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Date: 20220915

Dossier : IMM-6770-20

Référence : 2022 CF 1299

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), 15 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

AMAR ABDALLA AHMED IBRAHIM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans une décision datée du 15 décembre 2020, la Section de l’immigration («SI») a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité en vertu des alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 («LIPR»). La SI a pris deux mesures d’expulsion le 15 décembre 2020.

[traduction]

La SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré à des actes d’espionnage contraires aux intérêts du Canada et qu’il était membre du Service national de renseignement et de sécurité du Soudan (Sudanese National Intelligence and Security Service [NISS]), une organisation qui s’est livrée à des actes d’espionnage contraires aux intérêts du Canada.

[2] Le demandeur a présenté à notre Cour une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI, affirmant que ces mesures étaient déraisonnables en vertu des principes énoncés par la Cour suprême dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, [2019] 4 RCS 653, 2019 CSC 65.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I. Situation au Soudan et événements à l’origine de la présente demande

A. Le demandeur, le NISS et les missions de l’ONU

[4] Le demandeur, né en 1978, est un citoyen du Soudan.

[5] Le NISS était le service du renseignement de sécurité sous l’ancien président du Soudan, Omar al-Bashir, de 1989 à 2019.

[6] En 2004, les Nations Unies ont établi une mission au Soudan en prévision d’un accord de paix entre le gouvernement du Soudan et le Mouvement/Armée populaire de libération du Soudan (Sudan People’s Liberation Movement/Army). Il s’agissait de la Mission préparatoire des Nations Unies au Soudan, ou «MINUS (UNAMIS).» Pour mettre en œuvre l’accord de paix, l’ONU a créé la Mission des Nations Unies au Soudan, ou «MINUS (UNMIS) ». La MINUS (UNMIS) est devenue officielle en mars 2005.

[7] La SI a conclu que les missions de l’ONU constituaient une « présence importune » pour le gouvernement du Soudan et que le régime d’al-Bashir était défavorable aux missions de l’ONU au Soudan. Le demandeur a déclaré que le NISS s’intéressait particulièrement à la MINUS (UNMIS) parce que le gouvernement du Soudan croyait que l’ONU était remplie d’espions et que le NISS protégeait le gouvernement.

[8] En décembre 2005, un groupe d’experts organisé par le Conseil de sécurité de l’ONU a recommandé des sanctions contre des personnes, y compris des ministres et le directeur du NISS, dont les noms figuraient sur une liste.

[9] Le mandat de la MINUS (UNMIS) a été élargi au Darfour en 2006. Le gouvernement soudanais s’est vivement opposé à l’expansion au Darfour. Le gouvernement soudanais a accusé l’ONU de « fabriquer une invasion occidentale ».

[10] En 2009, la Cour pénale internationale a délivré un mandat d’arrêt contre Omar al-Bashir pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

B. Événements à l’origine de la présente demande

[11] Un peu avant 2004, le demandeur a commencé à travailler pour une entreprise privée qui fournissait des services de manutention au sol à l’aéroport de Khartoum. Le demandeur a mentionné qu’il a été l’adjoint personnel du chef de la direction et gestionnaire des relations publiques de l’entreprise, fonctions qu’il a obtenues en raison de liens familiaux.

[12] À peu près au moment où elle a embauché le demandeur, l’entreprise a obtenu un contrat avec la MINUS (UNAMIS) pour les services de manutention au sol de ses aéronefs. Le demandeur a commencé à superviser l’équipe qui s’occupait des bagages, des plans de vol et du ravitaillement des avions de l’ONU.

[13] Vers avril ou mai 2006, le NISS a recruté le demandeur. Le NISS lui a demandé d’embaucher deux agents du NISS comme préposés au fret à l’aéroport, où ils pourraient inspecter furtivement les bagages entrants et sortants appartenant au personnel de l’ONU et recueillir des renseignements. Ils l’ont fait pendant quatre ans. Le demandeur a gardé le secret sur ces activités.

[14] Le NISS a également demandé au demandeur de participer à des réunions sociales de l’ONU afin d’obtenir des renseignements en 2006 et en 2007. Il a affirmé l’avoir fait seulement après avoir reçu des menaces et de l’argent.

[15] Le demandeur a indiqué que, pendant cette période, des agents du NISS lui ont montré des personnes qui étaient torturées dans leurs bureaux et l’ont menacé.

[16] Le demandeur a également affirmé que le NISS l’avait torturé à plusieurs occasions, soit en 2012, en 2014 et en 2018. Chaque fois, il a été battu et menacé jusqu’à ce qu’il accepte de faire tout ce que le NISS lui demandait. Après le deuxième incident de torture en 2014, le demandeur a affirmé qu’il avait commencé à tenter d’éviter les agents du NISS et à échapper au NISS en voyageant souvent à l’extérieur du Soudan. Quoique déjà marié, il a épousé une amie danoise qui travaillait pour l’ONU afin d’essayer d’obtenir un visa pour vivre au Danemark. Ils ont rapidement divorcé.

[17] En avril 2016, le demandeur et son épouse (qui était enceinte de triplés) ont présenté des demandes de visa pour les États-Unis. Ils y sont arrivés en juillet 2016 et les triplés sont nés trois mois plus tard. En janvier 2017, ils ont présenté une demande d’asile. Toutefois, ils ont dû quitter les États-Unis en juin 2017 en raison de la maladie de la mère de l’épouse qui vivait en Égypte. La demande d’asile aux États-Unis a été abandonnée et le demandeur est retourné au Soudan sans sa famille.

[18] À son retour, le NISS a de nouveau demandé au demandeur de l’aider. Il a refusé et a été torturé en mars 2018. Après avoir imploré qu’on le libère et promis qu’il reviendrait, le demandeur a versé un pot-de-vin pour se rendre en Égypte par avion.

[19] Lorsqu’il a rejoint sa famille en Égypte, tous ont présenté une demande de visa de visiteur canadien. Ils sont arrivés le 2 avril 2018.

[20] Le 1er juin 2018, le demandeur et son épouse ont présenté des demandes d’asile à partir du Canada. Le demandeur a écrit en détail au sujet de sa participation au NISS dans son exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA).

[21] En juillet 2018, l’Agence des services frontaliers du Canada («ASFC») a reçu le demandeur en entrevue.

[22] Le 24 mars 2019, un agent de l’ASFC a publié un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR. Le rapport a conclu à l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada au titre des alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la LIPR et l’agent a demandé une enquête relativement au demandeur.

[23] Le 25 mars 2019, un délégué du ministre a déféré l’affaire pour enquête.

[24] En novembre 2019, le demandeur a présenté des modifications apportées à son formulaire FDA.

[25] L’enquête de la SI s’est déroulée sur six séances entre le 10 décembre 2019 et le 8 juillet 2020 au cours desquelles le demandeur a témoigné de vive voix.

II. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[26] Dans une décision datée du 15 décembre 2020, la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour deux raisons de sécurité : premièrement, au titre de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR, à savoir s’être livré à des actes d’espionnage « contraires aux intérêts du Canada »; et, deuxièmement, au titre de l’alinéa 34(1)f), à savoir être membre d’une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée à des actes d’espionnage contraires aux intérêts du Canada.

[27] La SI a rejeté l’allégation du demandeur selon laquelle il a agi sous la contrainte.

[28] La SI a appliqué la norme de preuve des « motifs raisonnables de croire » au sens de l’article 33 de la LIPR, telle que décrite dans l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 RCS 100, 2005 CSC 40, au para 114. La SI a reconnu que les « motifs raisonnables de croire » exigent quelque chose de plus qu’un simple soupçon, mais de moins qu’une prépondérance des probabilités, et qu’il y aura un fondement objectif à la croyance qui est fondée sur des renseignements convaincants et crédibles. Nul ne conteste la pertinence de cette norme juridique dans la présente demande.

A. Alinéa 34(1)a) de la LIPR

[29] La SI a conclu qu’elle avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré à deux actes d’espionnage. Premièrement, il a maintenu le secret au sujet d’agents du NISS qu’il a embauchés comme préposés au fret agissant comme agents d’infiltration à l’aéroport pour recueillir secrètement des renseignements sur le personnel de l’ONU et ses activités. Deuxièmement, il a recueilli des renseignements auprès de membres du personnel des Nations Unies qui assistaient à des réunions sociales et il a transmis ces renseignements au NISS.

[30] S’appuyant sur la décision du juge Norris dans Weldemariam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 631, [2020] 4 RCF 354, et sur le raisonnement du juge O’Reilly dans Yihdego c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 833, la SI a conclu que pour qu’une activité soit « contraire aux intérêts du Canada », les intérêts en jeu doivent avoir un lien avec la sécurité nationale.

[31] La SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les activités d’espionnage du demandeur ciblant les missions de l’ONU au Soudan étaient contraires aux intérêts du Canada et que ces intérêts avaient un lien avec la sécurité nationale du Canada.

B. Contrainte

[32] La SI a adopté le critère juridique de la contrainte énoncé dans R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 RCS 14, conformément à la décision de la Cour dans Ghaffari c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 674. La SI a conclu que le demandeur n’avait pas établi l’existence de motifs raisonnables de croire qu’il avait agi sous la contrainte lorsqu’il a embauché des agents du NISS. La SI a également conclu que les éléments de preuve n’établissaient pas l’existence de motifs raisonnables de croire qu’il était sous la contrainte lorsqu’il a recueilli des renseignements pour le compte du NISS alors qu’il assistait à des réunions sociales de l’ONU.

[33] Parmi les constatations de la SI :

  • Les affirmations des agents du NISS selon lesquelles le demandeur aurait des « ennuis » et que « sa vie serait infernale » étaient vagues et ne contenaient pas de menaces explicites ou implicites de mort ou de lésions corporelles présentes ou futures;

  • Un incident où le demandeur a été giflé et s’est fait dire que « des choses bien pires pourraient arriver » peut être considéré comme une menace, même si ces paroles sont vagues. Cependant, même si l’on considère ces paroles comme une menace, le demandeur n’a pas satisfait à un élément du critère de l’arrêt Ryan (à savoir qu’il n’était pas partie à un complot où il savait que des menaces pourraient découler de cette participation au complot);

  • Le demandeur a reçu 10 000 $, ce qui a pesé en défaveur de la conclusion selon laquelle il a été contraint ou s’est livré à des activités d’espionnage sous la contrainte;

  • La preuve d’expert et la preuve médicale produites par la demande n’ont pas aidé à établir l’existence de la contrainte;

  • Le demandeur ne s’est pas perçu comme étant gravement menacé lorsqu’il a embauché des agents, maintenu le secret et participé à des réunions sociales en 2006 et 2007, parce que son propre témoignage indique que la situation n’a pas mis sa vie en danger avant 2012;

  • Entre 2011 et 2018, le demandeur était hors de danger en ce qui concerne le NISS puisqu’il a quitté le Soudan et y est retourné à de nombreuses occasions.

C. Alinéa 34(1)f) de la LIPR

[34] La SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la participation du demandeur aux activités du NISS équivalait à une appartenance et qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le NISS était une organisation qui s’était livrée à des actes d’espionnage ciblant des missions de l’ONU au Soudan, lesquels actes d’espionnage allaient à l’encontre des intérêts du Canada.

[35] La SI a appliqué une interprétation large et sans restriction du terme « membre » et a conclu que la participation du demandeur au NISS constituait une appartenance pour les raisons suivantes :

  • Le demandeur connaissait les méthodes et les objectifs du NISS;

  • Le demandeur a participé volontairement aux activités du NISS, il a été payé et n’était pas sous contrainte;

  • Le fait qu’il ait embauché des agents à l’aéroport et sa participation à des réunions sociales de l’ONU pour recueillir des renseignements sont des circonstances qui ont contribué à l’atteinte des objectifs du NISS suffisamment pour qu’il vaille la peine de lui verser une grosse somme d’argent;

  • Il a contribué à l’atteinte de ces objectifs pendant au moins quatre ans, entre 2006 et 2010;

  • Il a pu quitter le Soudan et y retourner en 2014 sans problème parce qu’il a « répondu à certaines demandes » du NISS.

[36] La SI a également conclu que les activités d’espionnage du demandeur n’étaient pas marginales ou minimes, car elles étaient directement liées au travail de base et à l’objectif fondamental du NISS.

[37] La SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire et a pris deux mesures d’expulsion.

[38] Le demandeur demande maintenant un contrôle judiciaire de la décision de la SI.

III. Norme de contrôle

[39] Les deux parties ont convenu que la norme de contrôle applicable à la décision de fond de la SI est celle de la décision raisonnable, telle qu’exposée dans l’arrêt Vavilov.

[40] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, en particulier, aux paragraphes 85, 99, 101, 105, 106 et 194.

[41] La Cour suprême a relevé deux types de lacunes fondamentales dans les décisions administratives qui peuvent justifier l’intervention d’une cour de révision, soit un manque de rationalité interne du processus de raisonnement, le caractère intenable d’une décision, à certains égards, à la lumière des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui la touchent : Vavilov, au para 101; Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900 aux para 32, 35 et 39.

[42] Les erreurs ou préoccupations au sujet d’une décision ne justifient pas toujours l’intervention d’une cour de révision. Une erreur mineure ou une erreur périphérique dans la décision ne justifie pas son annulation. Le tribunal interviendra s’il conclut à une erreur suffisamment centrale ou importante pour que la décision puisse être considérée comme déraisonnable : Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Mason, 2021 CAF 156 au para 36 (autorisation de pourvoi à la Cour suprême accordée : no du greffe 39855 de la CSC (3 mars 2022); Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 au para 13.

[43] Le rôle de la Cour n’est pas d’être en accord ou en désaccord avec la décision faisant l’objet du contrôle, de réévaluer le bien-fondé ou de soupeser de nouveau la preuve : Vavilov, au para 126; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Galindo Camayo, 2022 CAF 50 aux para 53 et 54; Canada (Public Safety and Emergency Preparedness) v. Gaytan, 2021 FCA 163, au para 118; Mason, au para 12. La tâche de la Cour consiste à déterminer si le décideur a commis un ou plusieurs des types d’erreurs décrits dans les arrêts susmentionnés et si, le cas échéant, la décision doit être annulée au motif qu’elle est déraisonnable.

[44] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100.

IV. Analyse

[45] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a contesté le caractère raisonnable de la décision de la SI pour les motifs suivants :

  1. Contrainte : La SI a commis de nombreuses erreurs dans son analyse et dans son rejet de l’allégation de contrainte du demandeur, notamment en omettant de tenir compte du contexte dans lequel des menaces ont été proférées contre lui au Soudan.

  2. Appartenance au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR : La SI a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve au moment de conclure que le demandeur était membre du NISS.

  3. Lien au sens de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR : La preuve ne permettait pas à la SI d’établir un lien entre les intérêts du Canada au Soudan et la sécurité nationale du Canada.

[46] J’examinerai séparément chacun de ces arguments.

A. Contrainte

[47] Les deux parties ont tenu pour acquis que le demandeur pouvait invoquer la contrainte pour répondre à des allégations d’inadmissibilité au titre des alinéas 34(1)a) et f) de la LIPR.

[48] Le demandeur a soutenu que la SI a commis une erreur dans l’application à la preuve en l’espèce du critère juridique de la contrainte énoncé dans l’arrêt Ryan, au paragraphe 55, et dans la décision Ghaffari, au paragraphe 20. Le demandeur soutient que, en tirant ses conclusions au sujet de l’espionnage, la SI n’a pas tenu compte du contexte dans lequel le demandeur a été recruté et menacé, et a mené certaines activités à la demande du NISS.

[49] Plus précisément, le demandeur a fait référence à l’analyse par la SI du premier élément de l’arrêt Ryan – une menace explicite ou implicite de mort ou de lésions corporelles proférée à l’encontre du demandeur. Le demandeur a contesté trois conclusions particulières parmi les motifs de la SI. Dans les deux premières, qui figurent aux paragraphes 70 et 72 de ses motifs, la SI n’a trouvé aucun motif raisonnable de croire que la « vague mention » au fait que le demandeur aurait des « ennuis » constituait une menace explicite de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur. La SI a également conclu qu’il n’y avait « rien dans le contexte » qui aurait amené la SI à trouver des motifs raisonnables de croire qu’il s’agissait d’une menace implicite de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur. La troisième conclusion contestée de la SI, au paragraphe 84, était qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables de croire que la menace selon laquelle la vie du demandeur « serait infernale » était une menace explicite de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur, et que le « contexte de cette déclaration » n’a pas fourni de motifs raisonnables de croire qu’il s’agissait d’une menace implicite de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur menace.

[50] Le demandeur a fait valoir que la SI avait commis une erreur en ne tenant pas compte du contexte élargi du Soudan et avait omis de conclure que le troisième énoncé constituait une menace expresse à première vue. Le contexte pertinent, selon le demandeur, comprenait les pratiques et le caractère violents bien connus du NISS de même que son recours aux arrestations et aux détentions sans application régulière de la loi au Soudan. Le demandeur a fait état de graves violations des droits de la personne commises sous le régime d’al-Bashir, [traduction] « la plupart perpétrées par le NISS », qui exerçait ses activités en s’arrogeant l’immunité contre les poursuites et les mesures disciplinaires prévues dans en droit soudanais. Dans ce contexte, les déclarations faites au demandeur selon lesquelles il aurait des « ennuis » et que « sa vie serait infernale » étaient, selon le demandeur, des menaces claires à sa sécurité qui ne laissaient d’autre choix que d’obéir. Le demandeur a également fait référence à son témoignage selon lequel il avait peur du NISS et qu’il n’y avait vraiment aucune primauté du droit au Soudan en ce qui concerne les activités du NISS.

[51] Le demandeur a également fait référence au contexte décrit dans un rapport d’Amnistie internationale intitulé « Agents of Fear: The National Security Service in Sudan » qui, selon le demandeur, a décrit le recours généralisé à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements, de disparitions forcées, d’exécutions extrajudiciaires et d’autres violations graves des droits de la personne par le NISS pour faire taire la dissidence et maintenir au pouvoir le gouvernement d’al‑Bashir. Le demandeur a souligné que la seule référence faite par la SI à ce rapport était la phrase suivante (motifs de la SI, au para 71) :

[Le demandeur] a soutenu que, dans le contexte général, le NISS était connu pour avoir de vastes pouvoirs d’arrestation et de détention qu’il exerçait impunément et qu’il avait [traduction] « le pouvoir de vie ou de mort sur les citoyens soudanais ».

[52] Le demandeur a souligné que les observations qu’il a présentées à la SI après l’audience faisaient référence à ce contexte général.

[53] Le demandeur affirme que la SI n’a pas tenu compte des éléments de preuve concernant le [traduction] « degré de terreur que le NISS inspire aux citoyens soudanais », qui existait avant que les déclarations menaçantes ne soient faites au demandeur.

[54] Le défendeur a soutenu que, en substance, la position du demandeur invitait la Cour à réexaminer la preuve et à en arriver à sa propre conclusion – ce qu’une cour de révision ne peut pas faire (citant Gaytan, au para 118). Le défendeur a fait valoir que les véritables préoccupations du demandeur concernaient les inférences tirées (ou non tirées) de la preuve par la SI. Le défendeur a fait remarquer que l’analyse de la contrainte exercée par la SI comportait 60 paragraphes dans les motifs du demandeur. Dans l’ensemble, le défendeur a fait valoir qu’il n’y avait pas lieu d’annuler la décision parce que déraisonnable.

[55] Le défendeur a également déclaré que le demandeur n’avait pas mentionné ces menaces lorsqu’il a été interrogé par l’ASFC en juillet 2018. Le formulaire FDA modifié du demandeur, tout en faisant référence à ses craintes et à certaines menaces, indiquait que la situation [traduction] « n’a constitué une menace pour la vie qu’à partir de 2012 ». Le NISS a versé au demandeur une importante somme d’argent pour l’aider. Selon sa propre preuve, le demandeur n’a pas été soumis à la contrainte en 2006 et 2007 lorsqu’il a embauché des agents comme préposés au fret et recueilli des renseignements lors de réunions sociales de membres de l’ONU.

[56] À mon avis, il n’y a aucune raison d’intervenir au sujet des conclusions de la SI sur la contrainte. Comme dans l’arrêt Gaytan, le demandeur n’a pas allégué que la SI a commis une erreur de droit, mais a plutôt contesté l’application, à la preuve, par la SI des éléments de contrainte de l’arrêt Ryan.

[57] En appliquant les principes de l’arrêt Vavilov liés aux contraintes factuelles dans le dossier, j’estime que les motifs d’intervenir en l’espèce sont insuffisants. La SI a apprécié la position du demandeur sur la preuve et a expressément reconnu la position qu’il a présentée à l’égard de cette demande en ce qui concerne le « contexte », quoique brièvement. La SI n’était pas d’accord avec le point de vue du demandeur sur les menaces alléguées.

[58] Les motifs de la SI comprenaient une analyse détaillée des versions initiale et modifiée du formulaire FDA du demandeur, soulignant les changements qu’il a apportés après que son admissibilité au Canada est devenue problématique. La SI a conclu que le demandeur « a modifié son récit à deux reprises » quant à la façon dont le NISS l’a recruté, et a apporté des changements après coup à sa revendication du droit de réfuter les questions d’interdiction de territoire soulevées par le défendeur. La SI a également conclu que la mauvaise traduction de son formulaire FDA initial ne tenait pas compte de certains changements ultérieurs. La SI a examiné la preuve d’expert et la preuve médicale présentées par le demandeur, qu’elle n’a pas jugées utiles. Ces constatations ont eu une incidence sur les conclusions de la SI concernant les menaces alléguées liées à la contrainte. Prenant note du fait que, selon le formulaire FDA modifié du demandeur, la situation n’est devenue menaçante pour sa vie qu’en 2012, la SI a conclu qu’il ne se percevait pas comme sérieusement menacé lorsqu’il a embauché des agents du NISS, a participé à des réunions sociales et a maintenu le secret au sujet des agents du NISS.

[59] Je m’arrête un instant pour ajouter que, dans les observations écrites qu’il a présentées à la Cour, le demandeur a fait référence à la preuve relative à la situation dans le pays et à son propre témoignage dans son exposé circonstancié du formulaire FDA selon lequel il a eu peur du NISS lorsque les menaces ont été proférées. Cependant, il n’a fait référence à aucun élément de preuve où son récit ou son témoignage établissait un lien précis entre ses craintes, ou l’une ou l’autre des menaces alléguées, et sa propre connaissance du « contexte » général de la conduite et des pratiques du NISS telles que décrites plus haut.

[60] Compte tenu de ce que la SI a expressément pris en compte et traité en ce qui concerne les menaces alléguées, et du « contexte » de la preuve telle que présentée par le demandeur à la SI et à la Cour, je ne peux pas dire que les conclusions de la SI sur la contrainte étaient indéfendables dans l’ensemble de la preuve, ou que la SI a fondamentalement mal interprété la preuve, sinon qu’elle a omis de respecter les contraintes factuelles qui ont une incidence sur la décision : Vavilov, aux para 101 et 126. Comme il a déjà été mentionné haut, une cour de révision n’est pas autorisée à soupeser de nouveau la preuve ni à tirer ses propres conclusions : Vavilov, au para 125; Gaytan, au para 118.

[61] Le demandeur a soutenu que la SI a commis une erreur en spéculant qu’il serait protégé par un ami de la famille, et en omettant de conclure qu’une déclaration qui lui a été faite constituait, à première vue, une menace explicite. Les mêmes principes et conclusions juridiques s’appliquent à ces arguments.

[62] Le demandeur a également présenté des observations concernant l’existence d’un moyen sécuritaire d’échapper au NISS : Ryan, aux para 55 et 80. Le demandeur a soutenu qu’il n’y avait pas pour lui d’autre solution légale que de se conformer aux exigences du NISS, parce que les activités du NISS étaient sanctionnées par l’État et ne pouvaient pas faire l’objet de poursuites ou de mesures disciplinaires en vertu des lois soudanaises. Sa seule option était de fuir le Soudan. Le demandeur a soutenu que la SI n’a pas tenu compte des options qui s’offraient réellement à lui pour trouver un moyen sûr de s’échapper ou de ce qu’il aurait pu faire, en tout réalisme, en réponse aux exigences du NISS à la lumière des menaces qu’il avait reçues. Selon le demandeur, en appliquant les critères énoncés dans l’arrêt Ryan, une personne raisonnable se trouvant dans la même situation que lui, et possédant ses caractéristiques et son expérience, aurait conclu qu’il n’avait aucun moyen sûr d’échapper au NISS.

[63] Le demandeur a également critiqué la SI pour avoir évalué sa capacité de s’enfuir entre 2012 et 2018 (période au cours de laquelle il prétend avoir été torturé trois fois) plutôt qu’en 2006 et 2007. Citant la décision de la Cour dans Canada (Sécurité Publique et Protection Civile) c. Lopez Gaytan, 2019 CF 1152, [2020] 2 RCF 617, le demandeur a fait valoir que la SI avait également fait fi d’éléments de preuve hautement pertinents selon lesquels il s’était adressé à la police pour obtenir sa protection en 2006, et s’est vu répondre qu’aucune plainte ne peut être déposée contre le NISS étant donné son immunité juridique.

[64] Le défendeur a soutenu que la SI n’était pas tenue d’évaluer l’absence d’un moyen sûr de s’échapper, étant donné ses autres conclusions sur la contrainte qui étaient défavorables au demandeur. Le défendeur a souligné que l’analyse de la SI était convaincante et conforme aux principes de rationalité énoncés dans l’arrêt Vavilov.

[65] Je souscris essentiellement à la position du défendeur. Le demandeur n’a pas affirmé que la SI avait commis une erreur de droit, mais il a de nouveau soutenu que la SI avait commis une erreur dans l’application à la preuve des principes juridiques applicables énoncés dans l’arrêt Ryan. Je ne vois aucun motif d’intervention, étant donné qu’il incombe au demandeur d’établir les éléments de la contrainte et les conclusions raisonnables de la SI sur les questions analysées ci-dessus : Ryan, au para 55.

[66] De plus, la SI a reconnu que son analyse portait sur une période ultérieure (de 2012 à 2018), et non sur la période au cours de laquelle les actes d’espionnage ont eu lieu (2006 et 2007), et a déclaré que la contrainte au cours de la période ultérieure ne s’appliquait pas à la période antérieure, mais que les événements ultérieurs pourraient avoir « une certaine incidence » sur la qualité de sa déclaration d’avoir été sous la contrainte au cours de la période antérieure. Même si le demandeur a essayé de trouver des incohérences dans ces déclarations, à mon avis, toute tension est plus apparente que réelle et n’a pas eu d’incidence sur l’issue.

B. Appartenance

[67] Le demandeur a contesté les brefs motifs de la SI selon lesquels il était membre du NISS au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. À l’égard de la présente demande, ses observations s’appuient sur la position qu’il a présentée au sujet du « contexte » au Soudan, décrit plus haut. Le demandeur a soutenu qu’il n’avait aucunement l’intention d’appuyer le NISS, que les actes d’espionnage qu’il avait commis à leur demande n’étaient pas volontaires et que la SI a tiré ses conclusions sans tenir compte de la preuve disculpatoire. Le demandeur a fait valoir que, dans l’arrêt Gaytan, la Cour d’appel fédérale a souligné que la Cour a conclu dans la décision Jalloh qu’une personne ne peut être considérée comme un membre d’un groupe lorsque sa participation à celui-ci est fondée sur la contrainte : Gaytan, au para 78, citant Jalloh c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 317 au para 37. La Cour d’appel fédérale a également fait référence à certains facteurs pour déterminer si une personne est membre d’une organisation à la lumière de circonstances propres à chaque cas et si l’appartenance sous la contrainte ne peut raisonnablement pas être visée par l’article 34 de la LIPR : Gaytan, au para 80.

[68] La position du défendeur était que la SI n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en appliquant la loi aux faits concernant l’appartenance du demandeur. Le défendeur a soutenu que la Cour a appliqué une interprétation [traduction] « libérale et sans restriction » des mots « appartenance » et « organisation » mentionnés à l’article 34 de la LIPR et qu’il n’est pas nécessaire de démontrer un élément mental pour établir l’appartenance (citant Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux para 27 à 32; Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (CA) aux para 55 à 60; Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326 aux para 34 à 41; Mahjoub (Re), 2013 CF 1092 aux para 59 à 65; Vukic c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 370 au para 47; et Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 RCF 344 au para 94).

[69] Je ne suis pas convaincu que l’analyse par la SI de l’appartenance au sens de l’alinéa 34(1)f) contenait une erreur susceptible de contrôle. Le demandeur n’a relevé aucune erreur de droit dans l’analyse de la SI, ni aucun fait important ou élément de preuve que la SI aurait ignoré ou fondamentalement mal compris. Compte tenu de la relation étroite entre l’analyse de la contrainte et la preuve de l’appartenance en l’espèce, il n’y a pas de fondement pour que la Cour intervienne pour des motifs de caractère déraisonnable fondés sur l’arrêt Vavilov.

 

C. Lien

[70] L’alinéa 34(1)a) de la LIPR dispose qu’un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité pour « être l’auteur de tout acte d’espionnage dirigé contre le Canada ou contraire aux intérêts du Canada ». Les conditions d’interdiction de territoire comprennent donc que la personne i) s’est livrée à un acte d’espionnage et ii) que l’acte d’espionnage était soit « dirigé contre le Canada » soit « contraire aux intérêts du Canada » : Weldemariam, au para 42.

[71] Dans la décision Weldemariam, le juge Norris a conclu qu’il y avait trois raisons justifiant l’annulation d’une décision de la SI rendue au titre des alinéas 34(1)a) et f) de la LIPR : aux para 43 et suivantes. Deux de ces raisons sont pertinentes en l’espèce. La première est que l’analyse de la SI reposait sur une utilisation équivoque de l’expression « intérêts du Canada », en ce sens que la SI a traité cette dernière expression comme se référant aux choses auxquelles le Canada « s’intéresse » sans tenir compte du fait qu’il doit y avoir un lien réel avec le Canada pour que l’alinéa 34(1)a) s’applique : Weldemariam, aux para 51 à 55. L’autre raison pertinente est que la SI n’avait pas expliqué le lien entre les actes de l’organisation qui se serait livrée à de l’espionnage et la sécurité nationale du Canada : Weldemariam aux para 68 à 74.

[72] Dans la décision Yihdego, la Cour a annulé une décision de la SI pour des raisons semblables à celles énoncées dans la décision Weldemariam. La Cour a conclu que les actions contestées de l’organisation étaient peut-être contraires aux valeurs canadiennes, mais que cela ne suffisait pas à laisser entendre que la sécurité nationale du Canada était menacée au sens de l’alinéa 34(1)a). Le juge O’Reilly a estimé que, pour conclure à l’interdiction de territoire, il devait y avoir un lien plus tangible avec la sécurité nationale du Canada qu’une simple constatation de conduite contraire aux valeurs ou aux principes démocratiques canadiens : Yihdego, au para 26. Le juge O’Reilly a également conclu, au paragraphe 27, que la SI n’avait pas expliqué comment les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale seraient touchés par l’espionnage de citoyens d’un allié canadien important.

[73] Dans cette affaire, la SI a considéré qu’elle était liée par les décisions Weldemariam et Yihdego. La SI n’était pas d’accord avec l’observation du demandeur selon laquelle l’exigence d’un lien avec la sécurité nationale du Canada signifie que les activités d’espionnage doivent [traduction] « cibler » la sécurité nationale du Canada. La SI a conclu que les décisions de la Cour signifiaient que les intérêts du Canada doivent avoir un lien avec la sécurité nationale.

[74] La SI était convaincue que le lien requis existait entre « les intérêts du Canada » et la sécurité nationale. La SI a présenté des extraits de plusieurs rapports décrivant les missions de l’ONU au Soudan ainsi que le rôle du Canada et les raisons pour lesquelles il s’y est engagé. La SI a conclu que le Canada avait un intérêt dans les missions de l’ONU au Soudan puisque son engagement dans ces missions était d’envergure. La SI a expressément fait référence au nombre de personnes déployées au Soudan (y compris le personnel des Forces canadiennes), à leur rôle et aux ressources financières consacrées à des projets dans ce pays.

[75] La SI a cité un rapport du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) du Canada (qui a été remplacé par Affaires mondiales Canada), qui traite du lien entre les intérêts du Canada et la sécurité nationale dans son évaluation de l’Arrangement sur la police civile au Canada ainsi que du Programme d’opérations policières internationales de paix et de maintien de la paix (Programme PIP) qui gère les déploiements de policiers canadiens dans le cadre de missions internationales de maintien de la paix (entre autres choses). La SI s’est fondée sur des renseignements établissant un lien entre ces rôles, la sécurité des Canadiens et les intérêts du Canada au pays et à l’étranger. En ce qui concerne le Soudan, la SI a fait référence à un rapport selon lequel l’accent mis sur le Soudan a été motivé non seulement par une paix durable comme objectif pour des raisons politiques, humanitaires et de droits de la personne, mais aussi par un « risque d’instabilité régionale dans les pays limitrophes en raison de la disponibilité des armes légères et de petit calibre, et sur le risque d’escalade de la violence armée, qui pourrait avoir des répercussions sur la sécurité mondiale et nationale et nationale ». La SI a également souligné que la sécurité nationale était un facteur dans l’approbation de la participation du Canada aux activités du Programme PIP.

[76] En se fondant sur ces éléments de preuve, la SI a conclu ce qui suit au paragraphe 61 de ses motifs :

J’estime qu’il y a des motifs raisonnables de croire que les actes d’espionnage [du demandeur]visant les missions des Nations Unies au Soudan étaient contraires aux intérêts du Canada. Les missions des Nations Unies étaient un effort conjoint auquel le Canada participait de façon importante. Le Canada avait tout intérêt à assurer l’intégrité et le succès de ces missions, tandis que le régime d’al‑Bachir s’y opposait. Il y a des motifs raisonnables de croire que les intérêts du Canada étaient liés à la sécurité nationale en raison du fait que le Canada participait à ces missions des Nations Unies parce qu’il croyait qu’il y avait un lien entre ces missions et la sécurité nationale du Canada.

[77] Le demandeur a soutenu qu’il était déraisonnable pour la SI de conclure que les actes d’espionnage prétendument commis par lui et par le NISS avaient un lien avec la sécurité nationale du Canada. Le demandeur a également soutenu que les éléments de preuve invoqués par la SI n’appuyaient pas sa conclusion selon laquelle il existe un lien entre les intérêts du Canada au Soudan et la sécurité nationale du Canada. En désaccord avec l’utilisation prétendument sélective de la preuve par la SI, le demandeur soutenait plutôt qu’une simple lecture de la preuve démontrait qu’aucun lien avec la sécurité nationale du Canada n’avait mené aux engagements du Canada au Soudan. Le demandeur a soutenu que la SI n’avait pas établi de lien tangible entre le rôle du Canada au Soudan et la sécurité nationale du Canada (citant Yihdego, au para 26).

[78] Le demandeur a fait valoir que le raisonnement de la SI au sujet de l’expression « contraire aux intérêts du Canada » figurant à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR révélait non pas un lien avec la sécurité nationale, mais uniquement un lien avec les valeurs canadiennes comme le respect des droits de la personne et la primauté du droit, ce qui est insuffisant en droit (selon les décisions Weldemariam et Yihdego, qui, d’après le demandeur, liaient la SI au moment de sa décision). Selon le demandeur, à l’audience, il restait plusieurs étapes à franchir avant que l’intervention du Canada au Soudan ait quelque incidence que ce soit sur la sécurité nationale du Canada, même si cette intervention avait effectivement une incidence sur les valeurs du Canada.

[79] Le demandeur a également soutenu que la SI n’a pas expliqué comment les actes d’espionnage supposément commis par lui et le NISS auraient nui aux intérêts du Canada en matière de sécurité nationale. Il a soutenu, comme dans la décision Weldemariam, qu’il se peut fort bien que ses actes présumés ordonnés par le NISS et les actes d’espionnage du NISS ciblant les missions de l’ONU « soient contraires aux valeurs du Canada, mais cela ne suffit pas pour supposer qu’[ils] sont également contraires aux intérêts du Canada de sorte à déclencher l’application de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR » (Weldemariam, au para 54).

[80] Le défendeur n’a pas contesté la proposition de la décision Weldemariam selon laquelle l’acte d’espionnage « contraire aux intérêts du Canada » doit avoir un lien avec la sécurité nationale du Canada, mais a fait remarquer qu’il s’agissait vraisemblablement d’une « question ouverte » faisant suite à la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mason (présentement en appel devant la Cour suprême).

[81] Le défendeur a maintenu que l’argumentation de la SI au sujet du lien était raisonnable. Le défendeur a soutenu que la décision de la SI selon laquelle les actes d’espionnage du demandeur avaient un lien tangible avec la sécurité nationale du Canada était fondée sur la preuve, compte tenu du rôle du Canada dans les missions de l’ONU avec les soldats et les policiers canadiens sur le terrain au Soudan. De plus, le défendeur a fait valoir que le Canada a un intérêt apparent sur le plan de la sécurité nationale en veillant à ce que les ressortissants du Canada soient en sécurité partout où ils sont déployés par le gouvernement canadien ou partout où ils sont situés (y compris au Soudan à cette époque).

[82] Les observations du demandeur ne m’ont pas convaincu que l’analyse du lien par la SI contenait une erreur susceptible de contrôle. Le demandeur n’a pas trouvé d’erreur de droit dans l’analyse de la SI. La SI a expressément examiné la question du lien selon la norme juridique plus étroitement définie pour l’expression « contraire aux intérêts du Canada » dans les décisions Weldemariam et Yihdego.

[83] À mon avis, les observations du demandeur au sujet du contenu des rapports ne démontrent pas que la SI témoignait d’une incompréhension fondamentale de la preuve ou qu’il existait une lacune d’une gravité comparable dans son appréciation de la preuve. Il se peut que la SI, dans l’énoncé de sa conclusion citée ci-dessus, n’ait pas rassemblé les extraits des divers rapports en un résumé détaillé, soigné et ordonné. Cependant, il se dégage de la lecture de l’explication de la SI, y compris des extraits des rapports, ayant mené à sa conclusion une ligne de raisonnement claire conduisant à la conclusion de la SI, et la justifiant, selon laquelle il existait un lien avec la sécurité nationale. La SI pouvait tirer cette conclusion des rapports qu’elle a cités.

[84] Plus précisément, en ce qui concerne les observations du demandeur sur l’utilisation sélective par la SI de certains passages du rapport du MAECI, je remarque que le passage supplémentaire sur lequel le demandeur s’est appuyé indique que l’intervention du Canada au Soudan est conforme aux valeurs fondamentales de liberté, de démocratie, de droits de la personne et de primauté du droit du Canada, et [traduction] « s’inspire des engagements pris par le Canada au Sommet du G8 pour assurer la paix et la stabilité en Afrique ». Ce dernier passage semble faire écho au passage considéré par la SI dans sa décision et cité ci-dessus (« un risque d’instabilité régionale dans les pays limitrophes en raison de la disponibilité des armes légères et de petit calibre, et sur le risque d’escalade de la violence armée, qui pourrait avoir des répercussions sur la sécurité mondiale et nationale et nationale »).

[85] De même, j’estime que l’ensemble des motifs de la SI apporte une explication suffisante à l’appui d’un lien entre, d’une part, les deux actes d’espionnage du demandeur et les activités du NISS, et, d’autre part, la sécurité nationale du Canada sur la base de la participation et du rôle du Canada dans les missions de l’ONU, tels que décrits par la SI.

[86] Par conséquent, je conclus que le demandeur n’a pas démontré que la SI a commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse du lien.

V. Conclusion

[87] La demande est donc rejetée.

[88] Le demandeur a proposé que les questions suivantes soient certifiées (révisées à la suite des discussions à l’audience) :

  • Est-il raisonnable d’interpréter l’expression « contraire aux intérêts du Canada » qui figure à l’alinéa 34(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) d’une manière qui n’exige pas de preuve de conduite ayant une incidence sur la « sécurité nationale » ou la « sécurité du Canada »?

  • Pour qu’il y ait interdiction de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)a) de la LIPR, doit-il y avoir un lien direct entre les actes d’espionnage et les effets négatifs sur les intérêts nationaux du Canada?

[89] Pour être certifiée, en vue d’un appel, au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, la question proposée doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) être une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision de la Cour, iii) transcender les intérêts des parties au litige et iv) porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale : Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 RCF 229 au para 36; Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 RCF 674 au para 46; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. XY, 2022 CAF 113 au para 7.

[90] Une question qui est de la nature d’une référence ou dont la réponse repose sur les faits particuliers de l’affaire ne peut être adéquatement certifiée : Lunyamila, au para 46 (citant Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 aux para 15 et 35).

[91] La prémisse d’une question certifiée doit corresponde entièrement aux faits de l’affaire : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Galindo Camayo, 2022 CAF 50 au para 34.

[92] Enfin, les questions certifiées doivent être posées de manière à reconnaître la norme de contrôle applicable et à établir un lien entre la question certifiée et la décision faisant l’objet du contrôle, afin d’aborder un point qui se pose dans la décision elle-même plutôt qu’une question abstraite ou qui met l’accent sur les faits particuliers de l’affaire : Galindo Camayo, aux para 35, 40, 44 et 45.

[93] Je conclus que, en l’espèce, aucune de ces questions ne peut être certifiée en vue d’un appel.

[94] La première question proposée ne se pose pas dans le cas présent. Dans sa décision, la SI a appliqué à l’expression « contraire aux intérêts du Canada » qui figure à l’alinéa 34(1)a) une norme juridique qui exigeait un lien avec la sécurité nationale du Canada et a conclu que le lien était établi. Une réponse à cette proposition de question n’aurait aucune incidence sur l’issue d’un appel dans la présente instance.

[95] La deuxième question proposée concerne un argument juridique qui n’a pas été abordé par la SI et qui n’a été présenté que brièvement au cours de la plaidoirie devant la Cour dans le cadre de la présente demande. Plus précisément, la question de savoir si un lien doit être « direct » ou pourrait être autre chose («indirect») ne figurait pas de façon manifeste dans les arguments du demandeur, et il n’en était pas fait mention dans ses observations écrites. Cela n’a pas fait l’objet d’un argument juridique. Je ne trouve aucune discussion sur ce point dans les motifs de la SI. La notion d’« intérêts nationaux » non plus, une expression qui ne figure pas à l’alinéa 34(1)a) de la LIPR et qui n’est pas utilisée à cette fin dans la jurisprudence citée dans la présente demande.

[96] À mon avis, un appel à la Cour d’appel sur la deuxième question proposée poserait une question abstraite que ni la décision de la SI ni la décision de la Cour n’ont examinée. Il n’est pas clair que cette question permettrait de trancher un appel devant la Cour d’appel fédérale. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que la question soit appropriée en l’espèce.

JUGEMENT dans le dossier IMM‑6770‑20

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande est rejetée.

  1. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6770‑20

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

AMAR ABDALLA AHMED IBRAHIM c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 FÉVRIER 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A. D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Katherine Ramsey

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Gregory George

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Katherine Ramsey

Bureau du droit des réfugiés

Aide juridique Ontario

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Gregory George

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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