires et de leur expérience professionnelle antérieure au Canada et au Mexique, les frères seraient en mesure de subvenir à leurs besoins au Yucatán. Par conséquent, la SPR a conclu qu’il serait raisonnable pour le demandeur et Edgar de chercher refuge au Yucatán.

III. La décision de la SAR

[11] La SAR a jugé que la SPR avait eu raison de conclure que le demandeur et Edgar n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. Elle a convenu avec la SPR que les allégations énoncées dans le formulaire Fondement de la demande d’asile de leur mère étaient crédibles. La question déterminante était de savoir s’ils disposaient d’une PRI viable au Yucatán.

[12] La SAR a estimé que la SPR avait correctement examiné les facteurs qui tendent à prouver ou à réfuter la motivation de l’auteur du préjudice, en particulier la question de savoir si le demandeur et Edgar avaient un profil qui les exposait à un risque, suivant le premier volet de l’analyse relative à la PRI décrite dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) [Rasaratnam].

[13] La SAR a noté que le demandeur et Edgar étaient les destinataires directs de la demande de rançon, que la rançon n’a pas été payée et que la preuve sur la situation dans le pays indique que le refus de payer une dette peut motiver un cartel à pourchasser une personne en dehors de sa zone d’activité. Cependant, à la différence des demandeurs d’asile qui se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés, le demandeur et Edgar n’ont jamais été directement menacés par le CJNG, n’ont pas reçu d’autres menaces après l’évasion de Claudio et ne se sont pas adressés à la police. La SAR a conclu que le fait d’avoir des « liens de parenté étroits » n’augmentait pas leur profil de risque particulier.

[14] La SAR s’est exprimée ainsi : « Même si je concluais que le cartel a probablement les moyens de […] retrouver [le demandeur et Edgar] au Yucatán, réputé être l’État le plus pacifique du Mexique, [ceux-ci] ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait de prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le cartel a la motivation pour le faire. »

[15] La SAR a indiqué que le demandeur et Edgar n’avaient pas contesté les conclusions de la SPR en lien avec le second volet du critère énoncé dans l’arrêt Rasaratnam, à savoir qu’il serait raisonnable pour le demandeur de chercher refuge au Yucatán.

IV. Analyse

[16] La question déterminante est de savoir si la conclusion de la SAR concernant le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Rasaratnam était raisonnable.

[17] Le contrôle de l’analyse relative à la PRI est avant tout une évaluation factuelle qui appelle à la retenue de la part des cours de révision. La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[18] Lorsqu’elle évalue le caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. De plus, la cour de révision doit être convaincue que la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, c’est-à-dire que les motifs révèlent un « mode d’analyse » qui pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait : Vavilov, au para 102.

[19] Le demandeur soutient que la décision de la SAR d’établir une distinction entre les demandeurs d’asile qui se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés et le demandeur en l’espèce n’était pas raisonnable compte tenu du dossier dont elle disposait. Il affirme que la preuve présentée à la SPR faisait état du fait que le CJNG avait formulé des menaces à l’endroit de toute la famille, ce qui concorde avec la preuve concernant les conditions générales dans le pays, selon laquelle, [traduction] « [e]n règle générale, les familles peuvent faire l’objet de menaces et être victimes d’actes de violence en guise de représailles ou de moyen d’exercer de la pression sur d’autres membres de la famille afin qu’ils cèdent aux tentatives de recrutement ou aux demandes d’extorsion ».

[20] Selon le demandeur, puisqu’il a été conclu que le CJNG serait motivé à pourchasser les demandeurs d’asile qui se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés et à leur causer un préjudice, il doit s’ensuivre qu’il est lui aussi exposé à un risque de préjudice. Je ne suis pas d’accord.

[21] Aux fins de l’application de l’article 96 de la LIPR, un demandeur d’asile peut démontrer qu’il craint d’être persécuté au moyen d’éléments de preuve concernant le traitement réservé aux membres du groupe auquel il appartient (c.-à-d. des personnes [traduction] « dont la situation est semblable » à la sienne) dans leur pays d’origine : Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1990 CanLII 7978 (CAF), [1990] 3 CF 250 (CA) aux para 17-19. Cependant, l’analyse menée au titre de l’article 97 de la LIPR est personnelle : Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 11 au para 75. Il incombe au demandeur de démontrer qu’il serait personnellement exposé aux dangers et aux risques allégués.

[22] La SAR a conclu que la preuve sur les conditions générales dans le pays concernant les risques auxquels pourraient être exposés les membres de la famille qui trahissent un cartel n’aide pas le demandeur, car, dans l’affaire qui nous occupe, il existait des éléments de preuve touchant l’expérience d’autres membres de la famille qui montraient le contraire : les grands-parents n’ont pas reçu d’autres menaces malgré le fait qu’ils ont reçu directement la demande de rançon et qu’ils n’ont pas payé la rançon.

[23] La SAR a reconnu que rien ne montrait que le cartel était au courant des liens de parenté des grands-parents et de leur [traduction] « proximité » avec la mère du demandeur ou Claudio. En revanche, la déclaration du cartel à Gerardo – [traduction] « qu’est-ce que vos autres enfants vous ont dit, parce qu’ils ont aussi vu la vidéo? » – démontre que le cartel était au courant du lien de parenté entre le demandeur, Edgar et les demandeurs d’asile qui se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés. La SAR a cependant expliqué que, même si la proximité du lien de sang était un facteur à considérer dans l’analyse du profil de risque d’un demandeur d’asile, ce facteur n’était pas déterminant relativement à l’ensemble de la preuve.

[24] La SAR a expliqué les motifs qui l’avaient portée à souscrire à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur était dans une situation semblable à celle de ses grands-parents pour ce qui était de son profil de risque. Elle a noté, en particulier : a) que la vie du demandeur n’avait jamais été directement menacée; b) qu’il n’avait pas reçu d’autres menaces du cartel après l’enlèvement de Claudio ou après que Martha et Gerardo se sont adressés à la police; c) qu’il n’avait pas personnellement déposé de plainte à la police contre le cartel et d) que la menace reçue par Martha au Canada ne nommait pas le demandeur ou ne le concernait pas par ailleurs. La SAR a conclu que la preuve appuyait la conclusion voulant que le demandeur n’ait pas été la cible de représailles. Je ne suis pas convaincu que la SAR a commis une erreur en tirant cette conclusion.

[25] Dans l’ensemble, par ses observations, le demandeur invite essentiellement la Cour à soupeser à nouveau la preuve, parce qu’il conteste la valeur que lui a attribuée la SAR et les inférences qu’elle a tirées. La Cour suprême du Canada a formulé une mise en garde à cet effet à l’intention des cours de révision : Vavilov, au para 125.

[26] À mon avis, la SAR a raisonnablement examiné les éléments de preuve, y compris les facteurs de risque favorables et défavorables, et elle a eu raison de confirmer la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas produit une preuve suffisante pour établir qu’il était personnellement exposé à un risque dans le lieu proposé comme PRI.

V. Conclusion

[27] Pour les motifs qui précèdent, je suis convaincu que la décision de la SAR possède toutes les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et qu’aucune intervention de la Cour n’est justifiée.

[28] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3749-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Il n’y a aucune question à certifier.

Blank

« Roger R. Lafreniѐre »

Blank

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3749-22

 

INTITULÉ :

PAULO ADRIAN ALBORES ORTA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCORFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 NOVEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 novembRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Kelly Harvey Russ

 

POUR LE DEMANDEUR

Albulena Qorrolli

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kelly Harvey Russ Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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