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Date : 20220914


Dossier : IMM-6815-21

Référence : 2022 CF 1295

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 14 septembre 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

ABDEL GADIR OMER

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION,

DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Abdel Gadir Omer [le demandeur], un citoyen du Soudan, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 20 septembre 2021 par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. La SPR a accueilli la demande de constat de perte de l’asile présentée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] à l’encontre du demandeur en application du paragraphe 108(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur a été reconnu comme réfugié au sens de la Convention par un agent à l’étranger le 14 octobre 2002. Le 28 octobre 2004, il est venu au Canada et est devenu résident permanent.

[3] Entre janvier 2007 et février 2019, le demandeur est retourné au Soudan à sept reprises. Le plus court de ces voyages a duré neuf jours, et le plus long, seize mois. Lors de son premier voyage au Soudan, le demandeur a utilisé un titre de voyage d’urgence délivré par l’ambassade du Soudan à Ottawa. Il a par la suite obtenu un passeport soudanais et l’a utilisé pour entrer au Soudan. En 2017, l’ambassade du Soudan lui a délivré un autre titre de voyage d’urgence. Selon le demandeur, le but de ses deux premiers voyages, en 2007 et en 2007-2009, était de visiter sa mère malade.

[4] En 2010, le demandeur a épousé sa femme par procuration. Celle-ci résidait au Soudan. Le couple a trois enfants. Après le mariage, le demandeur est retourné au Soudan à trois reprises pour visiter sa famille. En 2017, il a demandé la citoyenneté canadienne. Il a par la suite fait deux autres voyages au Soudan afin d’obtenir des documents demandés par l’agent de la citoyenneté.

[5] Le demandeur a affirmé que sa femme et ses enfants étaient partis aux Émirats arabes unis en juin 2019, parce que les conditions de sécurité s’étaient détériorées au Soudan.

[6] Le 12 juin 2019, le ministre a présenté une demande de constat de perte de l’asile à l’encontre du demandeur.

[7] La SPR a conclu que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Soudan, aux termes de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Pour rendre sa décision, la SPR a appliqué le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le Guide du HCR], lequel établit, au paragraphe 119, les conditions définissant le fait de se réclamer à nouveau de la protection du pays :

  • (a)la volonté : le réfugié doit avoir agi volontairement;

  • (b)l’intention : le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité;

  • (c)le succès de l’action : le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection.

[8] La SPR a conclu que les trois conditions étaient réunies en l’espèce.

[9] Le demandeur soutient que la SPR a rendu une décision déraisonnable et qu’elle a manqué à son obligation d’équité procédurale envers lui. Je conclus que la décision est déraisonnable et j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[10] Le demandeur soumet les questions suivantes à l’examen de la Cour :

  • a)La SPR a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur?

  • b)La décision de la SPR était-elle raisonnable?

  1. La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Soudan?

  2. La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur avait obtenu la protection du Soudan était-elle raisonnable, étant donné qu’elle avait conclu que l’alinéa 108(1)e) de la LIPR ne s’appliquait pas?

[11] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable au fond de la décision de la SPR est la décision raisonnable.

[12] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 12, 13). La cour de révision doit examiner si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. L’analyse du caractère raisonnable d’une décision tient compte du contexte administratif dans lequel elle est rendue, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences : Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135.

[13] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes : Vavilov, au para 100. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet d'une décision qui justifieront une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci : Vavilov, au para 125. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

[14] Les dispositions qui s’appliquent sont l’article 108, l’alinéa 46(1)c.1) et le paragraphe 40.1(1) de la LIPR, et elles sont reproduites à l’Annexe A.

[15] À mon avis, la question déterminante est la conclusion déraisonnable de la SPR selon laquelle le demandeur avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du gouvernement du Soudan.

[16] La SPR a rejeté la preuve du demandeur selon laquelle il se cachait au Soudan et a plutôt jugé qu’il [traduction] « voyageait afin de rester chez des amis ». Elle a également jugé non crédible l’affirmation du demandeur selon laquelle sa famille avait payé des pots-de-vin pour faciliter son entrée au Soudan et sa sortie du pays, en raison des incohérences entre son exposé circonstancié et son témoignage à cet égard.

[17] Le demandeur fait valoir que, même si la Cour juge qu’il était raisonnable pour la SPR de rejeter sa preuve selon laquelle il s'était caché et il y avait eu paiement de pots‑de‑vin, la SPR a tout de même commis une erreur en ne tenant pas compte de l'importance du fait qu’il croyait jouir de la sécurité découlant de son statut de résident permanent du Canada. Le demandeur soutient que la SPR aurait dû accepter son témoignage au sujet de cette croyance et rejeter la demande de constat de perte de l’asile sur ce fondement ou bien rejeter l’ensemble de son témoignage à ce sujet : Aydemir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 987 [Aydemir] au para 71.

[18] Essentiellement, le demandeur fait valoir qu’étant donné que la SPR a accepté sa preuve selon laquelle il ne savait pas qu’il risquait de perdre son statut de résident permanent au Canada avant de recevoir la demande du ministre en 2019, elle n’a pas établi de lien suffisant entre cette preuve et sa conclusion selon laquelle le demandeur savait qu’il risquait de perdre son statut canadien en raison de ses nombreux voyages au Soudan. Selon lui, cette conclusion était particulièrement déraisonnable, puisque la SPR avait conclu que les conditions au Soudan n’avaient pas changé. Sur ce fondement, le demandeur aurait dû craindre les risques que posait son retour au Soudan.

[19] Par ailleurs, le demandeur soutient qu’il est retourné au Soudan non pas parce qu’il n’avait pas peur, mais parce que sa mère était malade. Il fait valoir que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’objet réel de ses visites au Soudan.

[20] Le demandeur affirme que la SPR a eu tort de se fonder sur la décision Al-Habib c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 545 [Al-Habib]. Il prétend que cette décision ne s'est pas penchée sur l’importance de la connaissance subjective d’une personne quant aux conséquences en matière d’immigration, ce qui est contraire à l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Camayo CAF].

[21] Je commencerai mon analyse par l’arrêt Camayo CAF, qui établit les facteurs dont la SPR doit tenir compte dans les affaires de perte de l’asile. Au paragraphe 84, la Cour d’appel fédérale a dressé une liste non exhaustive de facteurs à prendre en considération par la SPR. Voici ceux qui sont le plus pertinents en l’espèce :

  • L’état des connaissances de la personne en ce qui concerne les dispositions relatives à la perte de l’asile. La preuve qu’une personne est retournée dans son pays d’origine en sachant parfaitement que cela pouvait mettre en péril son statut de réfugié peut avoir une signification différente de la preuve qu’une personne n’est pas consciente des conséquences potentielles de ses actions;

  • Quelle était la raison du voyage? La SPR peut considérer que le voyage dans le pays de nationalité pour une raison impérieuse, comme la maladie grave d’un membre de la famille, n’a pas la même signification que le voyage dans ce même pays pour une raison plus frivole, comme des vacances ou une visite à des amis;

  • La fréquence et la durée des voyages;

  • Ce que la personne a fait pendant son séjour dans le pays en question;

  • La question de savoir si la personne a pris des précautions pendant son séjour dans le pays dont elle a la nationalité;

  • La question de savoir si les actions de la personne démontrent qu’elle n’a plus de crainte subjective de persécution dans le pays de sa nationalité, de sorte que la protection supplétive n’est plus nécessaire;

  • Tout autre facteur s’appliquant à la question de savoir si la personne en cause a réfuté la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité dans un cas donné.

[22] La Cour d’appel fédérale a mentionné clairement qu’« [a]ucun facteur individuel ne sera nécessairement déterminant, et tous les éléments de preuve relatifs à ces facteurs doivent être examinés et équilibrés afin de déterminer si les actions de la personne sont telles qu’elles ont permis de réfuter la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité » : (Camayo CAF, au para 84).

[23] Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que la SPR a commis une erreur en se fondant sur la décision Al-Habib ou que cette décision n’abordait pas l’importance de la connaissance subjective d’une personne quant aux conséquences en matière d’immigration, contrairement à l’arrêt Camayo FAC. Toutefois, je juge que la SPR a commis une erreur en attribuant au demandeur une intention de se réclamer de nouveau de la protection du gouvernement du Soudan, sans avoir tenu compte de la preuve.

[24] Lorsqu’elle a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection du Soudan, la SPR a mentionné ce qui suit :

[traduction]

Je conviens que [le demandeur] n’était pas au courant des conséquences de ses retours au Soudan jusqu’à ce qu’il reçoive la demande de constat de perte de l’asile de la part du ministre. Cependant, le conseil a demandé [au demandeur] s’il envisagerait maintenant de retourner au Soudan. [Le demandeur] a répondu qu’il ne pensait plus y retourner pour des raisons de sécurité. Tout le monde là-bas souhaite pouvoir fuir le pays. Ses parents ainsi que ses frères et sœurs essaient de quitter le pays, parce qu’il n’est pas sûr. La situation au Soudan est pire qu'avant. Pas une seule fois [le demandeur] n’a parlé des conséquences possibles sur son statut de résident permanent au Canada comme d’un facteur justifiant de ne pas se rendre au Soudan. Même aujourd’hui, maintenant qu’il connaît toutes les conséquences que pourrait avoir un retour au Soudan, [le demandeur] affirme qu’il ne s’y rendrait pas, parce que la situation générale s’est détériorée. À mon avis, cela prouve que ce n’est pas seulement parce qu’il croyait fermement jouir de la sécurité découlant de son statut de résident permanent du Canada que [le demandeur] est retourné au Soudan, mais aussi pour d’autres raisons, notamment la situation générale au Soudan au moment de ses voyages.

[Non souligné dans l’original.]

[25] Cette analyse comporte plusieurs erreurs.

[26] Premièrement, comme le souligne le demandeur, la SPR n’a pas expliqué comment elle a pu accepter que le demandeur [traduction] « n’était pas au courant des conséquences de ses retours au Soudan », et ensuite conclure qu’il s’était rendu au Soudan pour « d’autres raisons, notamment la situation générale au Soudan au moment de ses voyages ». En effet, la SPR s’est fondée sur le témoignage du demandeur à propos de la dégradation de la situation générale au Soudan pour conclure qu’il était précédemment retourné au Soudan parce que la situation était moins sombre. À mon avis, cette conclusion n’était pas étayée par la preuve. Plus précisément, le simple fait que le demandeur mentionne que la situation au Soudan ait empiré ne veut pas dire qu’il s’est rendu là-bas par le passé parce qu’il croyait que cela était sécuritaire.

[27] Deuxièmement, je conviens avec le demandeur qu’il a expliqué les [traduction] « autres raisons » pour lesquelles il s’était rendu au Soudan, notamment pour visiter sa famille. La décision de la SPR n’explique pas pourquoi ces [traduction] « autres raisons », combinées à la croyance du demandeur qu’il était protégé par son statut de résident permanent du Canada, amoindriraient la probabilité que le demandeur réfute la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection du Soudan. Même s’il était loisible à la SPR de conclure que le fait de rendre visite à sa famille en l’espèce ne correspondait pas à l’une des « circonstances exceptionnelles » aux termes du paragraphe 124 du Guide du HCR, ce fait constitue quand même une « raison impérieuse » qui joue en faveur du demandeur : (Camayo CAF, au para 84). Cet aspect de la preuve du demandeur n’a pas été analysé dans la partie de la décision portant sur l’examen de son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Soudan.

[28] Après avoir écouté l’enregistrement audio de l’audience, j’ai trouvé plusieurs autres erreurs dans les motifs de la SPR, en plus de celles soulevées par le demandeur.

[29] Le demandeur était représenté par un conseil différent à l’audience devant la SPR. Bien que la SPR ait critiqué le demandeur du fait qu'il n'avait [traduction] « [p]as une seule fois » parlé des conséquences possibles sur son statut de résident permanent au Canada lorsque son conseil lui avait demandé pour quelles raisons il ne se rendrait pas au Soudan à l’heure actuelle, cette conclusion repose sur une mauvaise interprétation de l’échange tenu entre le demandeur et son conseil d'alors. La question posée par le conseil était la suivante :

[traduction]

Vous dites que vous avez appris que vous pourriez perdre votre statut de résident permanent si vous retourniez au Soudan lorsque vous avez été avisé de la présente audience. Envisageriez-vous de vous rendre au Soudan maintenant que vous savez cela?

[30] En bref, le fait que le demandeur connaissait les conséquences possibles sur son statut de résident permanent lorsqu’il a été avisé de l’audience relative à la perte de l’asile faisait partie intégrante de la question que le conseil a posée. Compte tenu de la question réellement posée par le conseil, il était déraisonnable pour la SPR de s’attendre à ce que le demandeur réitère dans sa réponse qu’il comprenait qu’il risquait de perdre son statut s’il retournait au Soudan maintenant.

[31] L’enregistrement audio confirme également que le conseil a demandé au demandeur s’il avait déjà pensé bénéficier de la protection du gouvernement du Soudan lors de ses voyages, ce à quoi le demandeur a répondu [traduction] « [j]amais ». En outre, le demandeur a déclaré dans son témoignage qu’il n’avait jamais pensé bénéficier de la protection du gouvernement du Soudan, parce qu’il s’opposait au dirigeant du régime, Omar Hassan Ahmad al-Bashir, qui est arrivé au pouvoir en 1989, et qui a pris le contrôle des forces de sécurité et de l’économie du pays. Le demandeur a aussi été interrogé par la conseil du ministre à propos du moment où il avait décidé de ne plus retourner au Soudan. Il a répondu qu’il n’avait jamais voulu y retourner; chaque fois qu’il l’avait fait, c’était par obligation.

[32] Aucun des passages précédents du témoignage n’a été mentionné, et encore moins analysé, dans la décision.

[33] Je tiens compte de l’observation du défendeur selon laquelle la croyance subjective du demandeur n’était pas déterminante et doit être soupesée par rapport à tous les autres facteurs énoncés dans l’arrêt Camayo CAF. Cependant, en l’espèce, la SPR n’a pas tenté d’analyser la preuve du demandeur concernant sa croyance subjective. Elle n’a pas non plus tiré de conclusion claire sur cette croyance subjective, comme le fait valoir le demandeur. Elle s’est plutôt concentrée uniquement sur les nombreux voyages du demandeur au Soudan afin de conclure qu’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays, et elle a écarté les autres éléments de preuve qui contredisaient cette conclusion.

[34] Le demandeur compare son affaire à l’affaire Aydemir, où la Cour a conclu que la SPR avait déraisonnablement jugé que les actes de M. Aydemir étaient la preuve d’un manque de crainte subjective, mais que celui-ci continuait d’avoir peur d’être persécuté : Aydemir, au para 69.

[35] Lorsqu’elle a conclu que la SPR avait commis une erreur, la juge Kane, au paragraphe 65 de la décision Aydemir, a mentionné que M. Aydemir avait déclaré que « son intention n’était pas de se réclamer de nouveau de la protection de la Turquie; il craignait toujours la police et les nationalistes de la Turquie et n’a jamais cru qu’ils le protégeraient, et il a toujours voyagé avec sa carte de résident permanent du Canada, sachant qu’il avait le droit de revenir n’importe quand au Canada ». Elle a poursuivi ainsi :

[70] Les conclusions de la SPR qui reposent sur le même témoignage – en l’absence de toute conclusion quant à la crédibilité – sont contradictoires. La SPR a souscrit au témoignage de M. Aydemir selon lequel il craignait d’être persécuté en tant que Kurde et à cause de sa participation à des activités politiques appuyant le peuple kurde, et il avait peur de la police et des Turcs nationalistes lors de ses voyages de retour. La SPR a conclu, à partir de la preuve relative à la situation dans le pays et du témoignage de M. Aydemir, que la protection dont il jouissait n’avait pas pris fin en application de l’alinéa 108(1)e) parce que la « présumée évolution des conditions dans le pays n’[était] pas suffisamment durable et efficace sur le terrain pour justifier qu’il perde l’asile de façon permanente ».

[71] Bien que des facteurs différents entrent en jeu dans le contexte d’une nouvelle réclamation de la protection du pays de nationalité au sens des alinéas 108(1)a) et e), les deux conclusions fondées sur le même témoignage ne sont pas conciliables : d’une part, les actes de M. Aydemir manifestaient un manque de crainte subjective et il n’avait pas réfuté la présomption d’une intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité et, d’autre part, il craignait toujours d’être persécuté en tant que Kurde en Turquie et les autorités ne le protègeraient pas.

[36] Les faits de l’espèce sont différents et, comme le défendeur l’a souligné, la SPR a tiré des conclusions défavorables en matière de crédibilité. Par contre, comme je l’ai conclu plus haut, la SPR n’a jamais abordé la preuve du demandeur concernant sa crainte envers le gouvernement du Soudan. C’est cet élément de crainte subjective qui, selon la juge Kane dans l’affaire Aydemir, ne cadrait pas avec la conclusion de la SPR selon laquelle M. Aydemir s’était réclamé de nouveau de la protection du gouvernement turc. En l’espèce, la SPR n’a même pas pris acte de la crainte subjective que le demandeur disait avoir avant de conclure qu’il n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection du Soudan. Par conséquent, la décision n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

Remarques incidentes

[37] D’autres aspects de la décision sont troublants. Par exemple, la SPR disposait d’éléments de preuve démontrant que le demandeur vivait des difficultés au Canada en raison d’une incapacité physique grave et d’un stress émotionnel qui faisaient en sorte qu’il se sentait seul et était incapable de trouver une stabilité. La SPR n’a pas examiné dans quelle mesure le stress émotionnel du demandeur avait une incidence sur son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Soudan.

[38] Je ne suis pas non plus convaincue que toutes les conclusions tirées par la SPR en matière de crédibilité, particulièrement celles concernant la question de savoir si des pots-de-vin ont été versés afin de faciliter les retours au Soudan du demandeur, étaient raisonnables. Comme ces questions n’ont pas été abordées par les avocats, je ne les commenterai pas davantage.

[39] La décision a de graves conséquences sur le demandeur. Une conclusion selon laquelle le demandeur s’est réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Soudan aux termes de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR n’entraînera pas seulement la perte de son statut de réfugié au sens de la Convention, mais aussi la perte de son statut de résident permanent au Canada. Le demandeur pourrait être renvoyé du Canada sans qu’aucune autre évaluation des risques ne soit effectuée, malgré le fait que les conditions de sécurité se détériorent au Soudan. L’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision. Le nouveau décideur devra soupeser tous les éléments de preuve dont il disposera, conformément aux facteurs énoncés dans l’arrêt Camayo CAF.

IV. Conclusion

[40] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[41] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6815-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour qu’il statue à nouveau sur celle-ci.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina

Annexe A : les dispositions applicables

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Interdictions de territoire

Inadmissibility

Perte de l’asile – étranger

Cessation of refugee protection — foreign national

40.1 (1) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant la perte de l’asile d’un étranger emporte son interdiction de territoire.

40.1 (1) A foreign national is inadmissible on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased.

Perte du statut

Loss of Status

Résident permanent

Permanent resident

46(1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :

46 (1) A person loses permanent resident status

[…]

c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile;

(c.1) on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d);

[…]

Perte de l’asile

Cessation of refugee protection

Rejet

Rejection

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

(d) the person has voluntarily become re-established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

Perte de l’asile

Cessation of refugee protection

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

(2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

Effet de la décision

Effect of decision

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

Exception

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de nouveau de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6815-21

 

INTITULÉ :

ABDEL GADIR OMER c LE MINISTRE
DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS
ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER SEPTEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE GO

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :


LE 14 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Christopher G. Veeman

 

Pour le demandeur

 

Don Klaassen

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Christopher G. Veeman

Veeman Law

Saskatoon (Saskatchewan)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

 

Pour le défendeur

 

 

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