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Date : 20221007


Dossier : IMM‑8251‑21

Référence : 2022 CF 1386

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 7 octobre 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

ABEL MESFIN GEBREMEDHIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Abel Mesfin Gebremedhin [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 1er novembre 2021 par laquelle la Section d’appel de l’Immigration [la SAI] a rejeté l’appel en matière de parrainage [la décision].

[2] Le demandeur a parrainé Mme Mars Taddese Tesfaendrias en tant qu’épouse au titre de la catégorie du regroupement familial conformément à l’article 12 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[3] Le demandeur, maintenant âgé de 38 ans, est né en Érythrée et a vécu au Soudan entre 2009 et 2013 en qualité de réfugié au sens de la Convention. Dans le cadre du programme de demande de parrainage de réfugiés par groupe de cinq, le demandeur a obtenu le statut de résident permanent au Canada en 2013. Mme Tesfaendrias, maintenant âgée de 24 ans, est également née en Érythrée. En juin 2017, elle s’est enfuie au Soudan, où elle détient actuellement le statut de réfugiée.

[4] Le demandeur et le frère de Mme Tesfaendrias, Efrem, sont devenus des amis proches pendant qu’ils vivaient tous les deux au Soudan, et ce dernier a proposé de présenter le demandeur à Mme Tesfaendrias. Le demandeur et Mme Tesfaendrias se sont d’abord parlé au téléphone en février 2017. Ils ont continué à communiquer par téléphone et par messagerie en ligne. Le demandeur s’est rendu au Soudan en 2018 pour rencontrer Mme Tesfaendrias en personne le 6 février. Le 8 février 2018, ils se sont mariés.

[5] La demande de résidence permanente de Mme Tesfaendrias a été refusée par le bureau des visas en octobre 2019 [le refus du bureau des visas] au motif que son mariage avec le demandeur ne satisfaisait pas au critère énoncé à l’article 4 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR]. Le demandeur a interjeté appel du refus du bureau des visas devant la SAI.

[6] La SAI a rejeté l’appel du demandeur au motif qu’il ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que le mariage ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège au titre de l’alinéa 4(1)a) du RIPR. La SAI ne s’est pas prononcé sur l’authenticité du mariage au titre de l’alinéa 4(1)b) du RIPR.

[7] Je conviens avec le demandeur que la décision était déraisonnable. Pour les motifs énoncés ci‑après, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[8] Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en :

  • (a)écartant les éléments de preuve concernant les débuts de la relation et son évolution en tant que mariage arrangé;

  • (b)adoptant des paradigmes occidentaux pour évaluer le but principal du mariage;

  • (c)accordant trop de poids au statut de réfugiée de Mme Tesfaendrias dans l’évaluation du but principal du mariage.

[9] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[10] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle rigoureuse, mais empreinte de déférence : Vavilov, aux para 12, 13. La cour de révision doit examiner si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. L’analyse du caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif dans lequel elle est rendue, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences : Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135.

III. Analyse

[11] Le paragraphe 4(1) du RIPR énonce le critère pour déterminer si Mme Tesfaendrias est admissible au parrainage en tant qu’épouse au titre de la catégorie du regroupement familial :

Mauvaise foi

Bad faith

4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common‑law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common‑law partnership or conjugal partnership

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

b) n’est pas authentique.

(b) is not genuine.

[12] Bien que le critère soit disjonctif, la SAI a énoncé erronément le critère prévu au paragraphe 4(1) comme un critère conjonctif à deux reprises dans la décision. Cela dit, je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que cet énoncé inexact de la SAI du critère a eu une incidence négative sur son évaluation d’autres facteurs.

[13] J’estime également que les arguments du demandeur ne sont pas convaincants. Toutefois, je suis d’avis que, dans l’ensemble, la SAI a commis une erreur en omettant d’examiner les éléments de preuve concernant les antécédents culturels du demandeur et de son épouse, ce qui a conduit à l’évaluation déraisonnable de la SAI quant au but principal du mariage.

A. La SAI a‑t‑elle écarté de façon déraisonnable des éléments de preuve pour établir le but principal du mariage du demandeur?

[14] Dans la décision, la SAI a conclu que les débuts de la relation étaient nébuleux, constatant l’absence d’élément de preuve confirmant la présence d’une attirance, de sentiments et d’un intérêt mutuel entre le couple, plus précisément, pendant la période entre février et juin 2017 après leur premier contact. La SAI a aussi attiré l’attention sur « l’insuffisance des renseignements » démontrant s’ils « étaient des amis ou amoureux ».

[15] La SAI a de plus conclu que l’évolution de la relation n’avait pas été établie, car elle a estimé que le demandeur n’avait pas « expliqué en profondeur » pourquoi il était venu à penser que Mme Tesfaendrias était le « parti idéal » lorsqu’il l’a demandée en mariage. De même, la SAI a conclu que Mme Tesfaendrias n’avait rien dit sur ses émotions, ses pensées et la raison pour laquelle elle éprouvait de l’attrait pour le demandeur pendant ces mois.

[16] Le demandeur fait valoir que la SAI a commis une erreur en écartant les éléments de preuve sur les débuts de la relation et son évolution en tant que mariage arrangé. Le demandeur s’appuie sur la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53 [Cepeda‑Gutierrez] pour affirmer que la SAI doit évaluer les éléments de preuve et expliquer pourquoi elle a écarté des éléments de preuve qui contredisent ses conclusions sur des questions centrales. Le demandeur mentionne aussi le paragraphe 30 de la décision Provost c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1310, qui renvoie aux paragraphes 14‑17 de la décision Cepeda‑Gutierrez :

Il est vrai que la Commission sera présumée avoir examiné l’ensemble de la preuve dont elle est saisie, mais, lorsqu’il s’agit des éléments de preuve pertinents qui contredisent les conclusions de la Commission sur la question essentielle, en l’occurrence l’authenticité du mariage, la Commission a le devoir d’analyser ces éléments de preuve et d’expliquer pourquoi elle ne les accepte pas ou pourquoi elle leur préfère d’autres éléments de preuve portant sur cette question.

[17] Le demandeur renvoie à la transcription des audiences de la SAI pour soutenir que la SAI a écarté des éléments de preuve relatifs à l’évolution de la relation en tant que mariage arrangé :

[traduction]

CM : Quand votre frère vous a‑t‑il dit que votre époux pourrait être un bon parti?

ÉA : Après son arrivée ici, il m’a dit qu’il était une bonne personne, même quand j’étais en Érythrée, il m’a dit qu’il était une bonne personne et qu’il allait me le présenter.

[traduction]

CM : Qu’entendez‑vous par après son arrivée?

ÉA : Après son arrivée au Soudan, il m’a dit qu’il pourrait être un bon parti et il ne m’a pas déplu, il m’a plu.

[traduction]

CM : Pardon, peut‑être n’ai‑je pas été claire, après votre arrivée au Soudan, il vous a parlé de lui.

ÉA : Quand j’étais en Érythrée, il me disait qu’il avait un ami auquel il allait me présenter.

[18] Le demandeur étaye davantage son argument en soutenant que la SAI n’avait pas de motifs d’écarter des éléments de preuve que les parties lui avaient présentés à l’audience, car aucun élément de preuve contraire n’avait été présenté et la SAI n’a exprimé aucun doute sur la crédibilité des témoignages : Abebe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 341 au para 36.

[19] À l’audience tenue devant notre Cour, le demandeur a ajouté que les débuts de sa relation avec son épouse, tels qu'ils ont été résumés dans la décision, ne pouvaient être plus clairs : ils ont été présentés l’un à l’autre par le frère de Mme Tesfaendrias, ils ont établi des liens, puis ont commencé à communiquer. Le demandeur a demandé ce qu’ils auraient pu dire d’autre au sujet des débuts de la relation.

[20] Le défendeur soutient que la SAI a raisonnablement conclu, en se fondant sur les éléments de preuve dont elle disposait, que les débuts et l’évolution de la relation étaient nébuleux, à savoir que le demandeur n’a pas expliqué comment [traduction] « l’évolution de la relation a abouti au mariage ». Le défendeur invoque les décisions Milak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 749 [Milak] aux paragraphes 19‑23 et Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1035 [Tran] au paragraphe 24 pour démontrer que les éléments de preuve de facteurs comme les sujets de conversation et les premières impressions ont été raisonnablement pris en compte par la SAI dans son évaluation.

[21] Je rejette les arguments du défendeur et je suis plutôt d’accord avec le demandeur. J’en arrive à ces conclusions pour les motifs suivants.

[22] Tout d’abord, dans sa décision, la SAI n’a jamais traité des éléments de preuve indiquant que le mariage entre le demandeur et son épouse était un mariage arrangé. Elle n’a pas non plus reconnu les antécédents culturels du demandeur et de Mme Tesfaendrias, si ce n’est que pour reformuler certaines déclarations du demandeur sur ce que les hommes de sa culture recherchent chez une femme. À l’audience, le défendeur a renvoyé au résumé du témoignage du couple fait par la SAI comme une indication qu’elle avait reconnu que leur mariage avait été arrangé. Je ne suis pas de cet avis. L’expression « mariage arrangé » n’est pas mentionnée une seule fois dans la décision de neuf pages. Le fait que la SAI ait mentionné des éléments de preuve concernant la relation du couple n’équivalait pas au constat, voire même à la possibilité, d’un mariage arrangé.

[23] Bien que le défendeur s’appuie sur les décisions Milak et Tran mentionnées précédemment pour défendre l’appréciation que la SAI a faite des éléments de preuve, je suis d’avis que ces décisions ne l’aident pas.

[24] Dans la décision Milak, la SAI a estimé que le récit du couple n’était pas crédible, et a remis en question la façon dont le couple s’était rencontré, compte tenu du manque de documents attestant des communications : Milak, au para 11. En l’espèce, la SAI n’a pas soulevé de doute sur la crédibilité. Comme le fait valoir le demandeur, les éléments de preuve sur la façon dont le couple s’est rencontré et a communiqué l’un avec l’autre, ainsi que sur d’autres aspects importants de leur relation, étaient en grande partie cohérents.

[25] Je fais remarquer également que, dans la décision Tran, la Cour a constaté que la SAI avait reconnu explicitement la réalité des différences culturelles, ce qui l’a amenée à conclure que la SAI avait tenu compte de la « culture » dans son appréciation des éléments de preuve : Tran, aux para 29‑31. En l’espèce, la décision ne comportait pas une telle reconnaissance.

[26] De plus, la SAI disposait de certains éléments de preuve, bien que limités, concernant le contexte culturel dans lequel la relation entre le demandeur et Mme Tesfaendrias s’est établie. Le demandeur et Mme Tesfaendrias ont tous deux déclaré qu’ils ont été présentés l’un à l’autre par l’intermédiaire d’Efem, le frère de Mme Tesfaendrias, comme étant chacun un bon parti pour l’autre. Comme il est indiqué dans la décision, Efrem a dit au demandeur que Mme Tesfaendrias avait grandi dans un couvent et qu’elle avait un bon caractère. Le demandeur a déclaré lors de son témoignage qu’il croyait que Mme Tesfaendrias était un bon parti parce « qu’il n’y a pas beaucoup de femmes au Canada qui sont de bonnes personnes selon les normes de sa culture [celles du demandeur] et qui sont vierges ».

[27] Comme je l’ai mentionné précédemment, bien qu’elle ait mentionné que succinctement les éléments de preuve présentés par le demandeur concernant sa culture, la SAI n’a effectué aucune analyse sur le rôle que le milieu culturel aurait pu jouer, le cas échéant, dans la façon dont la relation en question a évolué. À mon avis, l’absence d’une analyse du contexte culturel de la relation du couple appuie l’argument du demandeur selon lequel la SAI a fait fi de ces éléments de preuve.

[28] D’ailleurs, comme le souligne le demandeur, les débuts de sa relation avec son épouse étaient clairs. En concluant que ce n’était pas le cas, la SAI cherchait des éléments de preuve sur « ce qu’ils avaient ressenti et sur la raison pour laquelle ils étaient tombés amoureux ». Comme je l’expliquerai plus loin, cette exigence semble être fondée davantage sur l’idée préconçue du tribunal de la manière dont les relations devraient évoluer, et moins sur le caractère suffisant des éléments de preuve concernant la réalité de la relation du couple.

[29] Le défendeur soutient que la SAI n’a pas minimisé l’intention du couple de faire connaissance en vue de conclure un mariage arrangé. Le défendeur renvoie à un échange tiré de l’entrevue de Mme Tesfaendrias avec l’agent des visas comme élément de preuve contraire à l’affirmation du demandeur selon laquelle le but d’être présentés l’un à l’autre était de conclure un mariage arrangé. Le défendeur a également soutenu à l’audience qu’aucun élément au dossier n’indique qu’il s’agissait d’un mariage arrangé au sens traditionnel, et que le demandeur et son épouse ont déclaré lors de leur témoignage qu’ils s’aimaient, faisant de leur relation une relation amoureuse.

[30] Je rejette ces arguments. La SAI n’a pas examiné la question du mariage arrangé d’une manière ou d’une autre. Par conséquent, je ne peux accepter l’argument du défendeur selon lequel la SAI a conclu que la relation en question n’était pas un mariage arrangé, que ce soit en raison de ce que Mme Tesfaendrias a dit devant le bureau des visas, ou parce que le couple a déclaré à l’audience avoir des sentiments l’un envers l’autre. Enfin, je rejette la tentative du défendeur de créer une fausse dichotomie en affirmant que le demandeur doit prouver que lui‑même et son épouse entretenaient une relation amoureuse cultivée par l’amour, ou que leur relation est un mariage arrangé dénué de tout sentiment l’un pour l’autre. Il n’y a pas le moindre élément de preuve indiquant que les personnes qui concluent un mariage arrangé ne peuvent pas aussi avoir des sentiments pour leur partenaire choisi.

B. La SAI a‑t‑elle adopté de manière déraisonnable des paradigmes occidentaux pour évaluer le but principal du mariage du demandeur?

[31] Selon la SAI, le demandeur et Mme Tesfaendrias n’ont pas suffisamment expliqué la façon dont les conversations sur le mariage ont commencé. La SAI a également conclu qu’elle ne disposait pas de renseignements suffisamment détaillés sur les sentiments, les émotions et les pensées qui les ont amenés à décider de se marier après leur première rencontre en personne en février 2018.

[32] En ce qui concerne la compatibilité du couple, la SAI a conclu que le demandeur et Mme Tesfaendrias n’avaient pas suffisamment fourni de renseignements pour expliquer leur compréhension du caractère de chacun et leur compatibilité. Selon la SAI, Mme Tesfaendrias a donné des « descriptions vagues et générales » du demandeur, dépourvues d’une « compréhension profonde du caractère [du demandeur], compréhension à laquelle il y a lieu de s’attendre [...] en tant que partenaire amoureuse [...] et qui explique [...] pourquoi elle est tombée amoureuse [...] et pourquoi elle voulait l’épouser ».

[33] En ce qui concerne ces conclusions, le demandeur fait valoir que la SAI a commis une erreur en évaluant le fondement et l’évolution de la relation et du mariage en fonction de paradigmes occidentaux. Le demandeur invoque la décision Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1490 [Khan] au paragraphe 16 pour affirmer que les relations doivent être examinées « selon l’optique des intéressés eux‑mêmes, par rapport au milieu culturel dans lequel ils vivent ».

[34] Pour dissiper les doutes de la SAI concernant la période de la relation, le demandeur soutient ce qui suit : [traduction] « il est normal que les couples formés dans le cadre d’un mariage arrangé se fiancent dans les neuf mois suivant leur rencontre et se marient un an après celle‑ci et, parfois même, après une période plus courte ». Le demandeur fait valoir que la SAI a appliqué des normes occidentales en exigeant davantage d’éléments de preuve sur l’évolution de la relation entre lui‑même et Mme Tesfaendrias et sur l’éveil de l’intérêt l’un pour l’autre. En conséquence, le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur en ne tenant pas compte les éléments de preuve sur le mariage arrangé et les milieux culturel et religieux que les époux avaient en commun et en omettant de les examiner selon la perspective érythréenne.

[35] Le demandeur soutient également que la SAI a procédé à l’évaluation de la compatibilité selon l’optique des normes occidentales, et qu’elle n’a pas tenu compte du fait que, pour ce qui est du mariage arrangé, [traduction] « il s’est développé traditionnellement [...] un savoir dans leur culture que le couple apprendra à se connaître au fil du temps et que leur relation deviendra plus solide et plus forte quand les enfants seront nés ». Le demandeur renvoie à la décision Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 122 [Gill], dans laquelle il est énoncé au paragraphe 7 : « De par sa nature, un mariage arrangé, quand il est perçu à travers une lentille culturelle nord‑américaine, semblera inauthentique. »

[36] Je fais remarquer que le demandeur a renvoyé à des affaires qui traitent de l’« authenticité » du mariage plutôt de son « but principal » : voir Khan et Gill. Je fais remarquer également que l’affaire Khan a été tranchée lorsque le paragraphe 4(1) du RIPR énonçait toujours un critère conjonctif.

[37] Toutefois, notre Cour a confirmé que l’authenticité d’une relation « est un facteur qui peut être pris en compte pour évaluer si un mariage visait principalement des fins d’immigration » : Basanti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1068 [Basanti] au para 28. Le juge Gascon a également fait remarquer dans la décision Basanti, au paragraphe 28, que les témoignages livrés par les époux quant à leurs intentions au moment du mariage sont les éléments ayant la plus grande valeur probante dans l’analyse du but principal.

[38] Bien que l’analyse de la SAI ait été formulée dans le contexte de l’évaluation du « but principal » du mariage, les facteurs sur lesquels la SAI s’est fondée sont semblables à ceux que notre Cour prend en considération pour évaluer l’authenticité des relations.

[39] Le critère relatif à l’authenticité a été confirmé dans la décision Padda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 708, et est fondé sur une liste de facteurs non exhaustifs établis dans la décision Chavez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 DSAI no 353 [Chavez] au paragraphe 3 :

  • l’intention des parties au mariage;

  • la durée de la relation;

  • le temps qu’elles ont passé ensemble;

  • leur comportement au moment de leur première rencontre, de leurs fiançailles et/ou de leur mariage;

  • leur comportement après le mariage;

  • la connaissance que chaque partie a des antécédents de l’autre;

  • l’ampleur des communications et des rapports soutenus;

  • la prestation d’un soutien financier;

  • la connaissance des enfants de l’autre partie et le partage de la responsabilité liée aux soins de ces enfants;

  • la connaissance de la famille élargie de l’autre partie;

  • la connaissance de la vie quotidienne de l’autre partie.

[40] Dans la décision, les facteurs que la SAI a pris en compte afin d’évaluer le but principal du mariage comprenaient : les débuts de la relation; l’évolution de la relation; la compatibilité; la discussion au sujet du mariage; la durée de la relation; les projets d’avenir. Ces facteurs chevauchent les facteurs suivants de la décision Chavez : l’intention des parties au mariage; la durée de la relation; le temps qu’elles ont passé ensemble; et dans une certaine mesure, la connaissance de la vie quotidienne de l’autre partie.

[41] Par conséquent, bien que les principes énoncés dans les décisions Khan et Gill s’appliquent à l’authenticité de la relation, j’estime qu’ils s’appliquent à l’évaluation du caractère raisonnable de la décision de la SAI quant au but principal du mariage, compte tenu des facteurs semblables en jeu.

[42] Pour être clair, je ne suis pas convaincue que toutes les observations faites par le demandeur devant notre Cour maintenant au sujet du contexte culturel ont été présentées devant la SAI. Je ne juge pas déraisonnable l’évaluation de la SAI selon laquelle le demandeur et Mme Tesfaendrias n’ont pas suffisamment expliqué la façon dont les conversations sur le mariage ont commencé.

[43] Toutefois, comme je l’ai mentionné précédemment, j’estime que la SAI a écarté certains éléments de preuve liés au milieu culturel.

[44] À mon avis, le défaut d’avoir pris en compte des éléments de preuve liés au milieu culturel a mené la SAI à adopter un paradigme qui n’était pas adapté à la culture – ou, pour reprendre les mots du demandeur, à adopter des « paradigmes occidentaux » – dans son processus décisionnel.

[45] On trouve des exemples du mépris dont a fait preuve la SAI à l’égard des éléments de preuve du milieu culturel dans son insistance pour que le demandeur et son épouse donnent des détails sur leurs « sentiments » et leurs « émotions », et que l’épouse explique « pourquoi elle est tombée amoureuse » du demandeur. En d’autres termes, la SAI a appliqué un ensemble d’indicateurs d’une notion précise du mariage, qui peut ou non correspondre à celle empruntée par le demandeur et son épouse.

[46] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il incombe au demandeur de présenter les éléments de preuve requis à la SAI pour définir la lentille culturelle selon laquelle la SAI aurait dû évaluer l’affaire : Kusi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 68 [Kusi] au para 3. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec le fait que la SAI ne disposait pas de tels éléments de preuve.

[47] Le défendeur fait valoir également que la SAI a raisonnablement conclu que les témoignages étaient vagues parce qu’ils évoquaient des descriptions générales plutôt qu’une [traduction] « description d’un partenaire amoureux ».

[48] C’est là que réside le problème. Le paragraphe 4(1) du RIPR n’exige pas que les demandeurs et leur épouse démontrent qu’ils entretiennent une relation amoureuse. Selon le critère, les demandeurs doivent plutôt démontrer que leur relation est « authentique », et qu’elle ne visait pas principalement à acquérir un statut ou un privilège en matière d’immigration. En l’espèce, le demandeur a précisé ses propres critères pour le choix du « parti idéal ». Le simple fait que le demandeur et son épouse ne se soient pas conformés à ce à quoi devrait ressembler une relation « amoureuse » ne rend pas en soi leurs témoignages « vagues ».

[49] L’authenticité de la relation de ce couple et le but de la relation doivent être évalués selon l’optique du demandeur et de son épouse par rapport au milieu culturel dans lequel ils ont vécu, et non selon la propre conception du mariage du décideur : Khan, au para 16;

[50] Aussi, contrairement à la décision Kusi, où le demandeur n’avait pas présenté d’élément de preuve sur le contexte culturel de son mariage (au para 14), le demandeur a déposé un article sur la pratique moderne courante du « mariage assisté » parmi la diaspora érythréenne.

[51] Le défendeur soutient que l’article ne traite pas du caractère vague des témoignages du demandeur et de Mme Tesfaendrias ni ne fournit une explication sur la décision du demandeur de se marier avec son épouse deux jours après leur première rencontre.

[52] L’article en question donne à penser que la pratique du « mariage assisté » est une [traduction] « nouvelle forme de mariage arrangé » qui s’est étendue dans les pays occidentaux parmi la diaspora érythréenne. Selon l’article, ce type de mariage assisté plaît aux Érythréens de la diaspora, car ils ont peu d’occasions de rencontrer des personnes qui pourraient devenir leur partenaire de vie. De plus, il est indiqué dans l’article : [traduction] « qu’il existe une sophistication accrue des arrangements si vous êtes un Érythréen à la recherche d’une Érythréenne ».

[53] À première vue, l’article semble étayer l’argument du demandeur selon lequel sa relation avec son épouse est celle d’un mariage arrangé. Cependant, en raison de l’enregistrement audio tronqué de l’audience de la SAI, je ne suis pas en mesure de déterminer si le demandeur a fait des observations devant la SAI au sujet de la pertinence de l’article. Toutefois, le fait qu’il s’agisse de la SAI distingue la présente affaire de celle de Kusi.

[54] Les éléments de preuve indiquent que les antécédents culturels du demandeur faisaient partie intégrante de son choix de la personne avec laquelle il voulait se marier et de sa motivation pour le faire. Le défaut de la SAI de tenir compte de ce facteur primordial rend la décision déraisonnable dans son ensemble.

C. LA SAI a‑t‑elle accordé trop de poids au statut de réfugiée de Mme Tesfaendrias dans l’évaluation du but principal du mariage du demandeur?

[55] Comme j’ai déjà conclu que la décision était déraisonnable pour les motifs énoncés précédemment, il n’est pas nécessaire que j’examine si la SAI a également commis une erreur en accordant un poids excessif au statut de réfugiée de Mme Tesfaendrias.

[56] Toutefois, je fais remarquer qu’à supposer que le statut de l’épouse parrainée est un facteur pertinent dans l’appréciation du but du mariage, le fait que Mme Tesfaendrias soit une réfugiée au Soudan pourrait bien rendre ce facteur non déterminant. Du fait qu’elle est une réfugiée, Mme Tesfaendrias pourrait disposer d’autres moyens pour venir au Canada, tout comme le demandeur l’a fait dans le cadre du programme de demande de parrainage par groupe de cinq.

IV. Conclusion

[57] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[58] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑8251‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyéeà un tribunal différemment constitué de la Section d’appel de l’immigration pour une nouvelle décision

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Lyne Paquette


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑8251‑21

 

INTITULÉ :

ABEL MESFIN GEBREMEDHIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 SEPTEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DU JUGEMENT ET DE MOTIFS :

LE 7 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Teklemichael Ab Sahlemariam

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Giancarlo Volpe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Teklemichael Ab Sahlemariam

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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