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Date : 20221104


Dossier : IMM-6250-21

Référence : 2022 CF 1507

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

NICOLL STEFFANY PENA CAMACHO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse est citoyenne de la Colombie. Elle a demandé l’asile à son arrivée au Canada parce qu’elle craignait son ex-petit ami. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’elle n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger, car elle disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable en Colombie. Par la décision qu’elle a rendue le 23 août 2021, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la conclusion de la SPR.

[2] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée.

II. Le contexte

[4] La demanderesse déclare qu’elle a rencontré son ex-petit ami en 2014 et qu’ils ont commencé à habiter ensemble en 2015. Elle déclare également qu’il était un homme violent, qu’il vendait de la drogue et qu’il en consommait. En juin 2017, elle a fui leur résidence commune pour aller vivre chez sa cousine, qui habitait dans une autre ville. Elle a ensuite déménagé chez sa grand-mère qui vivait dans la même ville que sa cousine.

[5] La demanderesse déclare que son ex-petit ami l’a retrouvée chez sa grand-mère en août 2017 et qu’il l’a menacée de mort si elle ne revenait pas vivre avec lui. Elle a obéi et a été victime d’une agression grave par la suite. Elle a demandé et obtenu des soins médicaux. Elle a déclaré à la SPR que les responsables de la clinique médicale l’ avaient obligée à signaler l’agression à la police. La demanderesse affirme que son ex-petit ami avait des contacts au sein de la police, en lien avec son implication dans le trafic de stupéfiants, et qu’elle était donc réticente à signaler l’agression. Elle n’a pas fait le suivi de sa plainte initiale.

[6] La demanderesse déclare qu’elle a continué de subir régulièrement de la violence. Son ex-petit ami menaçait sa vie et celle des membres de sa famille lorsqu’elle le contrariait. Il menaçait également de la tuer, si elle le quittait. En janvier 2018, elle a été contrainte de déménager en Espagne avec son ex-petit ami. Elle soupçonnait que ce déménagement était lié au trafic de stupéfiants auquel il se livrait.

[7] En septembre 2018, la demanderesse s’est enfuie de l’Espagne pour se rendre au Mexique parce qu’elle craignait que son ex-petit ami fût impliqué dans le trafic sexuel. Elle estimait qu’elle ne pouvait pas rester au Mexique, car son ex-petit ami y avait des contacts en lien avec le trafic de stupéfiants. Elle est ensuite venue au Canada et a demandé l’asile.

[8] En octobre 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse, concluant que celle-ci disposait de PRI viables dans les villes colombiennes de Cartagena et Barranquilla. Le 31 août 2020, la SAR a confirmé la décision de la SPR.

[9] La demanderesse a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du 31 août 2020. Par ordonnance rendue le 29 janvier 2021, la Cour a accueilli la demande sur consentement, après avoir été convaincue que le défaut de la SAR d’analyser un risque nouvellement identifié rendait la décision déraisonnable. La Cour a renvoyé l’affaire à un autre commissaire de la SAR. Le présent contrôle judiciaire porte sur la décision rendue à la suite du nouvel examen.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[10] Dans le cadre de l’appel, la SAR s’est d’abord penchée sur la demande de la demanderesse visant à présenter de nouveaux éléments de preuve, puis a donné son autorisation à cet égard. La SAR a souligné que la demanderesse n’avait pas demandé la tenue d’une audience et a conclu que les nouveaux éléments de preuve ne soulevaient pas de question importante en ce qui concerne la crédibilité de la demanderesse. La SAR a conclu que la tenue d’une audience n’était pas requise.

[11] La SAR a souligné le « volume inhabituel d’éléments de preuve contradictoires » et a conclu que cela minait la crédibilité de la demanderesse à plusieurs égards (décision de la SAR, au para 16). Toutefois, elle était convaincue que le poids de la preuve menait à la conclusion selon laquelle la demanderesse avait subi de la violence conjugale de la part de son conjoint. La SAR a également conclu qu’il était peu probable que la demanderesse dispose d’une protection de l’État. Pour étayer sa conclusion, la SAR s’est appuyée sur la preuve de l’apparente inaction de la police après qu’elle avait reçu le signalement de la demanderesse concernant l’agression qu’elle avait subie, les allégations selon lesquelles l’ex-petit ami de la demanderesse avait des liens avec la police ainsi que la preuve documentaire portant sur l’inefficacité de la réponse de la Colombie à la violence familiale. Néanmoins, la SAR a conclu que, si la demanderesse disposait d’une PRI viable, il ne serait pas nécessaire d’examiner la question de la protection de l’État, et la demande d’asile de la demanderesse ne pourrait pas être accueillie.

[12] La SAR a énoncé le critère à deux volets relatif à l’analyse de la PRI, et a conclu que la SPR avait, à juste titre, proposé Cartagena et Barranquilla comme villes offrant des PRI (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration ) (CA), [1992] 1 CF 706).

[13] Après avoir examiné le premier volet du critère, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse de persécution dans les deux villes proposées comme PRI. La SAR a fait remarquer qu’il s’agissait de deux grandes villes et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que l’ex-petit ami de la demanderesse avait les moyens de la retrouver dans ces deux villes.

[14] Après avoir examiné le deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que la demanderesse subirait un préjudice indu si elle déménageait ou vivait dans l’une des villes proposées comme PRI. La SAR a souligné que la demanderesse était jeune et en bonne santé, qu’elle avait fait des études postsecondaires, qu’elle avait de l’expérience de travail et qu’elle parlait l’espagnol et l’anglais. La demanderesse a vécu dans différents pays et a voyagé dans le monde entier. La religion de la demanderesse et la disponibilité de logements dans les villes proposées comme PRI étaient des facteurs qui ne représentaient pas d’obstacles. Même si la demanderesse a subi de la violence conjugale par le passé, la SAR a conclu qu’elle ne serait pas exposée à un risque plus important de subir de la violence fondée sur le genre dans les villes proposées comme PRI que d’autres femmes vivant en Colombie.

[15] La SAR a rejeté l’appel et confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

IV. La question en litige et la norme de contrôle

[16] La demande soulève une seule question, à savoir si la SAR a effectué une analyse raisonnable de la PRI.

[17] Dans ses observations écrites, la demanderesse a mentionné un manquement au principe du stare decisis comme deuxième question en litige. Dans ses observations orales, l’avocat de la demanderesse a informé la Cour que la demanderesse ne donnait pas suite à cet argument. Je ne l’ai donc pas examiné.

[18] Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle appropriée est la décision raisonnable. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). Le raisonnement suivi et le résultat obtenu doivent être intelligibles, justifiés et transparents (Vavilov, au para 86).

V. Analyse

[19] La demanderesse conteste l’appréciation de la preuve par la SAR. De manière générale, la demanderesse soutient que, dans son examen du premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a déraisonnablement écarté les éléments de preuve tendant à appuyer l’existence d’une possibilité de persécution, s’est livrée à des conjectures en concluant que son ex-petit ami serait incapable de la retrouver dans les villes proposées comme PRI, a accordé une importance déraisonnable à la question de savoir si son ex-petit ami était retourné en Colombie, et a mal interprété la preuve documentaire en ce qui concerne les descriptions des systèmes de surveillance colombiens. La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur dans son examen du deuxième volet du critère relatif à la PRI, en ne tenant pas suffisamment compte de son profil de survivante ayant fui la violence conjugale grave. La demanderesse soutient qu’elle ne se sentira pas en sécurité nulle part en Colombie et qu’il n’est pas raisonnable qu’une personne ait à vivre dans la peur.

[20] Par ces observations, la demanderesse fait valoir essentiellement son désaccord sur les conclusions de la SAR et le poids que celle-ci a accordé aux éléments de preuve.

[21] Par exemple, la demanderesse déclare que la SAR a exagéré l’importance d’une erreur mineure dans le récit de sa cousine au sujet des coups de feu dont celle-ci avait été la cible, c’est-à-dire si les coups de feu avaient eu lieu lorsqu’elle était en route vers l’hôpital ou lorsqu’elle se trouvait à l’hôpital. La cousine de la demanderesse a accusé l’ex-petit ami d’avoir fait feu sur elle. La demanderesse s’appuie sur cet élément de preuve pour démontrer que son ex-petit ami est retourné en Colombie et qu’il la recherche. L’incohérence dans les éléments de preuve de la cousine n’est pas contestée.

[22] En ce qui concerne les coups de feu, la SAR a résumé la preuve, noté l’incohérence et conclu qu’aucune des deux déclarations de la cousine n’indiquait qu’elle avait vu l’ex-petit ami de la demanderesse. La SAR a conclu que la cousine avait été la cible de coups de feu, mais a jugé que la preuve ne permettait pas d’établir qu’il était plus probable qu’improbable que l’ex-petit ami ait été l’agresseur. La SAR a fait remarquer également que la preuve fournie par la cousine était la plus éloquente pour démontrer la présence de l’ex-petit ami en Colombie. Ayant souligné les incohérences dans la preuve fournie par la cousine, la SAR a conclu qu’elle ne permettait pas de démontrer que l’ex-petit ami était rentré en Colombie, en provenance de l’Espagne. L’appréciation de la preuve par la SAR était transparente et justifiée, et les conclusions qu’elle a tirées constituaient une issue raisonnable.

[23] Dans sa preuve, la cousine a déclaré que son agresseur lui avait posé des questions au sujet de la demanderesse et de la mère de celle-ci. La SAR a examiné cet élément de preuve et a accepté la possibilité que les coups de feu aient été liés à la relation de la demanderesse avec son ex-petit ami. Toutefois, après avoir souligné la distance importante entre Bogota, où les coups de feu étaient survenus, et les villes proposées comme PRI, la SAR a conclu que cet élément de preuve avait une valeur probante limitée dans l’analyse du risque que l’ex-petit ami de la demanderesse la retrouve dans les villes proposées comme PRI. Encore une fois, l’analyse est transparente, l’appréciation de la preuve est cohérente et les conclusions que la SAR a tirées constituaient une issue raisonnable.

[24] La SAR a également examiné la preuve montrant que l’ex-petit ami de la demanderesse l’avait déjà retrouvée chez sa grand-mère. La SAR a conclu que la capacité de l’ex-petit ami de retrouver la demanderesse dans la résidence habituelle de sa grand-mère avait une valeur probante limitée dans son analyse du risque dans les villes proposées comme PRI.

[25] De même, la SAR a examiné la preuve relative aux liens que l’ex-petit ami de la demanderesse avait avec la police et au risque qu’il la retrouve à l’aide d’un répertoire de cellulaires ou d’une infiltration policière de dispositifs personnels. La SAR a fait remarquer que la preuve fournie par la demanderesse avait permis d’établir que son ex-petit ami avait des liens avec la police locale en 2017. La SAR a examiné la preuve documentaire et a conclu qu’il relèverait de la spéculation de prétendre qu’un enchaînement de faits permettrait l’accès aux bases de données gouvernementales dans un premier temps, et aboutirait à la localisation de la demanderesse par l’ex-petit ami dans les villes proposées comme PRI. En considérant la technologie qui permet d’infiltrer des appareils en Colombie, la SAR a conclu que le profil de la demanderesse ne correspondait pas à ceux que la police pourrait cibler à l’aide de cette technologie.

[26] Encore une fois, la demanderesse ne partage pas les conclusions de la SAR concernant ces risques, mais cette divergence d’opinions ne rend pas l’analyse ou les conclusions déraisonnables.

[27] Je ne suis pas non plus convaincu que la SAR ait accordé une importance déraisonnable à la question de savoir si l’ex-petit ami était retourné en Colombie. En l’absence d’éléments de preuve indiquant que l’ex-petit ami de la demanderesse avait recruté d’autres personnes pour la menacer ou lui causer un préjudice, la SAR s’est raisonnablement concentrée sur la question de savoir si l’ex-petit ami représentait personnellement un risque sérieux pour la demanderesse dans les villes proposées comme PRI. Dans ce contexte, il était raisonnable que la SAR examine les éléments de preuve pour déterminer si l’ex-petit ami se trouvait ou non en Colombie.

[28] Le défendeur soutient, et je suis d’accord avec lui, que la SAR a explicitement pris en compte le profil de la demanderesse, en tant que survivante de violence conjugale grave, dans son examen du deuxième volet du critère relatif à la PRI. Cela étant fait, il était loisible à la SAR de conclure que ces facteurs ne tendaient pas à favoriser une plus grande probabilité que la demanderesse soit exposée au risque d’être persécutée. Dans son argument selon lequel elle ne devrait pas avoir à vivre avec une crainte subjective de persécution dans les villes proposées comme PRI, la demanderesse ne reconnaît pas qu’une crainte d’être persécuté est justifiée lorsque le demandeur d’asile a établi, à la fois, une crainte objective et une crainte subjective (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 à la p 723). La seule crainte subjective de la demanderesse ne suffit pas pour rendre une PRI déraisonnable.

[29] La demanderesse fait valoir que, puisque la SAR a jugé qu’il était peu probable qu’elle dispose de la protection de l’État, il était déraisonnable que la SAR conclue qu’il existait une PRI. La SAR a répondu à cet argument en soulignant que, comme il n’y avait pas de possibilité sérieuse de persécution dans les villes proposées comme PRI, il n’était pas utile d’examiner la question de la protection de l’État. L’existence d’une protection de l’État ou bien d’une PRI est suffisante pour trancher une demande d’asile (Campos Shimokawa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 445 au para 18).

[30] Cela ne veut pas dire que la violence qu’a subie la demanderesse par le passé n’a pas été prise en compte dans l’analyse des PRI. Même si l’examen des questions relatives à la protection de l’État et à la viabilité d’une PRI comporte deux critères distincts, ces critères prennent en compte la situation de la demanderesse. En l’espèce, comme je l’ai mentionné précédemment, dans son examen du deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a pris en compte les actes de violence dont la demanderesse a été victime et la preuve documentaire objective.

[31] La SAR n’a pas commis d’erreur sur cette question.

VI. Conclusion

[32] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[33] Dans ses observations écrites, la demanderesse a proposé la certification de la question suivante :

[traduction]

Lorsqu’une personne demandant l’asile a subi, pendant une longue période, de la violence conjugale répétée et grave, dont des agressions sexuelles et physiques au point d’être hospitalisée, et qu’elle ne disposait pas de la protection de l’État, à quel moment et dans quelles circonstances est-il raisonnable de s’attendre à ce que la victime cherche un endroit comme refuge intérieur n’importe où dans son pays d’origine?

[34] Le défendeur s’est opposé à la question au motif qu’il ne s’agissait pas d’une question déterminante. Après avoir examiné la position du défendeur, la demanderesse a retiré la question qu’elle a proposée, et je suis convaincu qu’aucune question grave n’est soulevée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-6250-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

En blanc

« Patrick Gleeson »

En blanc

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6250-21

 

INTITULÉ :

NICOLL STEFFANY PENA CAMACHO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :


LE 4 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

D. Blake Hobson

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Edward Burnet

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hobson and Company

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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