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Date : 20220927


Dossier : IMM-2129-21

Référence : 2022 CF 1344

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 septembre 2022

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

KULJIT SINGH DHALIWAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Kuljit Singh Dhaliwal, est un agriculteur indien qui s’est vu offrir un emploi dans une exploitation agricole d’Abbotsford, en Colombie‑Britannique, à titre de travailleur étranger temporaire (TET). Il demande à la Cour d’annuler la décision datée du 8 mars 2021 par laquelle l’agent d’immigration (l’agent) a rejeté sa demande de permis de travail parce qu’il n’était pas convaincu de l’authenticité de l’offre d’emploi. Bien que l’employeur prospectif ait reçu une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) favorable l’autorisant à embaucher 25 TET, l’agent a conclu que l’exploitation agricole n’avait pas la capacité ou les ressources nécessaires pour offrir 25 emplois à des TET.

[2] Je suis convaincue que la décision de l’agent devrait être annulée pour les motifs qui suivent.

[3] M. Dhaliwal allègue que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas expliqué, dans ses motifs, pourquoi son offre d’emploi n’était pas authentique. Il affirme que l’agent n’a pas tenu dûment compte de l’EIMT autorisant l’embauche de 25 TET ou qu’il n’a pas tenu compte du fait que l’exploitation agricole embauchait des travailleurs supplémentaires afin d’accroître ses revenus, et qu’il a ignoré les renseignements envoyés en réponse à la lettre d’équité procédurale du 15 janvier 2021, y compris les renseignements concernant le fait que l’exploitation agricole avait besoin de TET.

[4] La question de savoir si la décision de l’agent est déraisonnable doit être tranchée conformément au cadre établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse : Vavilov, aux para 12-13, 75 et 85. La cour de révision ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue, ne tente pas de prendre en compte l’éventail des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution correcte au problème : Vavilov, au para 83. Elle doit plutôt s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur administratif, et établir si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 15 et 83.

[5] Les notes versées au Système mondial de gestion des cas (SMGC) contiennent les motifs suivants à l’appui de la décision de l’agent (renseignements financiers de l’employeur omis) :

[traduction]

La réponse à la lettre d’équité procédurale a été examinée. La demande visait un [permis de travail] pour la classification nationale des professions [la CNP] : Ouvriers/ouvrières agricoles (8431). [M. Dhaliwal] s’est vu offrir l’un des 25 postes d’ouvrier agricole chez Jot Enterprises Limited, en Colombie-Britannique. L’offre d’emploi concerne un poste d’ouvrier agricole à temps plein dont le salaire est de 14,60 $CA de l’heure, à 40 heures par semaine. Le salaire annuel par employé est de 30 368 $CA. Les documents financiers indiquent ce qui suit : […]. Embaucher 25 TET supplémentaires coûterait approximativement : 30 368 $ * 25 = 759 200 $, ce qui dépasse de beaucoup les ventes déclarées. Étant donné le salaire déclaré de l’employeur potentiel, ce dernier ne semble pas avoir les ressources nécessaires pour offrir des emplois à 25 TET. D’après les renseignements dont je dispose, je ne suis pas convaincu que l’employeur a la capacité d’embaucher des travailleurs supplémentaires ni que l’offre d’emploi est authentique. Demande rejetée au titre du paragraphe 200(5) et du sous-alinéa 200(1)c)(ii.i) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés.

[6] Les agents des visas jouissent d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour déterminer si le demandeur satisfait aux exigences législatives concernant les permis de travail : Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 527 aux para 52-54 et Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 573 aux para 18 et 30‑31. L’une de ces exigences est d’avoir une offre d’emploi authentique : 200(1)c)(ii.1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR]. Le paragraphe 200(5) du RIPR établit les facteurs que les agents doivent prendre en considération lorsqu’ils évaluent l’authenticité d’une offre d’emploi. Les alinéas 200(5)b) et c) s’appliquent particulièrement aux motifs de l’agent en l’espèce :

Authenticité de l’offre d’emploi

(5) L’évaluation de l’authenticité de l’offre d’emploi est fondée sur les facteurs suivants :

a) l’offre est présentée par un employeur véritablement actif dans l’entreprise à l’égard de laquelle elle est faite, sauf si elle vise un emploi d’aide familial;

b) l’offre correspond aux besoins légitimes en main-d’œuvre de l’employeur;

c) l’employeur peut raisonnablement respecter les conditions de l’offre;

d) l’employeur – ou toute personne qui recrute l’étranger en son nom – s’est conformé aux lois et aux règlements fédéraux et provinciaux régissant le travail ou le recrutement de main-d’œuvre, y compris d’étranger, dans la province où il est prévu que l’étranger travaillera.

Genuineness of job offer

(5) A determination of whether an offer of employment is genuine shall be based on the following factors:

a) whether the offer is made by an employer that is actively engaged in the business in respect of which the offer is made, unless the offer is made for employment as a live-in caregiver;

b) whether the offer is consistent with the reasonable employment needs of the employer;

c) whether the terms of the offer are terms that the employer is reasonably able to fulfil; and

d) the past compliance of the employer, or any person who recruits the foreign national for the employer, with the federal or provincial laws that regulate the employment or recruitment of employees, including foreign nationals, in the province in which it is intended that the foreign national will work.

 

[7] M. Dhaliwal affirme que l’agent n’a pas dûment tenu compte de l’EIMT favorable autorisant l’embauche de 25 travailleurs lorsqu’il a conclu que son offre d’emploi n’était pas authentique, mais je conviens avec le défendeur que cette EIMT favorable n’est pas déterminante. L’agent était tenu de faire une évaluation indépendante de l’authenticité de l’offre de M. Dhaliwal et de prendre en considération les facteurs énoncés au paragraphe 200(5), notamment de déterminer si l’offre correspondait aux besoins légitimes en main-d’œuvre de l’employeur et si ce dernier pouvait respecter les conditions de l’offre.

[8] Cependant, je suis d’accord avec M. Dhaliwal pour dire que l’agent n’a pas donné suffisamment de motifs pour expliquer pourquoi il a jugé que l’offre d’emploi n’était pas authentique. La décision ne soulève aucun problème concernant l’offre en soi; seulement concernant le nombre total d’offres que l’EIMT permettait de faire. Il est difficile de savoir si la conclusion de l’agent selon laquelle l’offre de M. Dhaliwal n’était pas authentique était fondée sur une interprétation particulière des dispositions législatives applicables ou sur ce que l’on pourrait qualifier de raisonnement « tout ou rien », soit qu’à moins que l’employeur ait la capacité d’embaucher 25 TET, aucune des offres présentées en vertu de l’EIMT n’était authentique. D’une façon ou d’une autre, l’affaire doit être renvoyée.

[9] Si la conclusion de l’agent était fondée sur une interprétation particulière de la loi, l’affaire doit alors être renvoyée parce que je ne peux pas déterminer si cette interprétation est raisonnable : Vavilov, au para 123. Les notes versées au SMGC n’expliquent pas l’interprétation de l’agent et celle-ci ne ressort pas clairement du dossier. De plus, M. Dhaliwal a déposé un affidavit de la propriétaire de l’exploitation agricole qui atteste qu’après le rejet de la demande de M. Dhaliwal, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a approuvé cinq permis de travail en vertu de la même EIMT. Si la conclusion de l’agent était fondée sur une interprétation particulière de la loi, cette interprétation ne semble pas être appliquée par tous les agents d’IRCC.

[10] Subsidiairement, si la conclusion de l’agent était fondée sur un raisonnement « tout ou rien », elle est déraisonnable parce qu’elle repose sur des hypothèses qui ne sont pas étayées par le dossier et elle n’est pas compatible avec les renseignements que M. Dhaliwal a fournis en réponse à la lettre d’équité procédurale.

[11] M. Dhaliwal fait remarquer que les renseignements fournis en réponse à la lettre d’équité procédurale du 15 janvier 2021 comprenaient des éléments de preuve établissant que l’exploitation agricole avait besoin de TET. Celle-ci avait embauché des TET par le passé (par exemple, huit TET en plus de deux travailleurs canadiens en 2018), mais un seul travailleur canadien et aucun TET depuis février 2021. Un organigramme déposé avec la réponse à la lettre d’équité procédurale contient la note suivante (telle quelle) :

[traduction]

Mohinder Gill [la propriétaire de l’exploitation agricole] n’arrive pas à faire venir des étrangers au Canada parce que leurs permis de travail sont refusés. Récemment, elle a réussi à faire approuver un permis de travail, mais la personne n’est pas encore arrivée au Canada. Elle fait appel à de la main-d’œuvre contractuelle, mais les travailleurs sont de plus en plus rares, car la demande a augmenté considérablement depuis 2020 et que la situation se poursuit. La pénurie de main-d’œuvre actuelle dans le secteur agricole a été accentuée par la pandémie. Les agriculteurs ont besoin de gens pour travailler dans leurs exploitations, mais les travailleurs locaux ne veulent pas travailler dans ces exploitations et les étrangers n’arrivent pas assez vite pour répondre aux besoins.

[12] L’offre d’emploi de M. Dhaliwal est la seule offre dans le dossier dont disposait l’agent. Lorsque ce dernier a conclu que l’employeur n’aurait pas les ressources nécessaires pour présenter des offres à 25 TET, il a supposé que l’employeur avait fait 25 offres d’emploi comportant les mêmes conditions de rémunération que celle de M. Dhaliwal, soit un emploi à temps plein, pour 12 mois, au même taux horaire et au même nombre d’heures par semaine. Par contre, il n’a pas tenu compte de la condition qui précisait que l’emploi était conditionnel à la délivrance d’un permis de travail valide par IRCC. Si l’employeur a présenté 25 offres d’emploi conditionnelles, le raisonnement de l’agent n’est pas intelligible. L’agent a effectivement supposé que 24 permis de travail avaient déjà été délivrés au moment de la décision, alors que la réponse à la lettre d’équité procédurale indiquait qu’un seul permis avait été approuvé à ce moment-là. Autrement dit, si l’agent avait approuvé le permis de travail de M. Dhaliwal, ce dernier aurait été le deuxième et non le vingt-cinquième TET visés par l’EIMT à satisfaire à cette condition de l’offre d’emploi.

[13] Je passe maintenant aux allégations de manquement à l’équité procédurale. M. Dhaliwal soutient que la décision était fondée sur de nouvelles réserves qui n’avaient pas été soulevées dans la lettre d’équité procédurale. Il affirme également qu’il pouvait légitimement s’attendre à ce que son permis de travail soit approuvé, et fait valoir que la décision est impartiale parce qu’elle repose sur le fait que des permis de travail avaient été délivrés aux autres demandeurs visés par la même EIMT.

[14] Les questions relatives à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon une norme qui s’apparente à celle de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique]. L’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable », intrinsèquement souple et tributaire du contexte : Vavilov, au para 77, citant Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 22-23 [Baker], entre autres. Le demandeur doit avoir une possibilité valable de présenter ses arguments et de les soumettre à un examen complet et équitable : Baker, au para 32. La question principale est de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54.

[15] Le défendeur soutient que les préoccupations concernant la question de savoir si l’offre d’emploi de M. Dhaliwal satisfaisait aux conditions énoncées aux alinéas 200(5)b) et c) du RIPR n’étaient pas de nouvelles préoccupations qui nécessitaient un avis au demandeur, car l’agent des visas n’est pas tenu de donner au demandeur la possibilité de répondre à ses préoccupations lorsque celles‑ci découlent directement des exigences de la loi ou du règlement applicable : Zeeshan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 248 au para 33.

[16] Je ne vois pas en quoi les préoccupations de l’agent découlent « directement » des exigences du règlement en l’espèce, car je ne vois pas comment M. Dhaliwal aurait pu prévoir cette préoccupation en fonction du libellé du RIPR.

[17] Quoi qu’il en soit, l’agent a cru bon d’envoyer une lettre d’équité procédurale à M. Dhaliwal, mais il n’y a pas mentionné qu’il croyait que l’employeur n’avait pas la capacité d’embaucher 25 TET en vertu de l’EIMT et il n’a pas soulevé d’autre préoccupation concernant l’authenticité de l’offre d’emploi. Il a simplement demandé des renseignements et des documents. Il a aussi demandé à M. Dhaliwal de soumettre de l’information sur les étapes qu’il a suivies pour se présenter comme un travailleur compétent et se faire embaucher, sur les mesures qu’il avait prises pour convaincre l’employeur qu’il respecterait les conditions de son visa, et sur les précautions que l’employeur avait prises pour favoriser le respect du visa. Dans la lettre d’équité procédurale, l’agent demandait également de l’information et des documents sur l’exploitation agricole, notamment sa taille, l’historique des ses activités, le nombre de TET et de travailleurs non étrangers embauchés au cours des trois dernières années, ainsi que des copies de documents d’affaires, comme des états financiers, des documents fiscaux et une liste des principaux clients et fournisseurs. M. Dhaliwal a fourni les renseignements demandés, mais s’il avait été au courant de la préoccupation de l’agent concernant le nombre d’offres d’emploi, il aurait pu adapter sa réponse. Par exemple, il aurait pu fournir de l’information sur les autres offres ou une explication concernant le nombre de TET visés par l’EIMT. À mon avis, le droit à l’équité procédurale de M. Dhaliwal a été bafoué parce qu’il n’a pas eu la possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent.

[18] M. Dhaliwal se fonde sur les cinq permis de travail qui ont été approuvés après que le sien a été refusé pour avancer ses arguments relatifs à la partialité et ses attentes légitimes. Il affirme qu’une personne bien informée jugerait que l’agent n’a pas examiné son dossier avec impartialité et que l’incohérence de ses conclusions allait à l’encontre du principe de l’attente légitime. Le défendeur mentionne que les autres demandeurs visés par la même EIMT ont eux aussi vu leur permis de travail refusé, tout comme M. Dhaliwal.

[19] À mon avis, les arguments concernant la partialité et les attentes légitimes ne sont pas fondés. Outre le fait que les cinq permis ont été approuvés après la décision en cause en l’espèce, la doctrine de l’attente légitime est une protection procédurale qui ne crée pas de droits fondamentaux ni ne garantit un résultat précis : Masam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 751 au para 15. Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 au para 39. Par ailleurs, les assertions de M. Dhaliwal sont bien loin de respecter le seuil élevé permettant de conclure à une crainte raisonnable de partialité, laquelle ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions : Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 30 aux para 12‑13.

[20] En conclusion, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la décision de l’agent sera annulée. L’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune partie n’a proposé de question à certifier et à mon avis, l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2129-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2129-21

 

INTITULÉ :

KULJIT SINGH DHALIWAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Parveer Singh Ghuman

 

Pour le demandeur

 

Nima Omidi

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ville Law Group LLP

Avocats

Surrey (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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