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Date : 20221006


Dossier : IMM-8547-21

Référence : 2022 CF 1381

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

SHAHEEN ZAMAN,

REHAN AHMAD BUTT (MINEUR),

SHAYAAN AHMAD BUTT (MINEUR),

ERSA MUHAMMAD IMRAN BUTT (MINEUR),

MEERAB MUHAMMAD IMRAN BUTT (MINEUR),

MUHAMMAD FARHAN BUTT (MINEUR)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 5 novembre 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. La crédibilité de l’exposé circonstancié des demandeurs était en cause tant devant la SAR que devant la SPR.

II. Les faits

[2] La demanderesse principale [la DP], Shaheen Zaman, et ses cinq enfants mineurs sont des musulmans chiites du Pakistan. Voici l’exposé circonstancié de la DP.

[3] Les demandeurs craignent d’être persécutés en raison de leur foi chiite et du préjudice causé par l’ancien partenaire d’affaires de l’époux de la DP, qui est colonel dans l’armée pakistanaise et qui a ciblé les demandeurs avec l’aide du groupe extrémiste Lashkare-Taiba.

[4] La DP soutient que, pendant une grande partie de sa vie au Pakistan, elle a fait face à une menace constante de préjudice en raison de la haine contre les chiites. La DP a été victime de violence verbale de la part de camarades de classe et d’enseignants, particulièrement pendant le mois saint de Mouharram.

[5] En 2004, la DP a épousé son mari, un autre chiite. Les membres de la belle-famille de la DP possédaient auparavant des terres de grande superficie, mais ils étaient victimes de persécution fondée sur la foi, ce qui les a finalement poussés à abandonner leur maison et à déménager aux Émirats arabes unis [EAU] en 1989. En novembre 2004, la DP et ses enfants se sont joints à son époux aux EAU.

[6] L’époux de la DP a lancé une entreprise de commerce avec le colonel susmentionné. L’entreprise a finalement fait faillite en 2018, et le colonel a blâmé l’époux de la DP. Il n’a pas été déterminé qu’il était en cause, mais le colonel a quand même commencé à le menacer et à le harceler. Les demandeurs sont ensuite retournés au Pakistan en décembre 2018 à la suite de la résurgence de l’EIIL, que de nombreux pays du Moyen-Orient considéraient comme une raison d’expulser les musulmans chiites. L’époux de la DP a pu rester à Dubaï avec l’aide d’un partenaire d’affaires.

[7] Les demandeurs soutiennent que la situation des musulmans chiites était encore pire qu’au moment de leur départ. Ils faisaient l’objet de moqueries et de harcèlement en public. Les demandeurs sont demeurés craintifs parce que les populations chiites étaient aussi, semble‑t‑il, la cible de violence et d’enlèvements.

[8] En février 2019, deux hommes sont arrivés à leur porte, prétendument pour recueillir des renseignements auprès d’eux pour des raisons de sécurité. Les hommes ont posé des questions sur les allées et venues de l’époux de la demanderesse et sur la présence éventuelle de membres de la famille des demandeurs dans la région. Quelques semaines plus tard, deux femmes se sont rendues au domicile des demandeurs. Une des femmes s’est identifiée comme l’épouse du colonel, alléguant que ce dernier avoir été escroqué par l’époux de la DP. La femme a dit à la DP que si elle tenait à sa vie et à celle de ses enfants, elle devait s’organiser pour payer 30 millions de roupies au colonel. Elle a dit qu’ils avaient des liens avec des groupes terroristes et les utiliseraient contre elle.

[9] À la suite de cet événement, les demandeurs ont demandé l’aide d’un voisin qui leur a permis de rester chez lui. Les demandeurs se sont ensuite réfugiés à Islamabad chez un membre de leur famille. Ils ne se sont pas aventurés hors de la maison sauf quand il était nécessaire. Par conséquent, les enfants de la demanderesse n’ont pas fréquenté l’école.

[10] Le voisin de la DP l’a informée que des hommes étaient venus lui poser des questions à son sujet. La DP a également reçu plusieurs appels téléphoniques menaçants de différentes personnes apparemment associées au colonel. Puis, le 21 mai 2019, trois hommes masqués ont attaqué les demandeurs chez leurs parents et les ont détenus sous la menace d’une arme à feu. Les hommes ont dit que l’époux de la DP devait de l’argent à leur patron. Les hommes ont ensuite pris le fils aîné de la demanderesse et ont quitté les lieux dans une camionnette. La DP et sa fille ont également subi des blessures. La police est arrivée trop tard pour arrêter les hommes, mais a enregistré une déclaration et consigné un premier rapport d’information.

[11] La DP n’a pas eu de nouvelles des ravisseurs pendant trois jours. La police n’avait pas non plus de nouvelles ni de pistes. Le quatrième jour, des membres du groupe terroriste en cause ont appelé la DP et ont déclaré qu’ils tueraient son fils à moins qu’elle ne paie une rançon de 30 millions de roupies. L’époux de la DP a communiqué avec des amis qui l’ont aidé à négocier une entente avec le colonel. Il a été convenu que la DP paierait 5 millions de roupies pour la libération de son fils et les 15 millions restants dans un délai d’un mois.

[12] En mai 2019, le fils de la DP a été libéré par ses ravisseurs. Bien qu’il n’ait subi aucune blessure physique, il souffrait de stress et d’anxiété et avait peur de sortir ou d’être séparé de sa mère. À la suite de cet événement, les demandeurs ont déménagé, mais les menaces se sont poursuivies. Malgré le changement de son numéro de téléphone, la DP a commencé à recevoir des appels téléphoniques du groupe terroriste quelques semaines plus tard exigeant que le reste de la somme soit payé, sans quoi son fils serait enlevé de nouveau.

[13] En juillet 2019, le groupe terroriste a attaqué des membres de la famille des demandeurs chez eux à Islamabad. Ils ont été pris en otage, interrogés et menacés. Ils n’ont eu d’autre choix que de révéler que les demandeurs se cachaient chez un parent. Un mois plus tard, en août 2019, quatre hommes armés ont attaqué le domicile des membres de la famille des demandeurs. Ceux‑ci ont été battus et avertis que le groupe ne blague pas. Ils ont appelé les demandeurs une fois que les hommes sont partis et leur ont dit de se cacher.

[14] La date limite pour payer la somme restante était passée, et les demandeurs n’avaient pas pu trouver l’argent requis. La DP et son époux ont décidé qu’elle et les enfants utiliseraient leurs visas canadiens, obtenus précédemment à des fins touristiques, pour se rendre au Canada par avion. Ils sont arrivés au Canada en août 2019 et ils ont demandé l’asile.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[15] La question déterminante pour la SAR, tout comme pour la SPR, était celle de la crédibilité.

[16] La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur dans l’une de ses conclusions relatives à la crédibilité, comme il sera indiqué plus loin, mais qu’elle avait généralement raison dans son évaluation de la crédibilité des demandeurs et dans sa conclusion selon laquelle le fondement de la demande d’asile n’avait pas été établi selon la prépondérance des probabilités.

A. Les craintes de la demanderesse principale

[17] La SAR a relevé une incohérence entre le formulaire Fondement de la demande d’asile [le FDA] de la DP et son témoignage de vive voix. Le formulaire indiquait que la DP avait reçu des menaces en personne de la part de l’épouse du colonel, d’un officier militaire et de membres d’un groupe terroriste. Cependant, au cours de son témoignage de vive voix, la DP a déclaré qu’elle n’était pas directement menacée et qu’elle ne faisait référence qu’aux craintes générales liées aux ecclésiastiques sunnites extrémistes et à la discrimination dont elle avait fait l’objet lorsqu’elle était enfant. La SAR a ajouté que la DP n’avait jamais témoigné avoir reçu de menaces de la part d’un officier militaire.

[18] La SAR a également conclu que la DP n’avait pas indiqué clairement si sa crainte du groupe extrémiste était liée à sa foi. La DP a nommé le groupe extrémiste lorsqu’on lui a demandé quel extrémiste sunnite représentait une menace pour elle en lien avec sa foi, mais elle a immédiatement précisé que cette menace était liée au colonel et non à sa foi chiite.

[19] Pour cette raison et pour les raisons mentionnées plus loin, la SAR a conclu que la SPR avait correctement écarté la présomption de véracité associée au témoignage de la DP.

B. Le départ tardif du Pakistan

[20] La SAR fait remarquer que, malgré la délivrance de visas canadiens valides en juin 2018, les demandeurs n’ont quitté le Pakistan qu’en août 2019. La SAR a conclu que, dans le contexte de multiples déplacements à l’intérieur du Pakistan pour échapper à un préjudice, le délai de six à huit mois n’était pas très préoccupant. Toutefois, le préjudice auquel les demandeurs disaient être exposés au pays, et notamment la visite de l’époux de la DP au Canada pendant que sa famille se cachait à Karachi, demeuraient très préoccupants sur le plan de la crédibilité. De l’avis de la SAR, les problèmes de crédibilité liés à ce voyage et son omission de l’exposé circonstancié du formulaire FDA soulèvent des questions de crédibilité liées à la façon dont les demandeurs ont quitté le Pakistan et au moment de leur départ.

C. Le voyage de l’époux au Canada

[21] Le ministre est intervenu dans la demande d’asile des demandeurs devant la SPR en présentant en preuve des photographiques qui établissaient que l’époux de la DP avait voyagé au Canada et aux États-Unis à titre de touriste, pendant que les membres de sa famille se cachaient prétendument en craignant pour leur vie. C’était en dépit de l’allégation de la DP selon laquelle son époux faisait des pieds et des mains pour payer la rançon au colonel. La DP n’a pas été en mesure d’expliquer clairement ces éléments de preuve, sauf pour dire que son époux avait voyagé pour obtenir les fonds nécessaires pour assurer leur sécurité et que les photographies avaient peut-être été prises par des amis pour repousser le colonel.

[22] La SPR a souligné que le voyage de l’époux au Canada et aux États-Unis n’avait pas été déclaré dans le formulaire FDA. Il s’agit d’un point central de litige dans la présente demande de contrôle judiciaire, comme il l’a été tant devant la SPR que devant la SAR.

[23] La SAR a conclu que cette omission du formulaire FDA soulevait une préoccupation importante en matière de crédibilité et a convenu avec la SPR qu’elle supplantait la présomption de véracité associée à la crédibilité de la DP.

[24] De l’avis de la SAR, les explications subséquentes de la DP n’avaient pas dissipé ces préoccupations. La SAR n’a pas non plus accepté l’allégation de la DP selon laquelle la nature patriarcale de la société pakistanaise a amené la famille à suivre les plans de son époux.

[25] La principale préoccupation de la SAR était l’omission des plans de voyage de l’époux de la DP dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA. Cette omission provenait des demandeurs eux-mêmes, et non de l’époux. En conséquence, la SAR n’a pas cru que l’omission pouvait être expliquée dans une perspective fondée sur le sexe. La DP n’a pas non plus indiqué dans son exposé circonstancié l’existence de craintes fondées sur le sexe.

[26] La SAR a également considéré comme problématique le retard des demandeurs à demander l’asile même s’ils avaient des visas canadiens valides. La SAR a affirmé que la SPR s’est demandé pourquoi les demandeurs n’avaient pas réservé de billets pour le Canada avant août 2019, particulièrement après l’enlèvement du fils de la DP. De l’avis de la SAR, cette question a été aggravée par la révélation que l’époux de la DP se trouvait au Canada en juin 2019. De même, l’affidavit de l’époux laissait entendre qu’il était venu au Canada pour recueillir des fonds. Toutefois, la SAR fait remarquer que le fils de la DP avait déjà été libéré en juillet 2019. Même si l’époux avait voyagé au Canada pour recueillir l’argent nécessaire et payer au colonel le montant restant après l’enlèvement, la preuve indique qu’il est retourné à Dubaï et qu’il a acheté des billets d’avion pour que les demandeurs puissent se rendre au Canada.

[27] La SAR souligne en outre la référence de la DP dans son exposé circonstancié à l’incapacité de son époux de recueillir l’argent pour payer les ravisseurs sans mentionner les efforts qu’il aurait déployés au Canada et aux États-Unis. La SAR a convenu avec la SPR que l’omission d’un détail de cette nature donne lieu à une vive préoccupation en matière de crédibilité, étant donné que les efforts de l’époux sont censés être au cœur de la capacité des demandeurs d’échapper au danger et, en fin de compte, de quitter le Pakistan avec les fonds recueillis.

[28] La SAR s’appuie également sur certaines incohérences dans les affidavits des amis canadiens de l’époux. Les petites contradictions dans les dates ne constitueraient pas un facteur important en général. Toutefois, étant donné que le moment où l’époux de la DP avait voyagé au Canada et l’omission de fournir les dates précises de son voyage soulevaient déjà des questions, la crédibilité des demandeurs se trouvait donc entachée. De l’avis de la SAR, les demandeurs n’avaient pas fourni une explication acceptable quant à cette question. Sans plus, le simple fait que l’époux de la DP se livrait à des activités touristiques au Canada pendant qu’elle vivait en confinement nuit à la crédibilité de la demande d’asile.

[29] Ces questions ont également amené la SAR à conclure, selon la prépondérance des probabilités, que la DP n’avait pas établi que son fils avait été enlevé et qu’elle devait déménager avec ses enfants.

D. Les documents à l’appui

[30] La SAR a conclu que d’autres documents fournis par les demandeurs pour corroborer leur demande d’asile ne l’emportaient pas sur les préoccupations relatives à la crédibilité.

[31] Premièrement, bien que certains documents médicaux fournis soient crédibles et décrivent les blessures subies par les demandeurs, ils ne permettent pas de surmonter les préoccupations liées à la crédibilité, particulièrement en ce qui concerne le voyage de l’époux.

[32] Deuxièmement, le premier rapport d’information ne dissipait pas la principale préoccupation de la SPR, à savoir que les demandeurs n’avaient pas fourni le document original. Les demandeurs n’ont pas non plus répondu à la préoccupation de la SPR selon laquelle la personne qui avait obtenu le rapport n’avait pas attesté qu’elle l’avait fait dans un affidavit fourni par les demandeurs. Et compte tenu de la preuve objective sur la disponibilité de documents frauduleux au Pakistan et des autres préoccupations liées à la crédibilité inhérentes à cette demande d’asile, la SPR a jugé que le premier rapport d’information n’était pas suffisamment fiable.

[33] Troisièmement, les affidavits et les lettres d’amis ne traitaient pas des préoccupations particulières de la SPR en matière de crédibilité, et aucun des auteurs de lettres canadiens n’avait présenté de documents sous serment. La SAR a convenu que ces éléments de preuve ne permettaient pas de l’emporter sur les conclusions défavorables relatives à la crédibilité. De plus, un affidavit de l’oncle de la DP ne fait apparemment aucunement état d’un enlèvement survenu avant l’arrivée des demandeurs à Karachi. L’omission de cet événement nuit à la crédibilité de cet affidavit.

E. L’équité procédurale

[34] Les demandeurs ont allégué dans leur appel devant la SAR que la SPR avait manqué à l’équité procédurale en concluant que le groupe extrémiste qui menaçait les demandeurs ne menait généralement pas d’attaques au Pakistan et n’était pas anti‑chiite. Ils soutiennent qu’ils n’ont pas été informés des préoccupations du tribunal concernant la preuve documentaire sur le groupe extrémiste et qu’ils n’ont pas eu la possibilité d’y répondre.

[35] Après examen du dossier, la SAR a souligné que la SPR avait soulevé le fait que, selon la preuve relative aux conditions dans le pays, le groupe extrémiste n’avait pas de visées djihadistes nationales et n’avait pas mené d’attaques au Pakistan. La DP a répondu en soulignant que le groupe exerçait ses activités partout au Pakistan et qu’il existait une croyance commune selon laquelle il était financé par les services secrets pakistanais. Compte tenu de cette réponse, la SAR a conclu que la DP avait eu l’occasion de répondre.

[36] Pour résumer ses conclusions sur le préjudice que pourraient subir les demandeurs, la SAR a estimé que la SPR avait conclu à juste titre que la preuve objective ne fournissait pas un fondement objectif aux allégations des demandeurs relatives à la persécution ou au préjudice.

F. La discrimination contre les musulmans chiites

[37] Les demandeurs ont allégué dans leur appel que la SPR n’avait pas tenu compte de leurs observations écrites présentées après l’audience au sujet du ciblage de musulmans chiites ordinaires au Pakistan. Ils ont ajouté que la SPR n’avait pas abordé les allégations détaillées figurant dans le formulaire FDA de la DP au sujet de la discrimination dont elle a été victime en tant que musulmane chiite.

[38] La SAR a conclu que la SPR avait correctement examiné les éléments de preuve et qu’elle n’avait pas commis d’erreur en concluant que la foi chiite des demandeurs ne les exposait pas à une possibilité sérieuse de persécution au Pakistan. La conseil des demandeurs a renvoyé à des sections de la preuve empirique qui font référence au risque de violence sectaire auquel sont confrontés les chiites. Elle a également fait référence à divers groupes extrémistes qui ciblaient les musulmans chiites et aux menaces auxquelles font face ces derniers en tant que cibles de campagnes haineuses dans les mosquées, les écoles et ailleurs.

[39] La SAR a souligné que les observations de la conseil étaient incomplètes. La SAR a fait référence à des données empiriques supplémentaires provenant du Portail sur le terrorisme en Asie du Sud, qui faisaient état d’incidents violents contre les musulmans chiites, mais a conclu que, compte tenu de la taille relativement importante de la population chiite, ces incidents n’indiquaient pas une situation d’insécurité. De plus, la SAR a souligné que, selon la preuve objective crédible, il y avait eu une seule attaque terroriste au Azad‑Cachemire en 2018 et aucune attaque des militants n’y avait été enregistrée. De l’avis de la SAR, la violence mentionnée par les demandeurs doit être prise en considération dans le contexte des millions de personnes qui vivent et pratiquent leur religion en toute sécurité.

[40] Dans leur appel, les demandeurs ont invoqué en outre le guide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, qui énonce ce qui suit :

53. En outre, un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l’objet de mesures diverses qui en elles‑mêmes ne sont pas des persécutions (par exemple, différentes mesures de discrimination), auxquelles viennent s’ajouter dans certains cas d’autres circonstances adverses (par exemple une atmosphère générale d’insécurité dans le pays d’origine). En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, peuvent provoquer chez le demandeur un état d’esprit qui permet raisonnablement de dire qu’il craint d’être persécuté pour des « motifs cumulés ». Il va sans dire qu’il n’est pas possible d’énoncer une règle générale quant aux « motifs cumulés » pouvant fonder une demande de reconnaissance du statut de réfugié. Toutes les circonstances du cas considéré doivent nécessairement entrer en ligne de compte, y compris son contexte géographique, historique et ethnologique.

[41] La SAR a également examiné les articles suivants :

54. Dans de nombreuses sociétés humaines, les divers groupes qui les composent font l’objet de différences de traitement plus ou moins marquées. Les personnes qui, de ce fait, jouissent d’un traitement moins favorable ne sont pas nécessairement victimes de persécutions. Ce n’est que dans des circonstances particulières que la discrimination équivaudra à des persécutions. Il en sera ainsi lorsque les mesures discriminatoires auront des conséquences gravement préjudiciables pour la personne affectée, par exemple de sérieuses restrictions du droit d’exercer un métier, de pratiquer sa religion ou d’avoir accès aux établissements d’enseignement normalement ouverts à tous.

55. Lorsque les mesures discriminatoires ne sont pas graves en elles‑mêmes, elles peuvent néanmoins amener l’intéressé à craindre avec raison d’être persécuté si elles provoquent chez lui un sentiment d’appréhension et d’insécurité quant à son propre sort. La question de savoir si ces mesures discriminatoires par elles‑mêmes équivalent à des persécutions ne peut être tranchée qu’à la lumière de toutes les circonstances de la situation. Cependant, il est certain que la requête de celui qui invoque la crainte des persécutions sera plus justifiée s’il a déjà été victime d’un certain nombre de mesures discriminatoires telles que celles qui ont été mentionnées ci‑dessus et que, par conséquent, un effet cumulatif intervient.

[42] Compte tenu de ces passages, de l’avis de la SAR, il était nécessaire de déterminer si les demandeurs faisaient face à de graves restrictions quant à l’expression de leurs croyances religieuses. La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils étaient ou qu’ils seraient confrontés à de graves restrictions à leur droit de gagner leur vie, de pratiquer leur religion, d’accéder à des établissements d’enseignement, d’accéder à des services sociaux, d’exercer leurs droits politiques ou de participer généralement à la société en raison de leurs croyances chiites.

[43] Enfin, la SAR a estimé que le témoignage de la DP n’indiquait pas qu’elle faisait l’objet de discrimination équivalant à de la persécution en tant que musulmane chiite au Pakistan. La SAR a reconnu que la DP craignait de pratiquer sa religion en raison des actes de violence extrémiste rapportés, mais a conclu que la preuve ne montrait pas, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle ne pouvait pas pratiquer sa religion. De plus, selon la SAR, la discrimination dont la DP avait été victime pendant son enfance était certes « répréhensible », mais celle‑ci n’avait pas établi avoir été privée de ses droits fondamentaux.

IV. La question en litige

[44] La seule question en litige dans la présente demande est celle de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

V. La norme de contrôle applicable

[45] En ce qui concerne le caractère raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, que la Cour suprême du Canada a rendu au même moment que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, a exposé les critères d’une décision raisonnable et les exigences que doit respecter la cour qui procède à un examen selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « … ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligne dans l’original.]

[46] En outre, il ressort clairement de l’arrêt Vavilov que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles ». La Cour suprême du Canada a donné les directives suivantes :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent par ailleurs éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur : CCDP, par. 55; voir aussi Khosa, par. 64; Dr. Q, par. 41-42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15-18; Dr. Q, par. 38, Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[47] La Cour d’appel fédérale a aussi conclu récemment, dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237, que le rôle de notre Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

[Non souligné dans l’original.]

[48] De plus, dans la décision de la Cour, Martinez Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 7, la juge Kane a exprimé ainsi la déférence dont il faut faire preuve à l’égard des décideurs d’un tribunal administratif :

[14] En ce qui a trait à l’analyse de la Commission portant sur la crédibilité et le caractère vraisemblable, vu son rôle en tant que juge des faits, les conclusions de la Commission justifient une importante déférence : Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052, [2008] ACF no 1329, au paragraphe 13; Fatih c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 857, [2012] ACF no 924, au paragraphe 65.

[15] Toutefois, cela ne signifie pas que les décisions de la Commission jouissent d’une immunité eu égard au contrôle judiciaire lorsqu’une intervention est justifiée. Dans Njeri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 291, [2009] ACF no 350, le juge Phelan a déclaré ce qui suit :

[11] En ce qui concerne les conclusions sur la crédibilité, j’ai remarqué que la Cour a, et devrait avoir, des réticences à annuler de telles conclusions, à moins qu’il y ait eu une erreur des plus manifestes (Revolorio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1404). La retenue due tient compte tant du contexte de l’affaire et de l’intention du législateur que de la situation particulière dans laquelle se trouve le juge des faits qui évalue la preuve apportée par des témoignages. Le degré de retenue varie selon le fondement de la conclusion de crédibilité. La raisonnabilité est la norme applicable et la Cour doit faire preuve d’une retenue non négligeable à l’égard de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

[12] Toutefois, la retenue n’est pas un chèque en blanc. Le décideur doit donner les motifs qui l’ont amené à tirer une conclusion justifiable. C’est avec beaucoup de réticence que j’ai conclu que la décision de la Commission ne satisfaisait pas à la norme de contrôle.

VI. Analyse

[49] Les demandeurs soutiennent que la décision de la SAR sur la crédibilité était fondée sur une série de conclusions déraisonnables. J’examinerai et j’évaluerai ces conclusions, tout en tenant compte du fait que le contrôle judiciaire se déroule de façon globale et contextuelle, que l’appréciation de la preuve appartient à la SPR et à la SAR (et non à la Cour) dont les évaluations appellent la retenue judiciaire, et qu’à part les erreurs fondamentales dans l’appréciation des faits qui minent l’acceptabilité d’une décision, soupeser de nouveau et remettre en question la preuve ne fait pas partie du rôle de la Cour.

A. Les actes de l’époux de la demanderesse

[50] Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR concernant le voyage de l’époux de la DP était fondée sur une mauvaise compréhension des faits, à savoir que les demandeurs devaient encore payer un solde de 15 millions de roupies après la libération de leur fils et que l’époux de la DP avait pour objet de recueillir l’argent supplémentaire au-delà des 5 millions de roupies déjà payées. De l’avis de la demanderesse, il n’y avait aucune incohérence dans la preuve et aucun fondement justifiant une conclusion d’invraisemblance.

[51] Le défendeur soutient au contraire que les commentaires de la SAR au paragraphe 18 de sa décision indiquent clairement qu’elle comprenait que l’époux de la DP avait voyagé pour recueillir des fonds destinés à la rançon après la libération du fils. Je suis convaincu que la SAR était au courant de cette nuance. La SAR déclare dans sa décision que « dans son affidavit, l’époux de la [DP] parle de son désir de recueillir les fonds nécessaires pour payer le colonel après l’enlèvement […] ».

[52] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’avait pas de motifs logiques de conclure que les allégations de la demanderesse relatives à la crainte éprouvée n’étaient pas crédibles parce que son époux s’était envolé pour Dubaï après avoir voyagé au Canada et aux États-Unis. Les demandeurs soulignent l’affirmation de la SAR selon laquelle, s’ils avaient vraiment eu peur, l’époux de la demanderesse serait resté au Canada ou aux États-Unis pour les « attendre […] afin de demander l’asile ».

[53] À mon avis, bien que la SAR se soit penchée sur le moment où les demandeurs devraient fuir, il s’agissait d’une question de conjoncture de sa part. Je suis d’accord avec les demandeurs qui invoquent le passage suivant de la décision Yu c Canada (MCI), 2015 CF 167 :

[12] Il n’était pas possible de discerner le fondement objectif de bon nombre des conclusions d’invraisemblance. Conclure à l’invraisemblance d’un récit sans en énoncer le fondement dans le dossier (plutôt que de simplement exprimer une opinion personnelle) est arbitraire et déraisonnable.

[54] Cela dit, je ne suis pas convaincu que cette conclusion rende déraisonnable l’évaluation globale de la preuve par la SAR. Il ne s’agit pas d’une erreur fondamentale dans l’appréciation des faits qui mine l’acceptabilité de la décision.

[55] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’avait pas non plus de motifs raisonnables de conclure qu’il y avait une omission importante dans l’exposé circonstancié de la demanderesse figurant dans le formulaire FDA. De l’avis des demandeurs, cette conclusion était fondée sur une approche trop microscopique de la preuve. Les demandeurs soulignent que la DP a clairement indiqué dans son exposé circonstancié que, après l’enlèvement de son fils, son époux a entrepris une série d’efforts pour recueillir l’argent de la rançon. Le simple fait qu’elle n’ait pas indiqué dans son formulaire FDA que son époux s’était rendu en Amérique du Nord dans le cadre de ces efforts ne constituait pas, de l’avis des demandeurs, une « omission majeure ». La DP soutient que le formulaire FDA se veut un résumé général des principaux aspects de la demande d’asile et non pas une récitation encyclopédique de la preuve. Les demandeurs invoquent à l’appui la décision Manan c Canada (MCI), 2020 CF 150 :

[44] Le formulaire FDA devrait contenir un résumé des détails importants du récit du demandeur d’asile, y compris tous les faits et détails importants de la demande d’asile; l’omission de les mentionner peut affecter la crédibilité d’une portion ou de la totalité d’un témoignage : Ogaulu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 547 [Ogaulu], au para 18. Cela permet d’informer la SPR des aspects du récit d’un demandeur (et des questions possibles qu’il soulève), de sorte qu’elle puisse se préparer à tester et à vérifier son récit. La Cour a accepté depuis longtemps qu’un demandeur puisse fournir, lors d’un témoignage, des détails qui ne figurent pas dans un formulaire de renseignements personnels, et cela ne doit pas servir à contester la crédibilité d’un demandeur, à condition que les renseignements omis n’aient pas une incidence importante sur l’issue la demande : Ogaulu, précité, au para 19, citant Selvakumaran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 623, au para 20.

[56] Les demandeurs font également remarquer que le voyage de l’époux de la DP n’a pas été soulevé pour la première fois à l’audience. Il avait plutôt été divulgué dans plusieurs lettres et affidavits. Les demandeurs soutiennent donc qu’il était déraisonnable pour la SAR de procéder à un examen microscopique de l’omission alléguée de la demanderesse dans le formulaire FDA, alors qu’il y avait tellement d’éléments de preuve supplémentaires corroborant le but du voyage de son époux en Amérique du Nord. Les demandeurs font remarquer que la SAR a pris note de ces documents, mais qu’elle les a rejetés pour divers motifs, à savoir qu’ils ne portaient pas sur des préoccupations liées à la crédibilité et qu’ils étaient en grande partie non assermentés.

[57] Les demandeurs invoquent la décision Ugalde c Canada (MSPPC), 2011 CF 458, pour faire valoir que les demandeurs d’asile doivent obtenir des déclarations de quiconque connaît leur situation. Dans la décision Ugalde, le juge de Montigny (tel était alors son titre) déclare ce qui suit :

[28] À la lumière de cette jurisprudence, dans les circonstances, je ne crois pas qu’il était raisonnable que l’agente accorde à cette preuve une faible valeur probante simplement parce qu’elle émanait des membres de la famille des demandeurs. L’agente aurait sans doute préféré des lettres écrites par des personnes n’ayant aucun lien avec les demandeurs et ne se souciant pas de leur bien‑être. Cependant, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne n’ayant aucun lien avec les demandeurs soit en mesure de fournir ce genre de preuve à propos de ce qui est arrivé aux demandeurs au Mexique. Les membres de la famille des demandeurs ont été témoins de leur persécution alléguée, alors ce sont les personnes les mieux placées pour témoigner au sujet de ces événements. De plus, comme les membres de leur famille ont eux‑mêmes été ciblés après le départ des demandeurs, il est opportun qu’ils décrivent eux‑mêmes les événements qu’ils ont vécus. Par conséquent, il était déraisonnable que l’agente n’ajoute pas foi à cette preuve simplement parce qu’elle émanait de personnes liées aux demandeurs.

[58] Les demandeurs rejettent également la conclusion de la SAR selon laquelle ces documents ne portent pas sur des questions de crédibilité lorsqu’ils font directement référence à l’objet du voyage de l’époux de la DP au Canada et aux États-Unis. De même, les demandeurs laissent entendre qu’il n’est pas nécessaire qu’une preuve corroborante soit assermentée, citant la décision Shahaj c Canada (MCI), 2005 CF 1044 :

[9] La Commission a indiqué en outre qu’elle accordait également peu de poids à l’affidavit de la belle‑soeur parce qu’elle « n’a pas eu l’occasion de tester la crédibilité de ses déclarations ». Si la Commission laissait ainsi entendre qu’elle pouvait ne pas tenir compte de la preuve de la belle‑soeur uniquement parce que celle‑ci ne pouvait pas faire l’objet d’un contre-interrogatoire, elle s’est trompée. En effet, la Cour d’appel fédérale a dit dans Fajardo c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 157 N.R. 392 (C.A.F.), qu’il n’appartient pas à la Section du statut de réfugié de s’imposer à elle‑même ou d’imposer à des demandeurs des restrictions dont le Parlement les a libérés en ce qui a trait à la preuve.

[Non souligné dans l’original.]

[59] Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure que les documents corroborant l’objet du voyage que l’époux de la demanderesse avait entrepris au Canada ne permettaient pas de l’emporter sur sa conclusion selon laquelle les demandeurs n’étaient pas crédibles à cet égard. Les demandeurs citent la décision Sterling c Canada (MCI), 2016 CF 329, au paragraphe 12, pour la proposition selon laquelle l’approche de la SAR équivalait à dire « Je ne te crois pas, par conséquent, je ne crois rien qui explique pourquoi je me trompe peut‑être. »

[60] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a contesté les documents corroborants parce qu’ils avaient été divulgués après l’intervention du ministre dans leur demande d’asile. Les demandeurs font remarquer qu’ils ont divulgué ces éléments de preuve bien avant leur audience et dans le délai de divulgation. Par conséquent, il n’y avait aucun fondement justifiant une conclusion défavorable. De l’avis des demandeurs, la SAR a aggravé son erreur en concluant qu’il y avait « des contradictions mineures » dans ces documents quant à savoir si l’époux de la demanderesse se trouvait au Canada ou aux États-Unis en juillet 2019.

[61] La demanderesse laisse entendre que cette conclusion n’est pas confirmée par un examen des documents. Néanmoins, la SAR a reconnu que toute divergence était mineure et n’aurait pas constitué une préoccupation importante s’il n’y avait pas eu « déjà » des questions au sujet du moment où l’époux de la demanderesse se trouvait au Canada et aux États-Unis. Or, la SPR n’a soulevé aucune question de ce genre dans sa décision. Elle ne s’est pas interrogée sur le moment où l’époux de la demanderesse a voyagé; elle s’est demandé pourquoi il avait voyagé (non souligné dans l’original).

[62] En toute déférence, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les omissions importantes dans le formulaire FDA d’un demandeur d’asile peuvent porter atteinte à la crédibilité de celui‑ci : Ogaulu c Canada (MCI), 2019 CF 547. Par conséquent, pour déterminer l’importance d’une omission, il faut examiner la nature de l’omission et le contexte dans lequel les nouveaux renseignements ont fait surface. Le défendeur cite la décision rendue par la juge MacTavish (tel était alors son titre) dans l’affaire Naqui c Canada (MCI), 2005 CF 282 :

[23] Un fait qui n’apparaît pas dans le FRP d’un demandeur ne permettra cependant pas systématiquement de dire que le demandeur n’est pas crédible : Akhigbe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 249; [2002] A.C.F. no 332 (CFPI) en ligne : QL. Pour juger de l’importance de l’omission, il faut examiner sa nature, ainsi que le contexte dans lequel est présenté le nouveau renseignement.

[63] Le défendeur fait également référence à la décision Lawani c Canada (MCI), 2018 CF 924, pour la proposition selon laquelle le manque de crédibilité à l’égard des aspects centraux d’une demande d’asile peut s’étendre à d’autres domaines. Dans la décision Lawani, le juge Gascon déclare ce qui suit :

[24] Quatrièmement, le manque de crédibilité concernant les éléments centraux d’une demande d’asile peut s’étendre à d’autres éléments de la demande et les entacher (Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] ACF No 604 (CAF) (QL), aux para 7 et 8) et s’appliquer de façon généralisée aux éléments de preuve documentaire présentés pour corroborer une version des faits. Dans le même ordre d’idées, il est loisible à la SPR de n’accorder aucune force probante aux évaluations ou aux rapports fondés sur des éléments sous‑jacents jugés non crédibles (Brahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1215 [Brahim], au para 17).

[64] En ce qui concerne l’omission des demandeurs, le défendeur soutient que l’évaluation de la crédibilité effectuée par la SAR était raisonnable.

[65] En toute déférence, je partage cet avis. Le défendeur souligne que, lorsqu’on lui a demandé d’expliquer l’omission, la DP a déclaré qu’elle ne voulait pas rendre son exposé circonstancié trop long. À mon avis, la SAR a raisonnablement conclu que cette explication était insuffisante. Le formulaire FDA de la DP comptait six pages, contenait des détails sur l’enlèvement de son fils et faisait référence à l’échec de l’époux à recueillir les fonds nécessaires à la rançon. De plus, la DP a déclaré qu’elle était au courant du voyage de son époux et de son but au moment où il avait voyagé.

[66] Le défendeur fait remarquer que le voyage de l’époux de la DP n’a fait surface que lorsque le ministre est intervenu. C’est alors que les demandeurs ont fourni un affidavit de l’époux de la DP et des lettres à l’appui de son explication.

[67] À mon avis, cela joue également contre les demandeurs. Le voyage était un élément central de leur récit : il s’agissait prétendument d’un voyage pour recueillir de l’argent parce que le fils avait été enlevé. Il aurait dû figurer dans le formulaire FDA, et j’estime que la façon dont la SAR l’a traité est raisonnable, tout comme le fait que la SPR est parvenue à la même conclusion après avoir entendu le témoignage de vive voix de la DP, qu’elle a manifestement jugé inadéquat.

[68] De plus, l’époux de la DP n’a pas fourni de dates précises de son séjour en Amérique du Nord et il n’a pas non plus fourni d’éléments de preuve à l’appui pour dissiper les réserves en matière de crédibilité liées à ces incohérences, comme les itinéraires de voyage, les billets d’avion ou les tampons de passeport.

[69] En toute déférence, la SAR n’a pas adopté une approche « microscopique » dans son évaluation de cette omission importante. Je conclus plutôt que les demandeurs n’ont pas réussi à dissiper les réserves de la SAR quant à une omission très importante concernant un élément central de leur exposé circonstancié. L’omission a miné la demande d’asile des demandeurs étant donné qu’ils étaient censés vivre dans la clandestinité et faire l’objet de menaces. À mon avis, la question se résumait à l’appréciation de la preuve, rôle dont la SAR s’est raisonnablement acquittée et qui, de toute façon, n’appartient aucunement à la Cour dans le cadre du contrôle judiciaire : voir l’arrêt Doyle.

B. Le retard à demander l’asile

[70] Les demandeurs soutiennent que le raisonnement de la SAR concernant le retard est déroutant et déraisonnable. Les demandeurs soulignent la conclusion de la SAR selon laquelle il était invraisemblable que les demandeurs n’aient pas réservé de billets d’avion pour le Canada avant août 2019, étant donné qu’ils étaient déjà en possession de visas canadiens valides. La SAR a également conclu que si les demandeurs avaient vraiment été victimes de violence dans leur région natale, le Cachemire, puis qu’ils avaient déménagé à Islamabad et à Karachi, ils seraient venus au Canada plus tôt. De l’avis des demandeurs, ces conclusions sont impossibles à concilier avec la conclusion antérieure (et opposée) de la SAR dans la même décision, selon laquelle « [d]ans le contexte de multiples déménagements au Pakistan pour échapper au préjudice, le délai de six à huit mois avant le départ du Pakistan n’est pas très préoccupant ».

[71] En toute déférence, je ne suis pas d’accord. Je conviens que le délai de plusieurs mois avant de quitter le pays n’était pas déterminant en soi, mais il était loisible à la SAR d’évaluer ce fait dans le contexte plus large de la crainte subjective et de tirer une conclusion défavorable contre les demandeurs, comme elle l’a fait. Compte tenu des autres considérations de fait, cette conclusion n’était pas contradictoire, mais simplement une autre question d’appréciation de la preuve pour et contre la demande d’asile des demandeurs.

[72] De façon plus générale, les observations des demandeurs à cet égard, par rapport à un grand nombre, sinon à la plupart, de leurs autres préoccupations, sont des questions d’appréciation de la preuve qui appartiennent à la SPR et à la SAR, dans le cadre de leurs fonctions, particulièrement en ce qui concerne la crédibilité, comme en l’espèce, et qui ne font aucunement partie du rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire.

C. Les autres éléments de preuve corroborants

[73] Selon les demandeurs, la SAR a commis une erreur en rejetant leurs autres documents corroborants, y compris les preuves médicales, une plainte à la police (le premier rapport d’information) et des affidavits souscrits par des personnes qui avaient une connaissance directe des événements allégués.

[74] Si le caractère raisonnable de la décision doit être abordé et sera abordé non pas de façon fragmentaire, mais de façon globale, je me pencherai néanmoins sur chacune des démarches.

[75] Les demandeurs affirment avoir présenté des documents médicaux pour prouver que la DP et sa fille ont été blessées lors de l’attaque de mai 2019, lorsque le fils de la DP a été enlevé. Les demandeurs réfutent les conclusions de la SAR selon lesquelles ces documents n’étaient pas suffisants pour prouver les faits allégués. À cet égard, je suis d’accord avec les demandeurs. À mon avis, à moins qu’un médecin traitant ait une connaissance personnelle de la cause des blessures, il ne peut pas se prononcer sur les circonstances les entourant. Cela dit, il ne s’agissait pas d’une erreur fondamentale dans l’appréciation des faits qui mine l’acceptabilité d’une décision.

[76] De plus, la SAR pouvait toujours conclure que ces éléments de preuve ne l’emportaient pas sur l’omission importante du voyage de l’époux dans le formulaire FDA de la DP. La SAR était en droit de tirer cette conclusion à la lumière des questions importantes de crédibilité. Encore une fois, cela fait partie de l’appréciation de la preuve, rôle qui appartenait à la SAR.

[77] En ce qui concerne le premier rapport d’information, les demandeurs soutiennent que la SAR a contesté de façon déraisonnable ce rapport concernant l’enlèvement du fils. De l’avis des demandeurs, le fait qu’ils n’avaient pas en leur possession le document original à l’audience échappait à leur contrôle et ne constituait pas un motif raisonnable pour contester celui‑ci, surtout qu’il y avait d’autres éléments de preuve pour corroborer les renseignements contenus dans le rapport. Les demandeurs soutiennent également que le fait que le parent de la demanderesse n’ait pas déclaré dans son affidavit qu’il avait obtenu une copie du document n’était pas pertinent. Les demandeurs laissent entendre que l’analyse microscopique de la SAR donne à penser qu’elle a examiné la preuve et manifesté [traduction] « [du] zèle à l’attaquer » (Attakora c Canada (MEI), [1989] ACF no 444, au para 9).

[78] Je ne suis pas convaincu. Les demandeurs ont eu amplement le temps d’obtenir l’original, avant ou même après l’audience de la SAR. Le premier rapport d’information posait problème parce que la SPR n’avait pas eu l’occasion d’examiner l’original, ce à quoi elle s’attendait raisonnablement, compte tenu des questions de crédibilité en l’espèce et de la prévalence de documents frauduleux en provenance du Pakistan. Pourtant, les demandeurs n’ont pris aucune mesure pour régler cette question avant l’audience devant la SAR.

[79] Selon le défendeur, la SAR a considéré que la personne qui aurait obtenu le premier rapport d’information n’avait pas attesté l’avoir fait, et, tout comme la SPR, a manifesté à cet égard des réserves que les demandeurs, bien qu’ils en aient eu l’occasion, ont choisi de ne pas aborder. Les demandeurs n’ont pas tenu compte des préoccupations de la SPR, et je ne blâme pas la SAR de les avoir soulevées de nouveau auprès de la DP en appel. Il incombait aux demandeurs de faire valoir leur point de vue, et à cet égard, ils ne l’ont pas fait. La SAR a raisonnablement tiré ses conclusions dans les circonstances, compte tenu du contexte et de l’effet cumulatif de ces questions liées aux préoccupations relatives à la crédibilité.

[80] Au sujet des lettres d’appui et des affidavits, les demandeurs soutiennent que le rejet de ces documents par la SAR était déraisonnable. De l’avis des demandeurs, il est déraisonnable de se méfier de la preuve simplement parce qu’elle émane de la famille et des amis, particulièrement lorsque ces personnes ont une connaissance directe des événements allégués, et sur ce point, je suis d’accord. Toutefois, j’estime également qu’il ne s’agissait pas d’une erreur fondamentale dans l’appréciation des faits qui mine l’acceptabilité de la décision.

[81] En ce qui concerne l’affidavit de l’oncle de la DP, les demandeurs soutiennent que l’absence de référence explicite à l’enlèvement ne constituait pas un motif raisonnable pour rejeter le document. Les demandeurs font remarquer que la Cour fédérale a toujours mis en garde contre la remise en question de documents corroborants fondée sur ce qu’ils ne disent pas, plutôt que sur ce qu’ils disent. De plus, compte tenu de toutes les circonstances décrites dans l’affidavit, la croyance du déposant selon laquelle les demandeurs risquaient d’être tués par un groupe extrémiste n’est pas un motif raisonnable pour contester cette preuve. De l’avis des demandeurs, la conclusion de la SAR était particulièrement intenable étant donné que la SPR a reconnu que le groupe extrémiste a des liens avec les services secrets pakistanais et que [traduction] « les actions du groupe sont fortement influencées par les services secrets pakistanais et correspondent aux intérêts de l’État pakistanais ».

[82] En ce qui concerne les lettres d’appui et les affidavits, le défendeur soutient que ces documents n’abordaient pas les questions de crédibilité particulières soulevées par l’omission importante de la DP concernant le voyage de son époux au Canada et aux États-Unis. Et, avec égards, il est assez évident qu’ils ne le font pas.

[83] Plus fondamentalement, cependant, les demandeurs demandent de nouveau à la Cour, comme ils l’ont demandé à la SPR et à la SAR auparavant, d’apprécier la preuve, ce qui relève plutôt de la SAR.

[84] De plus, dans le cadre du contrôle judiciaire, l’affaire doit être examinée dans son ensemble et dans son contexte, et bien que certaines des observations des demandeurs soient dignes d’intérêt prises isolément et hors contexte, lorsqu’elles sont évaluées dans l’ensemble de l’affaire, elles ne me convainquent pas que les conclusions de la SAR sont déraisonnables.

D. La vraisemblance des allégations relatives aux agents de persécution

[85] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’avait pas de motifs raisonnables de conclure qu’ils n’étaient pas crédibles parce qu’il est « invraisembla[ble] » que le groupe extrémiste les cible. Les demandeurs ont « confirmé que la menace [extrémiste] prétendue […] à [leur] endroit n’était pas liée à [leur] foi chiite ». Par conséquent, les demandeurs soutiennent qu’il n’était pas logique pour la SAR de reconnaître que le groupe extrémiste ne les avait pas ciblés parce qu’ils sont chiites, puis de conclure que le groupe extrémiste ne les prendrait pas pour cible vu qu’il ne visait pas spécifiquement les chiites.

[86] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a mis l’accent sur l’idéologie extrémiste et sur l’absence de comportement anti-chiite plutôt que d’examiner les liens du groupe avec l’État pakistanais et les services secrets, ce qui, de l’avis des demandeurs, était au cœur de cette affaire étant donné le lien présumé entre le groupe et le colonel. Les demandeurs laissent entendre que l’omission de la SAR était particulièrement déraisonnable étant donné que la SPR avait reconnu sans conteste l’association du groupe extrémiste avec les services secrets pakistanais.

[87] Le défendeur fait valoir que la question à ce sujet était de savoir si la preuve objective concordait avec les affirmations de la DP. Je partage l’avis du défendeur selon lequel, compte tenu des importantes questions de crédibilité soulevées par la demande d’asile des demandeurs, la SAR était en droit de préférer la preuve objective en tant qu’expert en la matière et eu égard au dossier dont elle disposait.

[88] En toute déférence, je réitère que les demandeurs soulèvent la question de l’appréciation de la preuve. C’était à la SPR, qui avait l’avantage du témoignage de vive voix de la DP, de le faire, puis à la SAR. Je ne suis pas convaincu que la SAR a évalué ces questions de façon déraisonnable.

VII. Conclusion

[89] À mon humble avis, la décision de la SAR était raisonnable. J’estime qu’elle est justifiée, transparente et intelligible. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

VIII. Aucune question à certifier

[90] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8547-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8547-21

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

SHAHEEN ZAMAN, REHAN AHMAD BUTT (MINEUR), SHAYAAN AHMAD BUTT (MINEUR), ERSA MUHAMMAD IMRAN BUTT (MINEUR), MEERAB MUHAMMAD IMRAN BUTT (MINEUR), MUHAMMAD FARHAN BUTT (MINEUR) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 septembre 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

Le 6 octobre 2022

COMPARUTIONS :

Miranda Lim

POUR LES DEMANDEURS

Diane Gyimah

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman & Korman LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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