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Date : 20221031


Dossier : T-1015-21

Référence : 2022 CF 1488

Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2022

En présence de l'honorable juge Roy

ENTRE :

LYSE BÉLANGER

demanderesse

et

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Madame Lyse Bélanger, la Demanderesse, recherche le contrôle judiciaire d’une décision prise à son égard de ne pas lui accorder le remède recherché, soit la remise de sa dette fiscale. La demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

[2] Essentiellement, Mme Bélanger a vu une dette fiscale pour les années fiscales 1984, 1985 et 1986 passer de 2 124,43 $ à 19 750,06 $ en juillet 2019, vu les intérêts accumulés. Elle a bénéficié d’un allègement des intérêts, ce qui a porté le solde à 11 721,79 $. Mme Bélanger a ensuite demandé la remise de sa dette fiscale restante, ce qui lui a été refusé. C’est de cette dernière décision dont contrôle judiciaire est demandé.

I. Les faits

[3] Il appert que Mme Bélanger aura fait l’objet d’une nouvelle cotisation pour les années d’imposition 1984 et 1985. Nous n’avons aucun détail sur les raisons des nouvelles cotisations qui se sont soldées par des sommes dues de 595,15 $ et 1 339,33 $ respectivement. La déclaration de revenus de la Demanderesse a été produite en retard pour l’année d’imposition 1986. Son solde était de 189,95 $, ce qui incluait une pénalité de 22,60 $. Au total, le solde était donc de 2 124,43 $. Il n’est pas contesté que ces cotisations n’ont pas fait l’objet d’opposition.

[4] La somme de 2 124.43 $ est devenue une somme de 19 045,50 $ du fait des intérêts calculés au 15 novembre 2018. C’est par une lettre de l’Agence du revenu du Canada (Agence ou ARC) le 21 novembre 2018 que cette information a été transmise à la Demanderesse. Mme Bélanger s’est dite surprise de cette lettre. Ce ne sera que deux mois plus tard, le 21 janvier 2019, que Mme Bélanger disait dans une lettre manuscrite d’une page ne pas avoir été informée plus tôt d’un solde en souffrance; elle disait ne pas connaître ni le bien-fondé, ni l’origine ou l’historique expliquant le solde dû.

[5] Le solde impayé passait à 19 569,10 $ le 15 mai 2019, alors que l’Agence déclarait avoir retenu 47,91 $, somme à laquelle Mme Bélanger aurait eu droit au titre d’un recouvrement d’impôt. Les intérêts sur les arriérés continuaient à s’accumuler.

[6] Ainsi, une autre lettre de l’ARC faisait suite à celle du 15 mai. Cette fois, la somme due passait, le 18 juillet 2019, à 19 750,06 $. On trouvait en annexe à cette lettre du 18 juillet des tableaux, sur cinq pages, présentés comme « le revenu détaillé de votre compte », menant à un solde de 19 750,06 $.

[7] Mme Bélanger aura fait une demande d’allégement le 6 août 2019. Un accusé de réception daté du 23 août 2019 lui était envoyé.

[8] La demande d’allégement était pour les intérêts sur les arriérés qui s’étaient accumulés au fil des ans. Le 15 janvier 2020, l’ARC faisait droit à un allègement dans la mesure permise par la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC (1985), ch 1 (5e suppl.) [LIR]. Le texte du paragraphe 220(3.1) se lit :

Renonciation aux pénalités et aux intérêts

Waiver of penalty or interest

(3.1) Le ministre peut, au plus tard le jour qui suit de dix années civiles la fin de l’année d’imposition d’un contribuable ou de l’exercice d’une société de personnes ou sur demande du contribuable ou de la société de personnes faite au plus tard ce jour-là, renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable ou la société de personnes en application de la présente loi pour cette année d’imposition ou cet exercice, ou l’annuler en tout ou en partie. Malgré les paragraphes 152(4) à (5), le ministre établit les cotisations voulues concernant les intérêts et pénalités payables par le contribuable ou la société de personnes pour tenir compte de pareille annulation.

(3.1) The Minister may, on or before the day that is ten calendar years after the end of a taxation year of a taxpayer (or in the case of a partnership, a fiscal period of the partnership) or on application by the taxpayer or partnership on or before that day, waive or cancel all or any portion of any penalty or interest otherwise payable under this Act by the taxpayer or partnership in respect of that taxation year or fiscal period, and notwithstanding subsections 152(4) to (5), any assessment of the interest and penalties payable by the taxpayer or partnership shall be made that is necessary to take into account the cancellation of the penalty or interest.

[9] On comprend que les mesures d’allègement d’intérêts étaient demandées pour les années d’imposition 1984, 1985, 1986 et 2001. La contribuable prétendait qu’aucune mesure de recouvrement n’avait été menée. De fait, les mesures de recouvrement sont dites par l’ARC comme ayant été suspendues le 17 octobre 1989. C’est que de décembre 1986 à juillet 1987, l’ARC prétend avoir adressé à Mme Bélanger « des lettres de recouvrement » que cette dernière prétend ne pas avoir reçues.

[10] Le dossier devant la Cour ne comporte pas les raisons pour lesquelles un allègement a été concédé. Mais le 15 janvier 2020, l’ARC communiquait à Mme Bélanger l’allègement accordé en ces termes :

L’intérêt sur arriérés pour les années d’imposition 1985, 1986 et 2001 sera annulé du 1 janvier 2009 jusqu’au 21 novembre 2018, selon les faits présentés.

On aura compris qu’il s’agit de la période de dix ans dont il est question au paragraphe 220(3.1) de la LIR. Une autre lettre, celle-là du 27 février 2020, pas plus limpide que celle du 15 janvier, note l’existence d’une circulaire d’information intitulée « Dispositions d’allègement pour les contribuables », sans pour autant expliquer le calcul fait. Quoi qu’il en soit, les parties déclarent que l’allègement concédé se traduit par une réduction de la dette fiscale de 19 045,50 $ à 11 721,79 $.

[11] N’est pas contesté non plus qu’au cours des années postérieures à 1986, la Demanderesse a continué à produire ses rapports d’impôt. À chaque fois où un remboursement d’impôt aurait pu être payé à Mme Bélanger, il a été retenu en compensation de la dette fiscale qui continuait de croitre en fonction des intérêts qui s’accumulaient. Une première somme a été retenue pour opérer compensation de l’année d’imposition 1987 (et donc lors du traitement de la déclaration d’impôt en 1988). Des remboursements pour les années 1999, 2000, 2002, 2003, 2004, 2007, 2010, 2011, 2017 et 2018 ont subi le même sort. Des remboursements de plus de 2 600 $ au cours des ans auront été appliqués aux 2 124,43 $ initiaux et aux intérêts qui ont couru, laissant ainsi un solde impayé de 11 721,79 $ (après allègement).

[12] Cela nous amène à l’objet du contrôle judiciaire demandé. La Demanderesse s’est adressée directement à la Ministre du revenu national le 3 juin 2020. Dans une lettre circonstanciée de plus de cinq pages, Mme Bélanger demandait à ce que la Ministre aille « au-delà de l’allègement ».

[13] Cette demande devait être traitée comme étant une demande de remise aux termes de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC (1985), ch F-11. La lettre d’un sous-commissaire de l’Agence, dont la date est inconnue, décrivait ainsi le processus qui devait être suivi :

Une demande de remise nécessite un examen complet et approfondi des faits et des circonstances de la situation en question et, par conséquent, cet examen pourrait prendre plusieurs mois. Chaque demande est étudiée selon des directives précises pour déterminer si le demandeur se trouve dans une situation financière extrêmement difficile, si des fonctionnaires de l’Agence ont pris des mesures ou donné des conseils erronés, si des circonstances exceptionnelles ont donné lieu à des difficultés financières ou si des résultats non voulus découlent de dispositions législatives. L’Agence peut aussi considérer d’autres facteurs pour évaluer si le recouvrement de l’impôt et des pénalités, s’il y a lieu, est déraisonnable, injuste ou si de façon générale, l’intérêt public justifie une remise. Si le gouverneur en conseil accorde un décret de remise, le décret sera publié dans la Partie II de la Gazette du Canada et comprendra le nom du contribuable, le montant de la remise et une brève explication.

Éventuellement, une décision sera prise quant à la demande de remise. C’est de cette décision précise dont Mme Bélanger requiert le contrôle judiciaire.

II. La décision sous étude

[14] C’est la Loi sur la gestion des finances publiques qui permet une remise de taxes, de pénalités ou d’intérêts. Le texte de la disposition, soit le paragraphe 23(2) de ladite loi, se lit ainsi :

Remise de taxes ou de pénalités

Remission of taxes and penalties

(2) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut faire remise de toutes taxes ou pénalités, ainsi que des intérêts afférents, s’il estime que leur perception ou leur exécution forcée est déraisonnable ou injuste ou que, d’une façon générale, l’intérêt public justifie la remise.

(2) The Governor in Council may, on the recommendation of the appropriate Minister, remit any tax or penalty, including any interest paid or payable thereon, where the Governor in Council considers that the collection of the tax or the enforcement of the penalty is unreasonable or unjust or that it is otherwise in the public interest to remit the tax or penalty.

[15] La décision de ne pas faire la recommandation dont il est question au paragraphe 23(2) est tombée le 16 avril 2021.

[16] La lettre qui constitue la décision fait un résumé des faits de cette affaire. On y met en exergue la somme totale impayée (2 124,43 $), la prétention de l’Agence que « plusieurs » lettres de recouvrement entre décembre 1986 et juillet 1987 sont restées sans réponse et qu’à compter d’octobre 1989 les mesures de recouvrement ont été suspendues.

[17] La décision convient que compensation a été opérée entre 1988 et 2019 à hauteur de 2 648 $, cette somme étant appliquée au solde dû initialement auquel se sont ajoutés les intérêts. Essentiellement, à au moins onze occasions l’Agence n’a pas fait parvenir à la Demanderesse les remboursements qui auraient par ailleurs été dus. Dans les avis de cotisation, on indiquait, selon la décision du 16 avril 2021, l’une des deux mentions suivantes :

· Nous avons utilisé votre remboursement pour réduire une dette passée qui n’est pas indiquée au « Sommaire » de cet avis. Nous vous enverrons le solde du remboursement, s’il y a lieu;

· Nous devons retenir votre remboursement pendant que nous mettons vos comptes à jour. Nous vous enverrons le solde du remboursement s’il y a lieu.

Étant donné le montant de la dette fiscale accumulée, aucun solde de remboursement n’a jamais été envoyé.

[18] La lettre du 16 avril 2021, qui constitue la décision de refuser la remise demandée, rappelle que le solde en souffrance en juillet 2019 se situait à 19 750 $ et qu’un allègement des intérêts et pénalités avait déjà été accordé.

[19] Le décideur procède ensuite à l’examen de la demande de remise en vertu du paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques.

[20] On commence par noter le caractère rare et extraordinaire d’une remise de taxes, pénalités et intérêts. On y indique qu’une considération générale quant à l’intérêt public est « le maintien de l’intégrité des processus d’opposition et d’appel prévus à la loi, de la nature de l’autocotisation du régime fiscal du Canada, la responsabilité des contribuables de comprendre et de respecter leurs obligations fiscales et l’équité envers les autres Canadiens » (Décision, p 2 de 5). La décision indique aussi que la remise et l’allègement procèdent de mécanismes distincts : ainsi, la remise n’est envisagée que dans des circonstances rares et extraordinaires. Quelles sont ces circonstances?

[21] La décision relève qu’une telle circonstance pourrait être une mesure incorrecte ou un conseil erroné d’un fonctionnaire de l’Agence. La décision considère qu’il n’y en a pas. Les cotisations qui sont à la source de la dette fiscale remontent en 1984, 1985 et 1986; elles n’ont donc pas fait l’objet d’opposition ou d’appel. Ces cotisations sont donc valides (on cite le paragraphe 152(8) de la LIR).

[22] Mme Bélanger avait allégué que l’ARC ne l’avait pas avisée de sa dette fiscale. Elle disait avoir tenté d’obtenir des renseignements auprès du bureau local de l’ARC, mais était imprécise quant au temps et au contenu des conversations. Elle ne parle que de deux rencontres, à l’été 1988 ou 1989, et en 1990 ou 1991, au cours desquelles on lui aurait dit qu’il n’y avait pas de solde dû. Mme Bélanger dit aussi avoir communiqué par téléphone entre 1998 et 2004 au sujet des remboursements non payées à elle. Elle dit ne pas avoir reçu de réponse satisfaisante. La Demanderesse aurait abandonné ses enquêtes par la suite, jusqu’en 2019.

[23] La remise de dette fiscale n’est pas accordée sur cette base ou une absence de preuve vérifiable pouvant appuyer les dires de Mme Bélanger qui sont flous. Aucune précision n’est donnée des rencontres ou appels, que ce soit des notes écrites, les noms des fonctionnaires, les dates des communications ou même les sujets précis abordés. La décision précise que l’exactitude des conseils verbaux ne peut qu’être « fondée sur l’exactitude et l’exhaustivité des renseignements fournis par le contribuable qui demande des précisions sur une question fiscale, et pour cette raison, les conseils verbaux non documentés ne lient pas l’Agence » (Décision, p 3 de 5).

[24] De plus, les motifs de la décision font état que la Demanderesse devait bien savoir que l’information donnée voulant qu’aucun solde n’était dû n’aurait pu être exacte puisque onze remboursements ont été retenus; les avis de cotisation confirmaient d’ailleurs la rétention des remboursements. C’eut été nécessaire à la contribuable de prendre des mesures plus formelles pour confirmer la dette fiscale. De fait, la Demanderesse aura ignoré les cotisations pour les années 1984 à 1986, de même que deux lettres de recouvrement en 1986 et 1987. Elle aura aussi ignoré les onze remboursements refusés, ce qui aurait dû aussi susciter la recherche d’information. Cela fait dire que « (a)ux fins de remise, il est clair que l’Agence vous a avisé, par écrit, à plusieurs reprises au cours des années au sujet de votre dette en souffrance et que vous n’avez pas fourni de renseignements ou justifications qui appuieraient la remise sur la base de mesures ou de conseils inexacts provenant de l’Agence » (Décision, p 4 de 5).

[25] Une autre raison possible pour accorder une remise de taxes, pénalités ou intérêts aurait pu être la situation financière extrêmement difficile dans laquelle la contribuable pourrait être plongée par le paiement de sa dette fiscale restante après l’allègement concédé.

[26] À cet égard, la Décision indique qu’a été considéré le revenu familial (par rapport aux seuils de faible revenu tels qu’établis par Statistique Canada). La situation financière doit être assez grave pour que les ressources actuelles et prévues ne permettent pas de rembourser la dette. L’examen de la situation financière révèle que Mme Bélanger est en mesure de régler sa dette. Le fait que la décision indique que « vous n’avez pas cerné de fardeau financier qui aurait pu aggraver votre situation ni fourni de justification à cet effet » (Décision, p 4 de 5).

[27] Au final, la décision est de refuser la demande de remise. On nous y dit qu’il n’est ni déraisonnable ni injuste de recouvrer impôts, pénalités et intérêts qui ont été correctement établis. Il eut fallu que la contribuable respecte ses obligations fiscales et prenne des mesures en temps voulu, à moins qu’il existe des circonstances atténuantes qui auraient rendues la contribuable incapable de le faire. Ce n’était pas le cas.

III. Arguments et analyse

A. Position des parties

[28] La Demanderesse s’est présentée devant la Cour sans l’assistance d’un avocat, mais était accompagnée de son conjoint à qui a été permis de faire certaines interventions étant donné l’état de santé de celle-ci (Neyedly c Canada (Procureur général), 2020 CF 678 aux para 14 et 15).

[29] Dans son mémoire des faits et du droit, et à l’audience, la Demanderesse a recherché ce qu’elle a identifié comme une « capacité de décision discrétionnaire » (Mémoire des faits et du droit, p 2 de 5). Mme Bélanger déclare ne pas se réclamer d’une situation financière extrêmement difficile (quoique modeste). Elle dit plutôt que l’essentiel de son propos repose sur la justesse de la contestation. Elle dit que « (t)outes mes démarches auprès de l’ARC avaient pour objet de comprendre l’origine et le bien-fondé de cette « dite » dette. Les réponses obtenues n’ont jamais répondu à ce besoin » (Mémoire des faits et du droit, p 4/5, para 14). On aura compris que l’origine de la dette aura été les cotisations de 1984, 1985 et 1986.

[30] Mme Bélanger plaide s’être déplacée deux fois au bureau local de l’ARC dans le but de comprendre les motifs des cotisations et leur bien-fondé. Elle dit que les fonctionnaires n’ont pu confirmer que son état de compte était en souffrance. Mme Bélanger ne fournit aucune précision au sujet de ces rencontres qu’elle situe même comme ayant eu lieu « fin des années 1980 et début des années 1990 ». En fin de compte, la Demanderesse fait porter le litige principalement sur l’allègement en intérêts pour la période antérieure à 2009. Comme on l’aura vu, l’allègement prévu par la LIR ne pouvait valoir que pour dix années, ce qui ne peut couvrir une période antérieure à 2009. Invoquant donc un imbroglio administratif, Mme Bélanger dit requérir un « allègement supplémentaire » qui permettrait une remise complète pour la période antérieure au 1er janvier 2019. Elle plaide d’abondant que la somme originale (2 147,43 $) a été repayée au complet grâce aux remboursements d’impôt qui ne lui ont pas été versés (2 648 $).

[31] Pour le Procureur général, la décision de refuser la remise en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques est éminemment raisonnable. En effet, il s’agit là de la norme de contrôle à être utilisée. Or, la décision sous le paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques est exceptionnelle et discrétionnaire.

[32] Il en découle selon le Procureur général que le fardeau repose sur les épaules de qui recherche le contrôle judiciaire qui emporte qu’un demandeur doit démontrer qu’une décision n’a pas les apanages de la raisonnabilité, soit qu’elle rencontre les exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité. La cour de révision n’est donc pas appelée à substituer son appréciation du mérite, en examinant à nouveau la preuve, pour ainsi se substituer au décideur administratif.

[33] La décision est raisonnable alors que le décideur s’est appliqué à examiner l’affaire en fonction de lignes directrices que constitue le Manuel sur les remises à l’intention des employés de l’Agence du revenu du Canada. Quatre caractéristiques y sont indiquées :

· situation extrêmement difficile;

· difficultés financières associés à des circonstances atténuantes;

· mesure incorrecte ou conseil erroné des fonctionnaires de l’ARC;

· résultats non voulus découlant des dispositions législatives.

En l’espèce, seulement la situation extrêmement difficile et les conseils erronés auraient pu trouver application. Devant la Cour, la Demanderesse n’invoque pas sa situation financière extrêmement difficile.

[34] Quant aux conseils erronés, le Procureur général plaide que le dossier révèle que la Demanderesse a reçu au cours des ans de l’information sur l’existence d’un solde dû, voyant compensation être opérée à onze reprises. De plus, elle ne s’est jamais prévalue des mécanismes d’opposition et d’appel si tant est qu’elle voulait contester les cotisations. Pour le Défendeur, il n’y avait rien de déraisonnable ou d’injuste dans la perception des taxes; il n’est pas dans l’intérêt public de procéder à une remise de dette fiscale dans les circonstances.

B. Analyse

[35] On ne peut qu’éprouver une certaine sympathie pour Mme Bélanger qui a vu une dette fiscale de 2 147,43 $ passer à plus de 19 500 $ en mai 2019. Mais le rôle d’une cour de révision sur contrôle judiciaire n’est pas de se substituer au tribunal administratif chargé d’administrer un régime donné (Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237 au para 3).

[36] Il ne fait pas de doute que le contrôle judiciaire de l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques est révisé selon la norme de la décision raisonnable (Fink c Canada (Procureur général), 2019 CAF 276 [Fink] au para 4; Escape Trailer Industries Inc. c Canada (Procureur général), 2020 CAF 54 [Escape Trailer] au para 13; Rahman c Canada (Procureur général), 2022 CF 806). Cela emporte des conséquences.

[37] La Cour suprême du Canada a recentré le cadre d’analyse en ces matières dans son arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]. Ainsi, l’intervention judiciaire dans les affaires administratives n’est possible que si elle est nécessaire à la préservation de la légitimité, de la rationalité et de l’équité du processus administratif. Cela se traduit par la retenue judiciaire (au para 13). On reconnait au décideur administratif sa légitimité et sa compétence dans son domaine, ce qui fait en sorte que la cour de révision doit adopter une attitude de respect (au para 14). Ultimement, la cour de révision doit faire preuve de déférence envers une décision intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée par rapport aux contraintes factuelles et juridiques (au para 85).

[38] La Cour suprême dans Vavilov dit requérir que seules des lacunes graves peuvent donner lieu à intervention sur contrôle judiciaire (au para 100). Des lacunes graves viendront d’un manque de logique interne du raisonnement, ou d’une décision indéfendable sous certains rapports. Dans Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900, la Cour suprême présente un résumé utile de ce en quoi consiste une décision raisonnable aux paragraphes 31, 32, 33 :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « . . . ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100). En l’espèce, ce fardeau incombe au Syndicat.

[39] Il faut bien convenir, sans lui en faire le reproche, que la Demanderesse non seulement ne s’est pas lancée dans une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur, mais elle n’a pas tenté de démontrer non plus le genre de lacunes graves pouvant donner ouverture au remède recherché. Elle demande à ce que l’allègement déjà accordé pour dix ans soit étendu pour couvrir le reste de la dette fiscale.

[40] Indépendamment d’une absence de démonstration par la Demanderesse du caractère non raisonnable de la décision sous étude, dont c’était par ailleurs le fardeau, j’ai examiné la décision pour y rechercher les apanages de la décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et y retrouver la justification face aux contraintes juridiques et factuelles.

[41] Comme la Cour d’appel fédérale le rappelait dans Fink et Escape Trailer, la remise est une mesure exceptionnelle. Son caractère discrétionnaire, dont on ne peut sérieusement douter, est encadré. Ultimement, le décideur pourra accorder la remise si la perception des taxes, pénalités et intérêts est déraisonnable ou injuste ou, de façon générale, l’intérêt public le justifie. Mais l’exercice de la discrétion ne saurait être capricieux; il doit plutôt être compatible avec son objet (Roncarelli c Duplessis, [1959] RCS 121). Comme le notait la Cour d’appel fédérale dans Escape Trailer, la Ministre s’est dotée de lignes directrices pour encadrer la discrétion. Sans être contraignantes ou exhaustives, elles encadrent le pouvoir discrétionnaire (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559 au para 60). Elles sont présentées au paragraphe 33 des présents motifs. Ces lignes directrices ne sont pas sans rappeler les circonstances où des remises de taxes avaient été concédées pour des raisons participant 1) de la compassion, par exemple pour des revers de fortune financiers, 2) de l’équité, par exemple pour rectifier des erreurs administratives ou un traitement différent de contribuables dans des circonstances similaires, 3) de la rectification d’anomalies ou de conséquences non voulues. Ces facteurs sont pertinents et raisonnables pour appliquer l’alinéa 23(2). De fait, la Demanderesse n’a pas invoqué d’autres facteurs qui auraient pu être considérés.

[42] Ici, on ne saurait voir une décision arbitraire. On aura pu percevoir que la Demanderesse alléguait avoir été mal informée par les fonctionnaires. Mais la Demanderesse ne fournit aucun détail qui pourrait donner une certaine granularité à ses prétentions. Je vois mal comment on pourrait faire grief au décideur de préciser que la qualité des conseils verbaux fournis par des fonctionnaires habilités à le faire, s’ils sont donnés, sera toujours fonction de l’exactitude et de l’exhaustivité des renseignements fournis. Il est parfaitement impossible au décideur d’aller bien loin avec l’information fournie par Mme Bélanger. C'est d’autant plus vrai qu’au cours des ans, onze remboursements d’impôt lui ont été refusés parce qu’il y avait un solde dû. Ainsi, la preuve offerte par la Demanderesse était à l’effet qu’elle aurait tenté de connaître la justification pour les cotisations de 1984 à 1986 et s’il y avait un solde dû. Ce sont là, me semble-t-il, des considérations qui pourraient par ailleurs avoir des allures quelque peu contradictoires, car qui cherche la justification des cotisations devrait savoir qu’existe un solde impayé. Or, comme le note la décision, les recours prévus n’ont pas été entamés pour contester les cotisations et onze fois des remboursements ont été retenus. Il était plutôt évident qu’il devait bien y avoir, aux dires de l’Agence, un tel solde. La décision note que si la Demanderesse avait été informée ne pas avoir de solde dû, « il aurait dû être évident que cela était inexact étant donné que plusieurs remboursements d’impôt ont été retenus et que vos avis de cotisation ont confirmé, par écrit, que vous aviez une dette » (Décision, p 3 de 5).

[43] Ceci dit avec égards, la décision ne révèle à mon avis aucune incohérence ou un manque de logique interne. Elle est aussi justifiée face aux faits qui ont été révélés. Ce qui plus est, on ne peut reprocher à la décision de pécher par un manque de justification : on en comprend aisément le fil du raisonnement et l’analyse est intrinsèquement raisonnable.

IV. Conclusion

[44] La Demanderesse n’a pas dans son mémoire des faits et du droit et à l’audience devant cette Cour attaqué la décision sur la base que celle-ci ne serait pas raisonnable, comme cela est requis sur contrôle judiciaire. Elle a plutôt plaidé qu’elle devrait bénéficier d’un système qui aurait eu la capacité de décision discrétionnaire alors qu’elle a prétendu ne pas avoir reçu l’information adéquate de fonctionnaires de l’ARC. Ces allégations non détaillées et sans corroboration n’ont pas été retenues, d’autant que la preuve démontrait qu’elle avait été prévenue à de nombreuses reprises de l’existence d’un solde dû.

[45] Le rôle de la cour de révision n’est pas de chercher à exercer une discrétion qui réside ailleurs. Il est plutôt de contrôler la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. En notre espèce, la décision a les apanages de la décision raisonnable : elle est justifiée, elle est transparente et elle est intelligible.

[46] Il en résulte que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Le Défendeur avait initialement requis ses dépens. Cette position initiale a été révisée par la suite, si bien que des dépens ne sont pas demandés.

 


JUGEMENT au dossier T-1015-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Des dépens ne sont pas adjugés.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1015-21

 

INTITULÉ :

LYSE BÉLANGER c MINISTRE DU REVENU NATIONAL

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 OCTOBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Lyse Bélanger

Ghislain Valade

 

Pour LA DEMANDERESSE

(SE REPRÉSENTANT ELLE-MÊME)

 

Justine Allaire-Rondeau

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

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