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Date : 20221027


Dossiers : T-145-22

T-247-22

T-168-22

T-1991-21

Référence : 2022 CF 1463

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2022

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

Dossier : T-145-22

ENTRE :

NABIL BEN NAOUM

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-247-22

ET ENTRE :

L’HONORABLE MAXIME BERNIER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-168-22

ET ENTRE :

L’HONORABLE A. BRIAN PECKFORD, LEESHA NIKKANEN, KEN BAIGENT, DREW BELOBABA, NATALIE GRCIC ET AEDAN MACDONALD

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-1991-21

ET ENTRE :

SHAUN RICKARD ET KARL HARRISON

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT
(jugement rendu aux parties le 20 octobre 2022)

I. Aperçu

[1] Les demandeurs contestent la constitutionnalité de l’obligation vaccinale imposée dans les secteurs aérien et ferroviaire au moyen d’une série d’ordonnances de Transports Canada. Conformément à ces ordonnances, la vaccination complète contre la COVID-19 était exigée afin de pouvoir monter à bord d’un avion ou d’un train pour les voyages à l’intérieur du Canada ou au départ du Canada.

[2] Les quatre groupes de demandeurs contestent les arrêtés d’urgence qui ont imposé l’obligation vaccinale pour les voyageurs aériens; un des groupes de demandeurs conteste également l’obligation pour les voyageurs ferroviaires, mise en application au moyen d’un arrêté ministériel.

[3] Le 20 juin 2022, les versions en vigueur des arrêtés d’urgence et des arrêtés ministériels contestés ont été abrogées, remplacées par des ordonnances n’exigeant pas la vaccination ou, dans le cas de l’obligation vaccinale dans le secteur aérien, ont expiré. Le 28 juin 2022, le défendeur a déposé son avis de requête en vue d’obtenir une ordonnance radiant les demandes en raison de leur caractère théorique.

[4] Puisque l’audience du contrôle judiciaire de cinq jours dans ces dossiers était prévue à compter du 31 octobre 2022, le jugement a été émis, motifs à suivre. La Cour a procédé ainsi afin d’éviter que les parties consacrent davantage de temps en préparation de l’audience; de plus, puisque la procédure qui a mené au prononcé de la présente décision s’est déroulée dans les deux langues officielles, la Cour est tenue de rendre ses motifs simultanément dans les deux langues conformément à l’alinéa 20(1)b) de la Loi sur les langues officielles, LRC (1985), c 31 (4e suppl). En raison du temps requis pour la traduction, il n’a pas été possible de rendre le jugement et les motifs dans les deux langues officielles assez tôt afin de donner aux parties un préavis suffisant selon lequel l’audience prévue n’aurait pas lieu.

II. Faits

A. Obligation vaccinale pour les voyageurs aériens

[5] À partir de juin 2020, mais avant la période visée par les présentes demandes, le ministre des Transports a pris une série d’arrêtés d’urgence d’une durée de 14 jours en application du paragraphe 6.41(1) de la Loi sur l’aéronautique, LRC (1985), c A-2, afin d’atténuer le risque pour l’aviation ou la sécurité publique causé par la pandémie de COVID-19 (arrêtés d’urgence 1 à 42). Le paragraphe 6.41(2) de la Loi sur l’aéronautique dispose qu’un arrêté d’urgence cesse d’avoir effet à défaut d’approbation par le gouverneur en conseil dans les quatorze jours suivant sa prise. Le cas échéant, la Loi sur l’aéronautique prévoit un processus pour que l’arrêté d’urgence devienne un règlement ayant le même effet que l’arrêté d’urgence.

[6] Dans les faits, aucun des arrêtés d’urgence contestés n'a été soumis à l’approbation du gouverneur en conseil; chaque arrêté d’urgence a plutôt été remplacé tous les 14 jours par un nouvel arrêté d’urgence.

[7] Le 29 octobre 2021, l’arrêté d’urgence 43 a mis en place pour la première fois l’obligation vaccinale fédérale dans le secteur du transport aérien. Cet arrêté autorisait le dépistage des passagers comme alternative à la vaccination.

[8] À partir du 30 novembre 2021 (lorsque l’arrêté d’urgence 47 est entré en vigueur), le dépistage a cessé d’être une alternative à la vaccination. La vaccination était obligatoire pour les voyages aériens au départ du Canada et pour les vols intérieurs, à quelques rares exceptions dont l’impossibilité de se faire vacciner pour des raisons médicales, les soins médicaux essentiels, les croyances religieuses sincères, les ressortissants étrangers (non-résidents) quittant le Canada, les déplacements en vue d’appuyer les intérêts nationaux, les déplacements au départ ou à destination de collectivités éloignées ou encore les voyages d’urgence.

[9] Cette obligation vaccinale imposée aux passagers aériens est demeurée en vigueur jusqu’au 20 juin 2022 au moyen d’arrêtés d’urgence successifs.

[10] Chacun des demandeurs a déposé, de manière indépendante, des avis de demande de contrôle judiciaire contestant les arrêtés. Le premier avis a été déposé le 24 décembre 2021 et le dernier, le 11 mars 2022. Les demandeurs ayant présenté leurs demandes à des dates différentes, ils ne contestent pas tous la même version de l’arrêté d’urgence (un demandeur conteste l’arrêté d’urgence 49, deux contestent l’arrêt d’urgence 52 et un autre conteste l’arrêt d’urgence 53).

B. Obligation vaccinale pour les voyageurs ferroviaires

[11] L’obligation vaccinale pour les voyageurs ferroviaires a été imposée au moyen d’arrêtés ministériels pris en application de l'article 32.01 de la Loi sur la sécurité ferroviaire, LRC (1985) c 32 (4e suppl). À partir de l’arrêté ministériel 21-08 (qui est entré en vigueur le 29 octobre 2021), on a exigé que les passagers ferroviaires soient entièrement vaccinés contre la COVID-19 pour monter à bord d’un train.

[12] Depuis, les arrêtés ministériels ont été renouvelés, avec de légères modifications, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’arrêté ministériel 22-02, lequel a abrogé un arrêté ministériel antérieur et a cessé d’imposer la vaccination comme condition d’embarquement.

[13] Les demandeurs dans le dossier T-1991-21, Shaun Rickard et Karl Harrison, sont les seuls à contester les dispositions concernant le transport ferroviaire énoncées dans l’arrêté ministériel 21-09.

III. Questions en litige

[14] Les demandeurs et le défendeur conviennent que le critère applicable à une requête relative au caractère théorique est celui qu’a établi le juge Sopinka dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), 1989 1 RCS 342. Évidemment, ils adoptent des positions diamétralement opposées quant aux deux principales étapes exposées dans cet arrêt. Plus précisément, ils sont en désaccord quant aux questions de savoir : i) si le débat est théorique, et ii) si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire même si elle est considérée comme théorique.

[15] La requête déposée par le défendeur soulève donc les questions suivantes :

  1. Les questions soulevées par les présentes demandes de contrôle judiciaire sont-elles théoriques; existe-t-il un litige actuel?

  2. Si les questions sont théoriques, la Cour devrait-elle malgré tout exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre ces demandes sur le fond?

[16] Depuis que la requête a été prise en délibéré, la Cour a reçu plusieurs lettres. Dans deux lettres distinctes, le défendeur a produit, sans toutefois commenter, deux décisions rendues après l’audience sur la question du caractère théorique d’obligations vaccinales ayant été retirées (Gianoulias et al c Procureur général du Québec, 2022 QCCS 3509 (CanLII) et Lavergne-Poitras v The Attorney General of Canada et al, 2022 FC 1391). Les demandeurs dans le dossier T-1991-21 ont réagi en présentant six pages d’observations supplémentaires en réponse. La Cour a examiné les deux décisions et les observations présentées en réponse par les demandeurs.

[17] La Cour a également reçu une lettre d’un individu ayant assisté à l’audience au moyen de la plateforme Zoom (le nombre de participants a atteint 2 300 personnes au cours de la journée) et souhaitait rappeler à la Cour [traduction] « l’importance » de sa décision. Cette lettre étant tout à fait inappropriée, elle ne sera pas prise en compte. Il faut établir une ligne de démarcation claire entre, d’une part, l’observation d’une audience et, d’autre part, la tentative de devenir un participant en faisant part de son opinion dans une lettre au juge désigné. Cette ligne ne doit pas être franchie. Le principe de l'indépendance judiciaire veut que les juges puissent rédiger leurs décisions sans subir de pression ou d'interférence.

IV. Discussion

A. Les questions soulevées par les présentes demandes de contrôle judiciaire sont-elles théoriques; existe-t-il un litige actuel?

[18] Comme je l'ai déjà indiqué, les présentes demandes ne visent pas toutes les mêmes arrêtés d’urgence ou arrêté ministériel puisqu’elles ont été déposées à des dates différentes. Ceci étant, voici un résumé des remèdes recherchés par les demandeurs :

Ÿ que la Cour annule les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel ou les déclare invalides et inopérants;

Ÿ que la Cour déclare que les arrêtés d’urgence excèdent les pouvoirs conférés par la Loi sur l’aéronautique et ont été pris dans un but illégitime;

Ÿ que la Cour déclare que les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel sont inconstitutionnels et ont été pris en violation des droits conférés aux demandeurs par les alinéas 2a), b), c) et d), ainsi que par les articles 3, 6, 7, 8 et 15 de la Charte, d’une manière qui ne peut pas être justifiée par l’article premier;

Ÿ que la Cour déclare que les arrêtés d’urgence ont porté atteinte à leurs droits reconnus par l’article premier de la Déclaration canadienne des droits et ont enfreint les articles 7, 12, 18 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Ÿ que la Cour ordonne que les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel soient modifiés pour inclure la reconnaissance de l’immunité naturelle ou pour permettre aux voyageurs de présenter la preuve d’un test PCR négatif avant leur voyage;

Ÿ que la Cour interdise les dispositions futures susceptibles d’être semblables aux arrêtés d’urgence et à l’arrêté ministériel contestés ou qu’elle rende une déclaration d’invalidité concernant les violations des droits garantis par la Charte pour les obligations susceptibles d’être imposées à l’avenir;

Ÿ que la Cour déclare que les arrêtés d’urgence ont enfreint la Loi électorale du Canada.

[19] Le défendeur affirme qu’en raison de l’abrogation de l’obligation vaccinale pour les passagers aériens et ferroviaires, en date du 20 juin 2022, il n’y a plus de litige actuel entre les parties. Il avance quatre motifs principaux pour lesquels la Cour devrait lui donner gain de cause :

1. les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel contestés par les demandeurs n’existent plus en droit;

2. chaque demande est limitée par les dispositions législatives contestées dans l’avis de demande;

3. les demandeurs ont, de façon générale, obtenu la réparation sollicitée puisque les dispositions relatives à l’obligation vaccinale ont été abrogées;

4. la demande de jugement déclaratoire ne peut pas à elle seule étayer un litige de nature théorique; les mesures de redressement déclaratoires sollicitées par les demandeurs ne contiennent pas de litiges actuels justifiant un contrôle judiciaire.

[20] Les demandeurs affirment qu’il y a un litige actuel compte tenu des déclarations du gouvernement du Canada selon lesquelles les restrictions concernant les voyages ont seulement été [traduction] « suspendues », ce qui indique qu’elles pourraient être imposées de nouveau à tout moment si la situation sanitaire entourant la COVID-19 s’aggrave. De ce point de vue, les requêtes du défendeur seraient prématurées. Les demandeurs s’appuient sur un communiqué de presse publié par le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, sur des déclarations faites par des ministres lors d’une conférence de presse le 14 juin 2022, ainsi que sur une entrevue que le ministre des Affaires intergouvernementales a accordée subséquemment à Radio-Canada.

[21] Premièrement, l’audience des présentes demandes de contrôle judiciaire doit durer cinq jours à compter du 31 octobre 2022. Or, depuis l’audience de la présente requête, Transports Canada a supprimé l’exigence du port du masque à bord des avions et des trains et a abrogé le dernier arrêté d’urgence. À mon avis, la situation a autant de chances de s’améliorer que d’empirer d’ici la fin de l’audience des demandes sur le fond. L’argument des demandeurs est hautement spéculatif et n’étaye pas leur position selon laquelle le litige demeure.

[22] Deuxièmement, un commentaire formulé par un ministre à l’intention d’un journaliste et sorti de son contexte ne constitue pas une décision de ce ministre et n’indique pas non plus qu’il existe un litige actuel. Même si le ministre a parlé d’une suspension en juin 2022, il reste que tous les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel assortis d’une obligation vaccinale ont expiré sur le plan juridique et qu’aucun arrêté contenant une telle obligation n’a été pris depuis juin.

[23] La question est de savoir si les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel ont un effet sur les droits des demandeurs; la Cour doit répondre à cette question par la négative. En effet, dès leur abrogation, les arrêtés ont cessé d'avoir une incidence négative sur la vie et les moyens de subsistance des demandeurs.

[24] Cet argument des demandeurs doit donc être rejeté.

[25] Les demandeurs soutiennent que l’arrêté d’urgence en vigueur au moment de leur réponse continuait d’exiger la communication de renseignements médicaux concernant les passagers; dans leur avis de demande, les demandeurs ont affirmé que ceci portait atteinte au droit à la vie privée conféré par l’article 8 de la Charte. Les demandeurs font référence à l’article 3 de l’arrêté d’urgence, qu’ils appellent [traduction] « l’obligation de notification ». Cette exigence s’appliquait aux transporteurs aériens et aux exploitants privés au départ de tout autre pays que le Canada. La Cour note également que le contenu de l’article 3 a varié selon les arrêtés d’urgence (y compris notamment, entre l’arrêté d’urgence 52 contesté par ce groupe de demandeurs et l’arrêté d’urgence 68 dont il est question dans leurs observations), mais qu’à tout évènement, il n’y a plus d’article 3, et encore moins d’arrêté d’urgence, en vigueur sous quelque forme que ce soit en date du 1er octobre 2022. En outre, dans toutes les versions des arrêtés d’urgence contestés, il ne s’agissait pas à proprement parler d’une obligation imposée aux demandeurs, mais plutôt d’une obligation pour les transporteurs aériens et les exploitants privés d’aviser les passagers aériens de leurs propres obligations en application de la Loi sur la mise en quarantaine, LC 2005, c 20.

[26] Enfin, les demandeurs prétendent que même lorsque la principale mesure de redressement demandée est théorique, la Cour peut rendre un jugement déclaratoire qui s’appliquerait à toute demande de dommages-intérêts fondée sur la Charte susceptible d’être présentée en tant qu’action distincte.

[27] Il convient de noter qu’après l’abrogation des arrêtés d’urgence et de l’arrêté ministériel, et après le dépôt, par le défendeur, de l’avis de requête relativement au caractère théorique des demandes, les demandeurs dans le dossier T-1991-21 ont déposé un avis de requête afin d’obtenir des ordonnances de modification de leur avis de demande pour revendiquer des dommages-intérêts et afin d’indiquer qu’ils poursuivraient leur demande sous forme d’action. Le 3 août 2022, la juge adjointe Tabib a rejeté la requête, déclarant : [traduction] « il semble que l’un des objectifs des modifications proposées soit de tenter de protéger les demandeurs des conséquences éventuelles de la requête du défendeur visant à déclarer le caractère théorique de cette demande. » Ayant examiné les conséquences d’un rejet de la requête au sujet du caractère théorique, elle a tiré la conclusion suivante : [traduction] « je ne suis donc pas convaincue que le rejet de la requête au sujet du caractère théorique, le cas échéant, nuirait considérablement à la capacité du demandeur d’intenter une action en dommages-intérêts. Plus important encore, je ne suis pas convaincue que l’éventualité d’un rejet, avec les coûts et l’inefficacité qui en découlent, justifie à l’heure actuelle la réparation exceptionnelle sollicitée par les demandeurs. »

[28] De façon générale, les demandeurs sollicitent des déclarations d’invalidité, pour divers motifs, relativement aux obligations vaccinales pour les passagers aériens et ferroviaires qui ont été abrogées. Pourtant, il est reconnu que les tribunaux doivent s’abstenir d'exprimer des opinions sur des questions de droit dans l’abstrait ou lorsqu'il n'est pas nécessaire de trancher une affaire. Les déclarations en matière juridique ou constitutionnelle pourraient compromettre des causes futures; il convient donc de les éviter (Phillips c Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 RCS 97, au para 12).

[29] Deux groupes de demandeurs sollicitent également l’interdiction d’hypothétiques dispositions futures susceptibles d’être semblables aux arrêtés d’urgence et à l’arrêté ministériel en cause. Premièrement, la Cour ne peut délivrer d’ordonnance d'interdiction contre des dispositions juridiques futures non définies. Deuxièmement, comme nous l’avons constaté depuis le début de la pandémie, les mesures prises par tous les gouvernements ont changé au fil du temps, en fonction de l’évolution de la situation et des connaissances scientifiques.

[30] Comme l’a déclaré la Cour supérieure de justice de l’Ontario dans la décision Work Safe Twerk Safe v Her Majesty the Queen in Right of Ontario, 2021 ONSC 6736 (CanLII), au para 7 :

Je ne suis pas d’accord avec l’avocate du demandeur lorsqu’elle affirme que les questions restent ouvertes en raison de la possibilité de nouveaux règlements discriminatoires à l’avenir. La validité de nouveaux règlements, le cas échéant, devra être établie en fonction des faits et des circonstances à ce moment-là. Rien dans le dossier ne permet de croire que les règlements ont été abrogés et remplacés afin d’échapper à un contrôle judiciaire devant notre Cour. Au contraire, l’évolution de la pandémie de COVID-19 a amené le gouvernement à revoir continuellement sa réponse à la crise sanitaire, comme en témoignent les changements apportés aux règlements contestés touchant les établissements.

[31] Un groupe de demandeurs demande à la Cour d’ordonner que les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel soient modifiés pour inclure la reconnaissance de l’immunité naturelle ou pour permettre aux voyageurs de présenter la preuve d’un test PCR négatif. Même si les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel en question étaient encore en vigueur, il n’appartient pas à la Cour de réécrire les dispositions législatives qu’elle juge invalides.

[32] Enfin, je conviens avec le défendeur que les demandes de jugement déclaratoire ne peuvent pas à elles seules soutenir un litige de nature théorique et que les mesures de redressement déclaratoires sollicitées par les demandeurs ne révèlent aucun litige actuel justifiant un règlement judiciaire. L’existence d’une demande de jugement déclaratoire ne permet pas de « se soustraire » à l’application de la doctrine du caractère théorique (Rebel News Network Ltd c Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181, au para 40). Les tribunaux ne rendent de jugements déclaratoires que lorsqu’il peut y avoir une utilité pratique, c’est-à-dire s’ils règlent un « litige réel » entre les parties. La Cour ne voit aucune utilité pratique aux jugements déclaratoires sollicités par les demandeurs.

[33] Par conséquent, les demandes de contrôle judiciaire sont théoriques puisqu’il n’existe aucun litige actuel.

B. La Cour devrait-elle malgré tout exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre ces demandes sur le fond?

[34] La Cour suprême, dans l’arrêt Borowski, a également donné des indications quant à ce deuxième volet du critère. Plus précisément, les tribunaux doivent se pencher sur les éléments suivants :

Ÿ la présence d’un débat contradictoire (ce point n’est pas contesté en l’espèce, comme l’indique le fait que les parties ont passé une journée en salle d’audience à débattre de cette requête);

Ÿ l'économie des ressources judiciaires;

Ÿ la nécessité pour la Cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique.

(1) Économie des ressources judiciaires

[35] Sur ce point, les demandeurs soutiennent que la Cour a déjà consacré beaucoup de ressources à ces demandes (en tranchant des requêtes et en rendant des ordonnances procédurales), qu’un dossier de preuve volumineux a été confectionné et que la majorité des étapes procédurales sont complétées.

[36] Deuxièmement, ils affirment qu’une décision de la Cour pourrait avoir des répercussions concrètes sur les droits des parties si le gouvernement réinstaure des obligations semblables; la confiance du public dans l’administration de la justice serait ébranlée si les demandes étaient déclarées théoriques parce que le gouvernement a simplement levé les mesures.

[37] Troisièmement, les demandeurs prétendent que cette affaire concerne des questions d’intérêt public et que le coût sociétal ainsi que l’incertitude quant à la constitutionnalité des obligations vaccinales l’emportent sur le souci d’économie des ressources judiciaires.

[38] Enfin, les demandeurs affirment que sans décision de notre Cour sur leurs demandes, les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel contestés échapperont à l'examen judiciaire. Ils indiquent que la Cour supérieure du Québec, dans la décision Syndicat des métallos, section locale 2008 c Procureur général du Canada, 2022 QCCS 2455 (cette cause a été entendue par la Cour supérieure du Québec avant que les parties en l'espèce ne déposent leurs observations écrites, mais la décision a été rendue avant l’audience de la requête), n’a pas réglé les questions en litige et qu’il n’y a pas, en tout état de cause, de principe du stare decisis horizontal.

[39] La Cour juge qu’aucun de ces arguments n’est suffisant pour justifier de consacrer davantage de ressources à ces dossiers.

[40] Certes, les parties, et la Cour dans une certaine mesure, ont déjà consacré des ressources financières et humaines à ces dossiers. Cependant, la Cour est loin d'avoir consacré toutes les ressources nécessaires pour mener ces dossiers à terme, puisqu’une audience en contrôle judiciaire de cinq jours est prévue et qu’un important travail de rédaction reste à faire (ces dossiers comprennent 23 affidavits et 15 rapports d’experts totalisant environ 6 650 pages). Ceci ne tient pas compte d’éventuels appels auprès de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada.

[41] Comme je l’ai indiqué précédemment, la présente instance n’aura aucune répercussion concrète sur les droits des demandeurs. Ils ont obtenu toute la réparation qu’ils pouvaient demander et un jugement déclaratoire quant au reste de leurs revendications ne leur serait d’aucune utilité pratique. Si l’existence de ces arrêtés d’urgence et de cet arrêté ministériel leur a causé un préjudice, ils devront intenter une action contre la Couronne et faire évaluer leurs droits respectifs à la lumière de tous les faits pertinents.

[42] De plus, il n’y a pas d’incertitude au niveau de la jurisprudence. Ces demandes ont pris naissance dans un contexte factuel exceptionnel et très précis, celui de la pandémie de COVID-19. Trancher ces demandes équivaudrait simplement à appliquer la jurisprudence constitutionnelle établie à cette situation exceptionnelle – qui, espérons-le, ne se reproduira pas, c’est-à-dire à un moment particulier de la pandémie, sur le plan épidémiologique, qui a peu de chances de se reproduire de façon identique. La constitutionnalité des mesures sanitaires fédérales et provinciales, prises dans le contexte de la pandémie, a été contestée dans tout le pays alors que ces mesures étaient en vigueur (voir, par exemple, en ce qui concerne la contestation des mesures fédérales : Monsanto c Canada (Santé), 2020 CF 1053, Spencer c Canada (Santé), 2021 CF 621, Canadian Constitution Foundation v Attorney General of Canada, 2021 ONSC 4744, Turmel c Canada, 2021 CF 1095, Wojdan c Canada (Procureur général), 2021 CF 1341, Neri c Canada, 2021 CF 1443, Zbarsky c Canada, 2022 CF 195; et en ce qui concerne la contestation de mesures provinciales : Taylor v Newfoundland and Labrador, 2020 NLSC 125, Ingram v Alberta (Chief Medical Officer of Health), 2020 ABQB 806, Beaudoin v British Columbia, 2021 BCSC 512, Lachance c Procureur général du Québec, 2021 QCCS 4721, et Murray et autres c Procureur général du Nouveau-Brunswick, 2022 NBBR 27(CanLII)).

[43] En ce sens, les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel n’échappent pas au contrôle judiciaire.

[44] Récemment, dans la décision Syndicat des métallos, le juge Mark Phillips de la Cour supérieure du Québec a conclu que les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel ne portaient pas atteinte aux droits garantis par l’article 7 de la Charte et que même si tel était le cas, la violation serait sauvegardée par l'article 1 de la Charte puisqu’elle serait justifiée dans une société libre et démocratique. Comme en l’espèce, le juge Phillips était saisi d’une demande de contrôle judiciaire. Les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel ayant été abrogés pendant ses délibérations, il a exercé son pouvoir discrétionnaire pour rendre sa décision malgré le caractère théorique de l’affaire au moment de l’émettre. Ce faisant, il a tenu compte i) des ressources déjà consacrées à l’affaire, ii) de l’existence de conflits de travail connexes entre les mêmes parties, et iii) du fait que toutes les parties souhaitaient obtenir une décision quant aux questions en litige. La situation est passablement différente de l’espèce.

[45] Le juge Phillips a examiné le choix donné aux demandeurs (accepter d’être entièrement vaccinés contre la COVID-19 ou perdre leur emploi) et a conclu que même si la vaccination nécessitait le consentement de l’individu, il y avait un manquement à l’article 7 de la Charte si le refus avait des conséquences importantes; il a donc estimé que les arrêtés d’urgence et l’arrêté ministériel portaient atteinte à la liberté et à la sécurité de la personne dans sa dimension psychologique (Syndicat des métallos au para 179). Cependant, il a conclu que la mesure n’était ni arbitraire, ni excessive ou disproportionnée et que, d’après les éléments de preuve dont il disposait, la privation se faisait dans le respect des principes de justice fondamentale et ne violait donc pas l’article 7 (aux para 212-213).

[46] En outre, l’obligation vaccinale pour les passagers ferroviaires est également contestée pour violation de l’alinéa 2a) et des articles 7, 8 et 15 de la Charte dans certaines actions en dommages-intérêts intentées devant notre Cour (dossiers nos T-554-22 et T-533-22) et l’obligation vaccinale pour les passagers aériens est contestée devant la Cour du Banc du Roi de l’Alberta (dossier no 2203 09246). Certes, ces actions en dommages-intérêts n’invoquent pas de violation de l’article 6 de la Charte, mais comme je l’ai indiqué précédemment, puisque ces arrêtés ne sont plus en vigueur, la procédure indiquée serait une action en dommages-intérêts si les demandeurs ont subi un préjudice découlant de ces mesures temporaires. La Cour disposerait alors du contexte factuel approprié pour déterminer s’il y a eu violation des droits garantis aux demandeurs par la Charte.

[47] La Cour estime donc que les considérations d’économie des ressources judiciaires l’emportent sur l’intérêt public et sur l’incertitude du droit, allégués par les demandeurs.

V. Conclusion

[48] Pour les motifs qui précèdent, les présentes demandes seront radiées en raison de leur caractère théorique. L’obligation vaccinale pour les passagers aériens et ferroviaires, tout comme d’autres mesures connexes de santé publique, ont été abrogées. Les demandeurs ont reçu en grande partie les réparations sollicitées; il n’y a donc pas de litige actuel à trancher.

[49] Il n’y a pas d’intérêt public important ni d’incertitude du droit justifiant de consacrer d’importantes ressources judiciaires à l’audition de ces demandes théoriques.

[50] Enfin, il n'appartient pas à la Cour de dicter ou de contrer les mesures que prendra le gouvernement à l’avenir. En cas de retour de l’obligation vaccinale pour les passagers aériens et ferroviaires, cette obligation pourra être adéquatement contestée et devrait être appréciée au regard de la situation dans laquelle elle est mise en vigueur.

[51] Tel qu’il a été convenu lors de l’audition de la présente requête, les parties disposent de dix jours à compter des présents motifs pour fournir à la Cour leurs observations écrites (ne dépassant pas cinq pages) quant aux frais et dépens.


JUGEMENT dans les dossiers T-145-22, T-247-22, T-168-22 et T-1991-21

LA COUR STATUE :

  1. La requête du défendeur est accueillie.

  2. Les demandes de contrôle judiciaire des demandeurs sont radiées en raison de leur caractère théorique.

  3. Les parties disposent de dix jours à compter de la présente décision pour fournir des observations écrites quant aux frais et dépens; ces observations ne doivent pas dépasser cinq pages.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

T-145-22, T-247-22, T-168-22 ET T-1991-21

 

DOSSIER :

T-145-22

 

INTITULÉ :

NABIL BEN NAOUM c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-247-22

 

INTITULÉ :

L’HONORABLE MAXIME BERNIER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-168-22

 

INTITULÉ :

L’HONORABLE A. BRIAN PECKFORD, LEESHA NIKKANEN, KEN BAIGENT, DREW BELOBABA, NATALIE GRCIC ET AEDAN MACDONALD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-1991-21

 

INTITULÉ :

SHAUN RICKARD ET KARL HARRISON c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario) et TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 septembre 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE :

Le 27 octobre 2022

 

COMPARUTIONS :

Nabil Ben Naoum

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

J. Sanderson Graham

Sharlene Telles-Langdon

Mariève Sirois-Vaillancourt

Robert Drummond

Pascale-Catherine Guay

James Elford

Mahan Keramati

Virginie Harvey

Maximilien Sauvé-Bourassa

 

Pour le défendeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Samuel Bachand

 

Pour le demandeur

L’HONORABLE MAXIME BERNIER

 

J. Sanderson Graham

Sharlene Telles-Langdon

Mariève Sirois-Vaillancourt

Robert Drummond

Pascale-Catherine Guay

James Elford

Mahan Keramati

Virginie Harvey

Maximilien Sauvé-Bourassa

 

Pour le défendeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Keith Wilson

Allison Kindle Pejovic

Eva Chipiuk

 

Pour les demandeurs

L’HONORABLE A. BRIAN PECKFORD,

LEESHA NIKKANEN, KEN BAIGENT,

DREW BELOBABA, NATALIE GRCIC ET

AEDAN MACDONALD

 

J. Sanderson Graham

Sharlene Telles-Langdon

Mariève Sirois-Vaillancourt

Robert Drummond

Pascale-Catherine Guay

James Elford

Mahan Keramati

Virginie Harvey

Maximilien Sauvé-Bourassa

 

Pour le défendeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Sam A. Presvelos

Evan A. Presvelos

Pour les demandeurs

SHAUN RICKARD ET KARL HARRISON

 

J. Sanderson Graham

Sharlene Telles-Langdon

Mariève Sirois-Vaillancourt

Robert Drummond

Pascale-Catherine Guay

James Elford

Mahan Keramati

Virginie Harvey

Maximilien Sauvé-Bourassa

 

Pour le défendeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

Pour le défendeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Samuel Bachand

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

L’HONORABLE MAXIME BERNIER

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

Pour le défendeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Wilson Law Office

St. Albert (Alberta)

Justice Centre for Constitutional Freedoms

Calgary (Alberta)

 

Pour les demandeurs

L’HONORABLE A. BRIAN PECKFORD,

LEESHA NIKKANEN, KEN BAIGENT,

DREW BELOBABA, NATALIE GRCIC ET

AEDAN MACDONALD

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

Pour le défendeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Presvelos Law LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

SHAUN RICKARD ET KARL HARRISON

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

Pour le défendeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

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