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Date : 20041004

Dossier : T-675-01

Référence : 2004 CF 1360

ENTRE :

       DISNEY ENTERPRISES INC., BUENA VISTA HOME ENTERTAINMENT, INC.,

             METRO-GOLDWYN-MAYER STUDIOS, INC., PARAMOUNT PICTURES

       CORPORATION, TRISTAR PICTURES INC., UNIVERSAL CITY STUDIOS INC.,

        WARNER BROS., une division de TIME WARNER ENTERTAINMENT CO., L.P.

                          et COLUMBIA TRISTAR HOME ENTERTAINMENT INC.

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

                                                        2631-5374 QUÉBEC INC.,

exerçant son activité sous la raison sociale de

MULTIVIDÉO

                                                                             et

                                                              CLAUDE RIVARD

                                                                                                                                          défendeurs

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE HARRINGTON

[1]                Les demanderesses sont des sociétés de production cinématographique américaines bien connues. Après avoir été projeté en salle, un film se retrouve souvent d'une façon ou d'une autre sur le marché de la télévision à la carte pour ensuite être distribué au grand public par le biais du marché de la vidéocassette, du DVD et du VCD. La propriété intellectuelle des demanderesses dans leurs oeuvres est protégée par la loi, notamment par celle sur le droit d'auteur et par celle relative aux marques de commerce.


[2]                Les demanderesses accusent les défendeurs de « piratage vidéo » . Les défendeurs auraient reproduit ou copié les films des demanderesses et auraient loué et vendu ces copies contrefaites au grand public sans autorisation et sans permis.

[3]                Les demanderesses affirment que la tenue d'un procès en bonne et due forme n'est pas nécessaire. Elles expliquent qu'on peut d'ores et déjà prévoir l'issue que connaîtrait un tel procès. Elles sollicitent donc un jugement sommaire au motif que la personne morale défenderesse, Multividéo, a déjà plaidé coupable à trois accusations criminelles portées contre elle en vertu de la Loi sur le droit d'auteur. Ce plaidoyer de culpabilité devrait non seulement servir d'aveu contre elle mais aussi contre son président, directeur et actionnaire majoritaire Claude Rivard.

[4]                Les demanderesses prient la Cour de déclarer qu'elles sont titulaires de droits d'auteur canadiens valides, qu'elles ont le droit exclusif d'utiliser ces droits d'auteur enregistrés partout au Canada, que les activités non autorisées des défendeurs ont porté atteinte à leurs droits d'auteur, qu'elles constituaient notamment de la commercialisation trompeuse et de la concurrence déloyale et qu'elles ont eu pour effet de déprécier leur achalandage. Elles réclament également des dommages-intérêts.


[5]                Les défendeurs ne contestent nullement le bien-fondé des prétentions des demanderesses en matière de propriété intellectuelle. Multividéo explique qu'elle a simplement réparé les bandes magnétoscopiques de cinq films qu'elle avait achetés à un distributeur autorisé. Elle a toutefois reconnu sa culpabilité à trois des cinq accusations dans le cadre d'une transaction pénale qui s'est soldée par une amende de 3 000 $. M. Rivard nie toute participation personnelle. Aucun plaidoyer de culpabilité n'a jamais été déposé en son nom et les accusations criminelles portées contre lui sont toujours en suspens. Il ajoute que, de toute façon, l'action intentée contre lui est prescrite.

RÈGLES DE DROIT EN MATIÈRE DE JUGEMENTS SOMMAIRES

[6]         En vertu des articles 213 et suivants des Règles de la Cour fédérale, un demandeur peut en tout temps présenter une requête en vue d'obtenir un jugement sommaire sur tout ou partie de sa demande. Le défendeur doit pour sa part présenter ses meilleurs arguments. Il ne peut se contenter de s'appuyer sur les dénégations contenues dans ses conclusions. Il doit articuler des faits précis qui démontrant l'existence d'une question sérieuse à juger (Feoso Oil Ltd. c. Sarla (Le), [1995] 3 C.F. 68 (CAF); Kanematsu GmbH c. Acadia Shipbrokers Ltd., [2000] 259 N.R. 201 (CAF)).

[7]                Si les faits sont contestés ou s'il existe de sérieuses questions de crédibilité, l'affaire doit être instruite (Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853).


THÈSE DES DEMANDERESSES

[8]         La pierre angulaire de la thèse des demanderesses est le dossier criminel rassemblé par la Gendarmerie royale canadienne. Il ressort des divers affidavits et des articles saisis dans les locaux de Multividéo que du matériel de reproduction perfectionné se trouvait sur les lieux, de même que des copies contrefaites de quelque 78 films ainsi que des emballages de cassettes contrefaits. Les demanderesses revendiquent la propriété intellectuelle sur neuf de ces films.

[9]                Cinq accusations ont été portées à la fois contre Multividéo et contre son président, M. Rivard. Ils sont l'un et l'autre accusés d'avoir offert en vente ou en location, à des fins commerciales, une copie contrefaite de chacun des cinq films, à savoir The Blues Brothers, U.S. Marshals, Mr. Magoo, Hush et The Horse Whisperer. Ces cinq films font partie des neuf qui appartiennent aux demanderesses.


[10]            C'est là que les choses s'embrouillent quelque peu. Multividéo reconnaît que, conformément à la transaction pénale qu'elle a conclue, elle a versé en tout 3 000 $ pour trois de ces accusations. Elle a commencé par dire qu'elle avait avoué sa culpabilité, mais elle cherche maintenant à faire un peu marche arrière. Je tiens pour acquis qu'un plaidoyer de culpabilité a été inscrit. Multividéo affirme toutefois qu'elle ignore quelles sont les trois accusations visées. Il ne semble pas qu'elle soit de mauvaise foi. L'avocat qui la représentait relativement aux accusations au criminel n'est pas celui qui occupe maintenant pour elle. Bien que ces choses doivent être de notoriété publique, force est de constater que ni Multividéo, ni son ancien avocat ne possèdent de renseignements précis à ce sujet.

[11]            Les demanderesses soutiennent que M. Rivard est conjointement responsable, étant donné qu'il s'agit d'un cas idéal où il y a lieu de soulever le voile de la personnalité juridique. Il était l'alter ego ou la tête dirigeante de Multividéo.

THÈSE DES DÉFENDEURS

[12]       J'ai exposé la thèse de Multividéo dans les paragraphes qui précèdent. M. Rivard nie avoir fait autre chose que de réparer des copies des films susmentionnés qui ont été achetés à un distributeur légitime. Par ailleurs, dans une déposition faite à la GRC, il a expliqué qu'il était seulement actionnaire à 50 pour 100, qu'il ignorait comment des films contrefaits avaient pu se retrouver dans l'établissement de Multividéo et que des copies contrefaites des emballages avaient peut-être été remises par des clients qui avaient loué les films. Multividéo comptait cinq employés.

[13]            Dans son affidavit qui a été versé au dossier de la requête des défendeurs, M. Rivard affirme qu'il n'a jamais reconnu sa culpabilité aux accusations au criminel et qu'aucun jugement n'a été rendu contre lui.

[14]            Il y a également lieu de signaler que M. Rivard a été constitué codéfendeur dans la présente action plus de trois ans après que le présumé fait générateur du litige soit survenu. Il affirme que l'action est prescrite en ce qui le concerne. Comme le fait générateur est entièrement survenu au Québec, le délai de prescription applicable est de trois ans selon l'article 37 de la Loi sur les Cours fédérales et l'article 2925 du Code civil du Québec.

[15]            Les demanderesses rétorquent que l'action a été introduite contre Multividéo dans les délais prescrits et qu'en droit québécois, l'action intentée contre l'un des débiteurs d'une obligation solidaire interrompt la prescription à l'égard des autres (article 2900, C.c.Q.).

ANALYSE

[16]       Comme les droits de propriété intellectuelle des demanderesses sur tous les films énumérés dans la déclaration ne sont pas contestés, je suis disposé à reconnaître ces droits par voie de jugement sommaire. Cependant, les faits qui sont présentement soumis à la Cour ne sont pas assez clairs pour me permettre de rendre un jugement sommaire sur la responsabilité et les dommages-intérêts. Qui plus est, il y a de sérieuses questions de crédibilité. Tout ce que les demanderesses peuvent dire, c'est que Multividéo s'est reconnue coupable d'avoir offert en vente ou en location une copie contrefaite de trois films. On ignore de quels films il s'agit, sinon que ce sont trois des cinq films suivants : The Blues Brothers, U.S. Marshals, Mr. Magoo, Hush et The Horse Whisperer.

[17]            La question qui se pose est celle de savoir si un plaidoyer de culpabilité fait dans un procès criminel constitue un aveu irréfutable en l'espèce. L'état du droit est bien exposé dans la deuxième édition de l'ouvrage de Sopinka, Letterman et Bryant, The Law of Evidence in Canada, au paragraphe 6.305 :

[TRADUCTION] Un aveu peut revêtir de nombreuses formes. Un plaidoyer de culpabilité fait dans un procès criminel ou dans une instance faisant suite à la perpétration d'une infraction provinciale est considéré comme un aveu admissible en tant que tel dans toute poursuite ultérieure au civil. Comme pour tout aveu, sauf ceux qui sont désignés comme étant des « aveux judiciaires ou officiels » , l'auteur de l'aveu peut par la suite présenter au procès des éléments de preuve pour révéler les circonstances dans lesquelles cet aveu a été fait et ce, dans le but d'en réduire les effets préjudiciables. Il convient de signaler que, pour qu'un plaidoyer de culpabilité puisse être admissible dans une action au civil subséquente, celle-ci doit reposer sur les mêmes faits que ceux qui étaient à l'origine des accusations criminelles ou du moins sur des faits semblables.

[Renvois omis]

[18]            Ces propos s'accordent avec l'arrêt rendu par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Charlton, [1969] 1 O.R. 706, et avec les décisions de notre Cour dans les affaires Prévost c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [1980] A.C.F. no 1003 (Q.L.), le juge Walsh, et Arnold J. Hansen et al. c. Le Ocean Victoria Daichi Tanker K.K. et al., [1985] 1 C.F. 451 (le juge Muldoon).

[19]            Pour reprendre les propos du juge Muldoon :

Toutefois, l'aveu n'est pas une confession aveugle, car la personne qui se reconnaît coupable d'une infraction civile peut le faire pour des motifs et des mobiles autres que celui de décharger sa conscience. Le navire défendeur a avoué avoir déversé du mazout, un polluant, dans l'anse Burrard. Bien qu'il n'ait pas pour effet de donner en soi automatiquement raison au demandeur sur la question de la responsabilité, cet aveu est admissible en preuve et pourrait servir à démontrer la faute des défendeurs lors de l'instruction de la présente action.


[20]            Bien que les demanderesses aient avancé des arguments de prime abord solides contre Multividéo, je ne crois pas pour autant que celle-ci devrait être privée de son droit de faire valoir son point de vue devant le tribunal, car elle a soulevé de véritables questions en défense. L'administration de la justice risque par ailleurs d'être entachée si on ne lui accorde pas cette possibilité. Il est peu probable que quelqu'un accepte, dans le cadre d'une transaction pénale, de plaider coupable moyennant le paiement d'une amende de 3 000 $ si cela l'oblige à verser aux demanderesses les dommages-intérêts qu'elles réclament dans la présente action, soit quelque 225 000 $, sans compter les intérêts et les dépens.

[21]            Hormis le fait que la forme du plaidoyer de culpabilité et l'identité des trois films n'ont pas encore été présentées en preuve devant notre Cour mais devraient l'être et peuvent l'être, l'argument de Multividéo suivant lequel il était beaucoup moins onéreux pour elle de payer une amende de 3 000 $ que de permettre la tenue d'un procès en bonne et due forme n'est pas tiré par les cheveux : après tout, le discrédit entraîné par une déclaration de culpabilité par procédure sommaire est moins grave dans le cas d'une personne morale que dans celui d'une personne physique.

[22]            Même si j'avais conclu à cette étape-ci à la responsabilité de Multividéo, je n'aurais pas prononcé de jugement sommaire contre M. Rivard.


[23]            Les parties insistent sur l'article 317 du Code civil du Québec, qui dispose :

     La personnalité juridique d'une personne morale ne peut être invoquée à l'encontre d'une personne de bonne foi, dès lors qu'on invoque cette personnalité pour masquer la fraude, l'abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l'ordre public.

     In no case may a legal person set up juridical personality against a person in good faith if it is set up to dissemble fraud, abuse of right or contravention of a rule of public order.

[24]            Il n'est pas nécessaire pour le moment d'examiner la question de l'application accessoire du droit québécois dans une instance se déroulant devant la Cour fédérale. Les principes et la jurisprudence qui définissent la responsabilité des dirigeants et administrateurs de sociétés ont récemment été analysés par le juge Rouleau dans l'affaire Sunsolar Energy Technologies (S.E.T.) Inc. c. Flexible Solutions International Inc. et al., 2004 CF 1205. Le juge Rouleau s'est lui-même inspiré des propos du juge LeDain dans l'arrêt Mentmore Manufacturing Co. Ltd. et al. c. National Merchandise Manufacturing Co. Inc. et al., (1978) 22 N.R. 161, (1978) 40 C.P. R. (2d). En principe, il ne suffit pas qu'un particulier contrôle manifestement la société et en dirige les activités. Si le délit a été commis par un préposé, l'administrateur ou le dirigeant ne peut être tenu personnellement responsable que s'il a contribué au délit, en ce sens qu'il a directement ordonné ou autorisé les actes reprochés. M. Rivard nie catégoriquement toute participation personnelle. Sa situation au sein de Multividéo ne l'empêche pas d'adopter ce point de vue. Sa participation est une question de fait qu'il reste à trancher.

[25]            Il n'est donc pas nécessaire que j'examine le moyen supplémentaire que M. Rivard tire de la prescription.

[26]            Comme la présente affaire est déjà une instance à gestion spéciale, les parties devraient chercher à obtenir de nouvelles directives en vue d'établir un échéancier obligatoire en ce qui concerne les interrogatoires préalables et les autres mesures nécessaires pour faire instruire de la manière habituelle les autres points non résolus.

[27]            Les dépens suivront l'issue de la cause.

              « Sean Harrington »                                                                                                                                Juge                              

Montréal (Québec)

Le 4 octobre 2004

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-675-01

INTITULÉ :               DISNEY ENTERPRISES INC. BUENA VISTA HOME ENTERTAINMENT, INC., METRO-GOLDWYN-MAYER STUDIOS, INC., PARAMOUNT PICTURES CORPORATION, TRISTAR PICTURES INC., UNIVERSAL CITY STUDIOS INC., WARNER BROS., une division de TIME WARNER ENTERTAINMENT CO., L.P. et COLUMBIA TRISTAR HOME ENTERTAINMENT INC.

c.

2631-5374 QUÉBEC INC., exerçant son activité sous la           raison sociale de MULTIVIDÉO et CLAUDE RIVARD

LIEU DE L'AUDIENCE :                              MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 30 AOÛT 2004

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 4 OCTOBRE 2004

COMPARUTIONS :

Daniel Ovadia                                                    POUR LES DEMANDERESSES

Dany Perras                                                      POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Daniel Ovadia                                                    POUR LES DEMANDERESSES

Montréal (Québec)

Michelin & Associates                                                  POUR LES DÉFENDEURS

Montréal (Québec)


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