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Date : 20220912

Dossier : T-516-21

Référence : 2022 CF 1282

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 12 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

BANQUE NATIONALE DU CANADA, BANQUE TORONTO-DOMINION

BANQUE DE NOUVELLE-ÉCOSSE, BANQUE DE MONTRÉAL et

BANQUE CANADIENNE IMPÉRIALE DE COMMERCE

 

demanderesses

 

et

 

SUFIAN ZUHDI TAHA

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demanderesses sollicitent une ordonnance déclarant le demandeur, M. Sufian Z. Taha, plaideur quérulent au titre du paragraphe 40(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

[2] Les demanderesses sont la Banque Nationale du Canada, la Banque Toronto-Dominion, la Banque de Nouvelle-Écosse, la Banque de Montréal et la Banque Canadienne Impériale de Commerce. Elles soutiennent que le défendeur a de façon persistante introduit des instances vexatoires et a agi de façon vexatoire au cours de diverses instances devant la Cour fédérale et les tribunaux de l’Île-du-Prince-Édouard (l’Î.-P.-É.). Elles demandent à la Cour de rendre une ordonnance déclarant M. Taha plaideur quérulent et l’obligeant à obtenir l’autorisation de la Cour fédérale pour engager d’autres instances devant elle ou continuer une instance déjà engagée.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie.

I. Événements à l’origine de la demande

[4] Dans les présents motifs, je désignerai M. Taha sous le nom de « défendeur », soit son rôle en l’espèce, bien qu’il ait joué d’autres rôles dans les diverses poursuites décrites ci-après.

A. Instance relative au prêt hypothécaire et demande reconventionnelle à l’Î.-P.-É.

[5] En avril 2017, la Banque Nationale a engagé une instance contre le défendeur et son épouse devant la Cour suprême de l’Î.-P.-É. en vue de réclamer la somme approximative de 64 400 $ qui lui était due au titre d’un prêt hypothécaire en souffrance en raison d’impôts fonciers impayés. Au moment où la banque a engagé cette instance, le bien hypothéqué avait été vendu par le gouvernement de l’Î.-P.-É. en raison des impôts fonciers impayés.

[6] En mai 2017, le défendeur et son épouse ont déposé une défense et demande reconventionnelle dans laquelle ils ont nié les allégations de la banque et demandé des dommages-intérêts généraux d’un montant de 1 000 000 $ ainsi que des dommages-intérêts punitifs et exemplaires totalisant 500 000 $. La demande reconventionnelle contenait des allégations à l’égard de la banque et du gouvernement de l’Î.-P.-É. (qui n’était pas partie à la poursuite) relativement à la vente du bien du défendeur pour défaut de paiement des impôts, indiquait que le gouvernement avait pris des mesures illégales, immorales et arbitraires, faisait état de pratiques de prêts usuraires et mentionnait les droits constitutionnels du défendeur, dont sa liberté de religion.

[7] La banque a déposé une requête en jugement sommaire et en rejet de la demande reconventionnelle. La Cour suprême de l’Î.-P.-É. (le juge Gormley) a rendu un jugement sommaire en faveur de la Banque Nationale, a rejeté la demande reconventionnelle et lui a adjugé les dépens, fixés à 5 000 $ : National Bank v S. Taha and K. Taha, 2019 PESC 14. La Cour d’appel de l’Î.-P.-É. a rejeté l’appel de M. Taha, avec dépens : Taha & Taha v National Bank, 2020 PECA 4 (la juge Murphy, avec l’accord du juge en chef Jenkins et du juge Mitchell). Dans son évaluation des dépens, la Cour d’appel de l’Î.-P.-É. a souligné que la question principale, le prêt hypothécaire en souffrance, était assez limitée et n’était pas complexe, mais que la procédure d’appel avait été complexifiée du fait que M. Taha s’était engagé dans des [traduction] « communications superflues » et avait déposé un « large éventail de défenses et de demandes sans fondement et souvent non justifiables » (au para 50).

B. Autres instances devant les tribunaux de l’Î.-P.-É.

[8] Le défendeur a engagé diverses instances devant les tribunaux de l’Î.-P.-É. à la suite de la vente du bien hypothéqué pour défaut de paiement des impôts, que la Cour d’appel de l’Î.-P.-É. a décrites dans la décision Taha v Government of PEI, 2018 PECA 18, aux paragraphes 2 à 4.

[9] De plus, en 2018 et en 2019, le défendeur a introduit au moins dix autres instances devant les tribunaux de l’Î.-P.-É. Ces poursuites ont été engagées après la vente du bien pour défaut de paiement des impôts, mais avant la requête en jugement sommaire mentionnée ci-dessus.

[10] En avril 2018, le défendeur a intenté une poursuite contre la Banque Nationale réclamant des dommages-intérêts généraux d’un montant de 100 000 000 $ ainsi que des dommages-intérêts punitifs et exemplaires totalisant 246 000 000 000 $. La juge en chef Clements de la Cour suprême de l’Î.-P.-É. a exercé le pouvoir extraordinaire conféré à la cour par les règles de procédure civile de la province pour radier la déclaration après avoir jugé qu’elle était frivole ou vexatoire ou qu’elle constituait par ailleurs un abus de procédure : Taha v National Bank of Canada, 2018 PESC 29. Le critère juridique appliqué par la cour consistait à savoir si la procédure était [traduction] « manifestement vexatoire à première vue » : au para 26, citant Taha v Government of PEI, 2018 PECA 18 au para 6.

[11] Le défendeur a interjeté appel. La Cour d’appel de l’Î.-P.-É. a annulé l’appel, avec dépens de 1 500 $, au motif qu’il était [traduction] « manifestement dénué de tout fondement » : Taha v National Bank of Canada, 2019 PECA 2. Le défendeur a présenté une demande d’autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada, qui a été rejetée. Il a ensuite déposé une requête dans laquelle il a demandé à la Cour suprême du Canada de réexaminer sa décision; le greffe a informé les parties que la requête était irrecevable.

[12] En août 2018, le défendeur a déposé une déclaration contre l’avocat qui représentait la Banque Nationale dans la poursuite initiale relative au prêt hypothécaire en souffrance dans laquelle il demandait des dommages-intérêts généraux d’un montant de 500 000 $ ainsi que des dommages-intérêts punitifs et exemplaires totalisant 500 000 $. La juge en chef Clements a rejeté sommairement la demande avec dépens, après avoir conclu que la demande était frivole ou vexatoire ou qu’elle constituait par ailleurs un abus de procédure : Taha v Williams, 2018 PESC 33. Le défendeur a interjeté appel. La Cour d’appel de l’Î.-P.-É. a annulé l’appel, avec dépens, au motif qu’il était manifestement dépourvu de fondement ou de substance : Taha v Williams, 2019 PECA 11.

[13] En septembre 2018, le défendeur a déposé une deuxième action contre le même avocat dans laquelle il réclamait des dommages-intérêts généraux d’un montant de 100 000 $. Cette demande était quasiment identique à la première. La juge en chef Clements a de nouveau rejeté sommairement la demande avec dépens, après avoir jugé qu’elle était frivole ou vexatoire ou qu’elle constituait par ailleurs un abus de procédure : Taha v Williams, 2019 PESC 4. Le défendeur a de nouveau interjeté appel. Encore une fois, la Cour d’appel de l’Î.-P.-É. a annulé l’appel, avec dépens : Taha v Williams, 2019 PECA 15. Aux paragraphes 8 et 9 de sa décision, la Cour d’appel a indiqué ce qui suit :

[traduction]
[8] J’ai examiné le dossier et j’ai conclu que l’appel était manifestement dépourvu de fondement ou de substance et qu’il constituait un abus de procédure. Par conséquent, la requête en annulation de l’appel doit être accueillie. Les motifs de ma décision sont les suivants :

[9] La déclaration compte près de 10 pages et 29 paragraphes et ne révèle aucune cause d’action légale connue. La demande comporte un argumentaire, un avis et une rhétorique hyperboliques ainsi que des allégations scandaleuses à l’égard du « régime d’imposition [du gouvernement] qui extorque les masses », de la « fraude institutionnalisée commise par le secteur bancaire », de la collusion de l’avocat de la banque avec celle-ci pour protéger les efforts continus déployés par la banque quant aux activités frauduleuses liées aux « prêts hypothécaires et autres prêts asservissants ». Le gouvernement [de l’Î.-P.-É.] n’est pas partie à l’instance et le défendeur, à titre d’avocat, représentait la Banque Nationale et non le gouvernement. La réparation demandée ne peut être accordée par la cour.

[En italique dans l’original.]

[14] De plus, en septembre 2018, le défendeur a poursuivi l’employé de la Banque Nationale qui avait souscrit des affidavits à l’appui de la requête en jugement sommaire de la Banque Nationale dans le cadre de la poursuite initiale relative au prêt hypothécaire en souffrance, dans laquelle il avait réclamé des dommages-intérêts généraux d’un montant de 500 000 $ et des dommages-intérêts punitifs et exemplaires totalisant 100 000 $. Comme dans le cas des demandes antérieures, la juge en chef Clements a rejeté sommairement la demande, avec dépens, après avoir jugé qu’elle était frivole ou vexatoire ou qu’elle constituait par ailleurs un abus de procédure : Taha v Henry, 2019 PESC 11. Le défendeur a de nouveau interjeté appel. Encore une fois, la Cour d’appel de l’Î.-P.-É. a annulé l’appel, avec dépens : Taha v Henry, 2019 PECA 16.

[15] Les instances suivantes ont été engagées, en plus de toutes celles qui précèdent :

  • a)En novembre 2019, le défendeur et son épouse ont introduit une instance contre la Banque Nationale. L’état de cette procédure n’est pas clair au vu du dossier actuel.

  • b)Le défendeur a introduit une instance contre la juge en chef Clements de la Cour suprême de l’Î.-P.-É. Sa demande a été rejetée sommairement, après que la cour eut conclu qu’elle était frivole ou vexatoire ou qu’elle constituait par ailleurs un abus de procédure : Taha v Clements, 2019 PESC 23 (confirmé par Taha v Clements, 2021 PECA 5, où l’instance a été jugée frivole et vexatoire et l’appel, dénué de tout fondement).

  • c)Le défendeur a engagé une instance contre le juge en chef et deux autres juges de la Cour d’appel de l’Î.-P.-É. Cette demande, qui comptait 83 pages et 299 paragraphes, a été rejetée sommairement après qu’il eut été jugé qu’elle était frivole ou vexatoire ou qu’elle constituait par ailleurs un abus de procédure, et en raison du principe de l’immunité judiciaire : Taha v Jenkins, Murphy, and Mitchell, 2019 PESC 50.

  • d)Le défendeur a introduit une instance contre la juge de la Cour suprême de l’Î.-P.-É. qui avait rejeté sa demande visant les trois juges de la Cour d’appel de l’Î.-P.-É. Cette demande a aussi été rejetée sommairement, après qu’il eut été jugé qu’elle était frivole ou vexatoire ou qu’elle constituait par ailleurs un abus de procédure : Taha v Campbell, 2021 PESC 13.

[16] La preuve en l’espèce a également révélé les faits suivants :

  • a)En novembre 2020, lors du dépôt de l’affidavit à l’appui en l’espèce, le défendeur ne s’était toujours pas conformé à onze ordonnances d’adjudication des dépens.

  • b)Le défendeur a rédigé des lettres de plainte concernant les diverses demandes déposées contre les demanderesses et d’autres parties, qu’il a envoyées à la Gendarmerie royale du Canada (la GRC), au Conseil canadien de la magistrature (le CCM), au premier ministre du Canada, à tous les députés fédéraux, aux médias de l’Î.-P.-É. et d’ailleurs ainsi qu’aux services de police provinciaux.

[17] À la fin de 2021, le procureur général de l’Île-du-Prince-Édouard a obtenu une ordonnance déclarant le plaideur quérulent : Attorney General (PEI) v Taha, 2021 PESC 43.

C. Instances devant la Cour fédérale

[18] En 2019 et en 2020, le défendeur a engagé quatre instances devant notre Cour :

  • a)Dans la déclaration déposée le 25 novembre 2019 (dossier T-1902-19), le défendeur a intenté une poursuite contre la Banque Nationale, le gouvernement du Canada et la Banque du Canada pour réclamer des dommages-intérêts généraux d’un montant de 50 000 000 $, des dommages‑intérêts spéciaux non précisés ainsi que des dommages-intérêts punitifs et exemplaires totalisant 5 616 000 000 000 $. La déclaration fait plus de 150 pages et contient presque 400 paragraphes.

  • b)Au moyen d’une déclaration déposée le 30 mars 2020 (dossier T-429-20), le défendeur a intenté une poursuite contre chacune des cinq institutions financières demanderesses en l’espèce, le gouvernement du Canada, la Banque du Canada et les gouvernements de chaque province et territoire du Canada, pour réclamer des dommages-intérêts généraux d’un montant de 100 000 000 $ ainsi que des dommages-intérêts punitifs et exemplaires totalisant 5 616 000 000 000 $. La déclaration fait plus de 200 pages et contient plus de 450 paragraphes.

  • c)Au moyen d’une déclaration déposée le 11 mai 2020 (dossier T-538-20), le défendeur a engagé devant notre Cour une autre action contre la Banque Nationale, le gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard, le gouvernement du Canada et la GRC, dans laquelle il demandait des dommages-intérêts généraux d’un montant de 100 000 000 $, des dommages-intérêts spéciaux non précisés ainsi que des dommages-intérêts punitifs et exemplaires totalisant 10 000 000 $. La déclaration fait plus de 250 pages et contient plus de 500 paragraphes.

  • d)Au moyen d’une déclaration déposée le 10 juillet 2020 (dossier T-734-20), le défendeur a engagé devant notre Cour une autre action contre la Banque Nationale, le gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard, le gouvernement du Canada et le CCM, dans laquelle il demandait des dommages-intérêts généraux d’un montant de 50 000 000 $, des dommages-intérêts spéciaux non précisés ainsi que des dommages-intérêts punitifs et exemplaires totalisant 200 000 000 000 $. La déclaration compte environ 270 pages et près de 500 paragraphes.

[19] Les défendeurs concernés dans les quatre instances engagées devant notre Cour ont déposé des requêtes visant à faire radier les déclarations du défendeur. Dans quatre ordonnances datées du 28 avril 2021, la Cour a radié chacun des actes de procédure, sans autorisation de modification. La Cour a rendu les ordonnances parce qu’il était évident que les déclarations ne révélaient aucune cause d’action valable et qu’elles répondaient à la définition d’un acte de procédure scandaleux, frivole et vexatoire. Elle a également jugé que chacune des déclarations constituait un abus de procédure et a indiqué ce qui suit à leur égard :

[traduction]
[...] il s’agit d’une autre tentative du demandeur de soumettre à un tribunal une déclaration découlant des mêmes griefs et se rapportant à des faits ou à des questions identiques ou similaires. De nombreuses déclarations, comportant les mêmes vices fatals mentionnés ci-dessus, avaient été auparavant rejetées par les tribunaux de l’Î.-P.-É. Au moins trois autres déclarations semblables, répétant essentiellement les mêmes allégations, ont été déposées auprès de la Cour. La déclaration en l’espèce constitue donc un abus de procédure qui justifie également sa radiation, sans autorisation de modification.

[20] Prenons un exemple tiré des quatre déclarations déposées auprès de la Cour, qui illustre bien la nature et une partie du contenu des actes de procédure.

[21] Dans le dossier T-734-20, le défendeur poursuit le gouvernement du Canada, la Banque du Canada, le CCM et la Banque Nationale. La déclaration mentionne d’abord les plaintes déposées par le défendeur au CCM contre la magistrature de l’Î.-P.-É. et contre un membre précis de la magistrature de la province et contient une longue citation d’une lettre que le défendeur avait envoyée au CCM pour exprimer sa frustration à la suite du rejet de sa plainte.

[22] La déclaration décrit ensuite les communications entre le défendeur et la GRC au sujet des allégations de pratiques usuraires et [traduction] de « fraude institutionnalisée du cartel de production d’argent » visant les institutions financières, de même que les plaintes qu’il a déposées contre des juges et des avocats. La déclaration revient ensuite aux plaintes déposées au CCM et décrit les demandes que le défendeur a présentées devant les tribunaux de l’Î.-P.-É. contre des avocats et des juges de cette province, et elle comprend notamment de longs extraits d’une demande et de plusieurs plaintes déposées au CCM qui découlaient de son litige à l’Î.-P.-É. La déclaration fait référence ensuite à une autre plainte déposée au CCM dans laquelle le défendeur établit des liens entre ses allégations visant la magistrature de l’Î.-P.-É. et la pandémie de COVID‑19, et comporte notamment de longues citations d’un texte religieux.

[23] Le reste de la déclaration est extraordinairement long. La partie VI, à partir de la page 116, comprend une « chronologie » des « faits ». Les pages suivantes décrivent les allégations liées aux diverses demandes déposées par le défendeur à l’Î.-P.-É. contre les institutions financières, l’avocat de la Banque Nationale, l’employé-témoin de la Banque Nationale et les membres de la magistrature de l’Î.-P.-É.

[24] Les pages 120 à 148 renferment une section intitulée [traduction] « Faits importants, raisonnement et motifs juridiques à l’appui des allégations visant les défendeurs ». Dans cette section de la déclaration, le défendeur formule des allégations contre la magistrature de l’Î.-P.-É. et fait de longues déclarations réparties sous 26 en-têtes intitulés [traduction] « Exposé des arguments ». Chacun des 25 exposés des arguments compte plusieurs paragraphes (ou pages), dont beaucoup contiennent de longs extraits d’autres documents, notamment d’un texte religieux.

[25] Les pages 148 à 250 contiennent quatre autres sections, chacune étant globalement intitulée de la même façon : [traduction] « Faits importants, raisonnement et motifs juridiques à l’appui des allégations visant les défendeurs ». Elles contiennent (respectivement) trente-neuf, trente-cinq, cinq et deux paragraphes décrits comme des énoncés d’arguments, dont la longueur et le contenu s’apparentent à ceux mentionnés ci-dessus.

[26] Enfin, les pages 250 à 270 renferment une section intitulée [traduction] « Conclusion ».

D. Consentement du procureur général du Canada

[27] Le 13 octobre 2020, le procureur général du Canada a consenti à ce que les demanderesses présentent une requête visée au paragraphe 40(1) de la Loi sur les Cours fédérales, comme le requiert le paragraphe 40(2) de cette loi.

II. L’audience relative à la demande

[28] Le 23 mars 2021, les demanderesses ont déposé leur avis de demande.

[29] Le défendeur n’a pas présenté d’avis de comparution en réponse à l’avis de demande des demanderesses. En novembre 2021, la Cour et les parties ont échangé des courriels, y compris une lettre dans laquelle le défendeur demandait du temps pour se préparer. La lettre précisait également l’adresse du défendeur et confirmait son numéro de téléphone.

[30] Par ordonnance datée du 24 janvier 2022, la Cour a informé les parties que l’audience relative à la demande en l’espèce aurait lieu par vidéoconférence le 24 février 2022.

[31] Le défendeur n’était pas présent lorsque l’audience a débuté, le 24 février 2022. Même si ni le greffe ni les avocats des demanderesses n’avaient eu, depuis novembre 2021, d’indication selon laquelle le défendeur pourrait comparaître à l’audience, l’audience a été suspendue au cas où le défendeur était simplement en retard ou éprouvait des difficultés techniques. Durant la suspension de la séance, j’ai confirmé que le greffe avait avisé le défendeur de l’ordonnance de la Cour établissant la tenue de l’audience par vidéoconférence le 24 février 2022. Cependant, le défendeur n’avait pas accusé réception de cet avis et n’avait pas autrement exprimé son intention de participer à l’audience. Par conséquent, conformément aux pratiques du greffe, le lien pour assister à l’audience par vidéoconférence ne lui avait pas été transmis.

[32] L’audience a ensuite repris. Par excès de prudence, et après avoir entendu les avocats des demanderesses, la Cour a suspendu l’audience de nouveau pour permettre au greffe d’envoyer au défendeur un courriel l’avisant que l’audience avait commencé et contenant le lien pour assister à la vidéoconférence. Le greffe a également tenté à deux reprises de joindre le défendeur par téléphone durant la seconde suspension de l’audience, mais en vain, et n’a pas non plus été capable de lui laisser un message.

[33] Le demandeur ne s’est pas présenté lors de la reprise de l’audience, environ deux heures et demie après le début officiel de l’audience. Les demanderesses ont présenté leurs observations. Au terme de l’audience, j’ai mis ma décision en délibéré. Le dossier de la Cour ne contient aucune autre communication de la part du défendeur depuis ce jour.


III. Analyse

A. Les principes de droit applicables

[34] La Cour d’appel fédérale a énoncé les principes de droit applicables aux demandes de déclaration de plaideur quérulent fondées sur le paragraphe 40(1) dans plusieurs décisions récentes : Canada c Olumide, 2017 CAF 42, [2018] 2 RCF 328; Simon c Canada (Procureur général), 2019 CAF 28 (Simon CAF); Canada (Procureur général) c Yodjeu, 2019 CAF 178; Canada (Procureur général) c Fabrikant, 2019 CAF 198; Coady c Canada (Procureur général), 2020 CAF 154.

[35] De plus, notre Cour a récemment résumé et appliqué ces principes dans les décisions Canada (Procureur général) c Simon, 2022 CF 1135 (Simon CF 2022); Canada (Procureur général) c Ubah, 2021 CF 1466; et Birkich c Monashee Land Surveying and Geomatics Ltd., 2021 CF 1278. Voir également : Rooke c Williams, 2020 CF 1070; Mahoney c Canada, 2020 CF 975.

[36] En résumé :

  • Le paragraphe 40(1) vise une personne qui a « de façon persistante introduit des instances vexatoires devant [la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale] ou y a agi de façon vexatoire au cours d’une instance ».

  • Les cours de justice sont un bien collectif à la disposition de tous, mais dont l’accès peut être restreint dans certaines circonstances afin d’éviter que leurs ressources limitées soient accaparées et ne puissent être consacrées à d’autres instances qui concernent des allégations méritant leur juste part de l’attention de la cour.

  • Un jugement déclarant un plaideur quérulent aux termes du paragraphe 40(1) n’a pas pour effet de lui barrer l’accès à la Cour fédérale. Il l’assujettit plutôt à un contrôle : le plaideur en question doit seulement obtenir une autorisation avant d’engager ou de poursuivre une instance : Olumide, au para 27.

  • Le paragraphe 40(1) permet à la Cour de créer un niveau supplémentaire de réglementation et de surveillance, au besoin, afin d’empêcher certains plaideurs de gaspiller les ressources judiciaires par des procédures en double, des litiges inutiles, le genre de litiges ou la manière dont ils les gèrent, leurs motivations, leurs intentions, leurs attitudes et leurs capacités pendant les litiges, ou toute combinaison de ces éléments : Simon CF 2022, au para 24, citant Simon CAF, aux para 15-16.

  • Des décisions antérieures ont établi certaines caractéristiques non contraignantes ou courantes de la conduite vexatoire : voir par ex l’arrêt Fabrikant, au para 25. Dans l’arrêt Olumide, au paragraphe 32, le juge Stratas a déclaré ce qui suit :

La conduite vexatoire prend des formes et des aspects multiples. Elle tient parfois au nombre d’instances et de requêtes sans fondement ou à la remise en litige d’instances et de requêtes déjà tranchées. Elle tient parfois aux visées du plaideur, souvent révélées par les parties poursuivies, par la nature des allégations qui leur sont opposées et par le langage employé. D’autres fois, elle tient à la manière dont les instances et les requêtes sont engagées, par exemple, le dépôt d’affidavits et d’observations multiples, inutiles, prolixes, incompréhensibles ou immodérés, et le harcèlement ou la victimisation des parties adverses.

  • Dans l’arrêt Yodjeu, le juge De Montigny a mentionné les caractéristiques suivantes : « dépôt de procédures frivoles et incohérentes, demandes de réparations ou remèdes hors de la juridiction de cette Cour, allégations non fondées de comportements inappropriés contre la partie opposée, ses procureurs et la Cour, non-respect des échéanciers et des règles des Cours, remise en cause de questions déjà tranchées, et non-paiement des dépens adjugés contre eux » : Yodjeu, aux para 18-19.

  • Cependant, chaque demande présentée au titre du paragraphe 40(1) doit être tranchée selon les faits et les circonstances qui lui sont propres.

  • Il incombe au demandeur de démontrer la conduite vexatoire. Toutefois, sur le plan pratique, compte tenu du poids qui peut être accordé aux conclusions de comportement vexatoire rendues par les autres tribunaux, le défendeur devra sûrement produire des éléments de preuve extrêmement crédibles pour faire obstacle à la demande fondée sur le paragraphe 40(2) : Olumide, au para 38.

[37] La question déterminante est la suivante : le plaideur est-il incontrôlable ou nuisible au système judiciaire et à ses participants au point qu’il soit justifié de lui imposer l’obligation d’obtenir une autorisation pour exercer tout nouveau recours ou poursuivre une instance en cours? (Simon CAF, aux para 18 et 26; Lessard-Gauvin c Canada (Procureur général), 2021 CAF 94 au para 8.) La Cour doit aussi se demander si le niveau supplémentaire de réglementation créé par une ordonnance déclarant le plaideur quérulent est nécessaire et est conforme à l’objet du paragraphe 40(2) : Olumide, aux para 17-24, 27 et 31; Fabrikant, au para 19; Simon CAF, aux para 9-10, 18 et 26; Ubah, au para 43.

B. La présente demande

[38] En l’espèce, il convient de rendre, en vertu du paragraphe 40(1), une ordonnance qui réglemente l’accès du défendeur à la Cour fédérale.

[39] Premièrement, la Cour suprême de l’Î.-P.-É. a déclaré le défendeur plaideur quérulent après avoir appliqué essentiellement les mêmes principes de droit que notre Cour applique suivant le paragraphe 40(1) : Attorney General (PEI) v Taha, 2021 PESC 43, en particulier aux para 3, 7-10 et 30-31. Il s’agit d’un élément pertinent auquel la Cour peut accorder un poids considérable : Olumide, au para 37, citant Toronto (Ville) c SCFP, Section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 RCS 77; Simon CAF, au para 25; Simon CF 2022, aux para 50-51. J’y accorde un poids considérable après avoir lu les motifs de la cour de l’Î.-P.-É. ainsi que l’affidavit et les pièces à l’appui contenus dans le dossier de demande déposé auprès de notre Cour qui ont trait aux instances engagées devant les tribunaux de l’Î.-P.-É. : voir Olumide, au para 38.

[40] Deuxièmement, la conduite du défendeur dans les procédures engagées devant les tribunaux de l’Î.-P.-É. et la Cour fédérale qui sont décrites ci-dessus révèle de nombreuses caractéristiques d’un plaideur qui a de façon persistante introduit des instances vexatoires ou qui y a agi de façon vexatoire. Avant même que sa demande initiale contre la Banque Nationale et sa demande reconventionnelle ne soient rejetées, le défendeur avait introduit une instance distincte contre cette banque, qui a été rejetée sommairement après qu’il eut été jugé qu’elle était frivole ou vexatoire ou qu’elle constituait par ailleurs un abus de procédure. Le demandeur a également introduit diverses nouvelles instances contre des personnes concernées par l’instance initiale (l’avocat de la Banque Nationale, l’employé-témoin de la Banque Nationale et des juges de la Cour suprême et de la Cour d’appel de l’Î.-P.-É. qui avaient rendu des décisions contre lui). Toutes ces instances ont été rejetées sommairement après qu’il eut été jugé qu’elles étaient frivoles ou vexatoires ou qu’elles constituaient par ailleurs un abus de procédure. Les appels de ces décisions ont été également annulés ou rejetés au motif qu’ils étaient dépourvus de fondement.

[41] Dans l’ensemble, le défendeur a intenté de nombreuses actions devant les tribunaux de l’Î.-P.-É. qui ont été rejetées après avoir été jugées vexatoires, qui contenaient des allégations se recoupant et qui visaient souvent la réclamation de sommes exagérées à titre de supposés dommages-intérêts généraux et dommages-intérêts punitifs et exemplaires. Au moins cinq appels ont été rejetés après avoir été jugés frivoles et vexatoires. Cinq actions intentées contre la Banque Nationale, deux actions contre son ancien avocat et une autre action contre un de ses employés ont toutes été rejetées pour les mêmes motifs. La demande déposée par le défendeur contre la juge qui a rejeté plusieurs de ses actions intentées devant les tribunaux de l’Î.-P.-É. a été rejetée pour les mêmes raisons, tout comme la poursuite visant les trois juges d’appel qui ont annulé ses appels et sa poursuite contre le juge qui a rendu la dernière ordonnance.

[42] Le nombre élevé de demandes dénuées de fondement déposées par le défendeur devant les tribunaux de l’Î.-P.-É., les motifs de leur rejet sommaire, l’identité des défendeurs présumés et le caractère répétitif des allégations sans fondement sont tous des signes que le défendeur a agi de façon vexatoire au sens du paragraphe 40(1). Voir Simon CF 2022, aux para 33-40; Birkich, aux para 22-23; Mahoney, aux para 14-15.

[43] Je reconnais que le fardeau de persuasion appartient aux demanderesses, mais je souligne que le défendeur n’a pas cherché à expliquer, à justifier ou à démontrer, au moyen d’éléments de preuve ou d’observations, son point de vue à l’égard des diverses poursuites qu’il a intentées. L’ordonnance déclarant le plaideur quérulent rendue par la Cour suprême de l’Î.-P.-É. et les conclusions des tribunaux de l’Î.-P.-É. quant au caractère frivole et vexatoire des actions et des appels du défendeur sont des éléments que le défendeur n’a pas contestés dans la présente demande : Olumide, au para 38; Simon CAF, au para 20; Rooke, au para 19.

[44] Troisièmement, le défendeur a introduit quatre instances devant notre Cour, qui ont également été radiées, sans autorisation de modification, après que la Cour eut jugé qu’elles étaient frivoles ou vexatoires ou qu’elles constituaient par ailleurs un abus de procédure. Les conclusions tirées par la Cour en avril 2021 à l’égard des quatre déclarations du défendeur ainsi que mon propre examen de ces actes de procédure concordent avec les conclusions juridiques auxquelles sont arrivés les tribunaux de l’Î.-P.-É.

[45] Les quatre déclarations qui ont été déposées auprès de la Cour sont extraordinairement longues. Leur contenu est très long, inadéquat et non justiciable et n’a aucun rapport avec quelque décision que la Cour fédérale pourrait être appelée à rendre. Ces déclarations répètent des allégations et des plaintes formulées auprès d’autres tribunaux et décideurs (comme le CCM) qui ont déjà été rejetées et qui ont été jugées irrégulières dans un acte de procédure.

[46] Dans les poursuites intentées à la Cour fédérale, le défendeur est allé encore plus loin dans ses demandes en entamant des actions contre divers gouvernements au Canada, la Banque du Canada et plusieurs institutions financières qui n’étaient aucunement visées par les actions intentées initialement à l’Î.-P.-É. Le défendeur a également poursuivi des parties, dont la GRC et le CCM, auprès desquelles il avait porté plainte, mais qui, apparemment, n’avaient pas agi comme il le souhaitait.

[47] Je ne suis pas en mesure de conclure que le défendeur a introduit les quatre instances devant la Cour fédérale à des fins appropriées, comme pour faire valoir un droit légitime ou justiciable. Le défendeur a plutôt intenté ces poursuites à d’autres fins, notamment comme moyen d’exprimer ses prétendus griefs, plaintes et opinions à l’égard de certaines questions qui ne relèvent pas de la compétence des tribunaux canadiens (y compris de la Cour fédérale) et à l’égard de ses poursuites rejetées à l’Î.-P.-É. et de ses plaintes à la CCM. Elles pourraient aussi avoir été intentées à d’autres fins inappropriées.

[48] Enfin, le défendeur fait l’objet de nombreuses ordonnances d’adjudication de dépens auxquelles il ne s’est toujours pas conformé au vu de la preuve.

[49] Ces circonstances ont mené à la conclusion selon laquelle le défendeur a de façon persistante introduit des instances vexatoires au sens du paragraphe 40(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Au cours des dernières années, les demandes et les appels vexatoires et dénués de fondement que le défendeur a déposés à répétition ont accaparé une part considérable du temps et des ressources de la Cour fédérale ainsi que de la Cour suprême et de la Cour d’appel de l’Î.-P.-É. et de leurs greffes respectifs, et ont fait perdre beaucoup de temps et de ressources financières aux nombreux défendeurs. Le défendeur a été déclaré plaideur quérulent par les tribunaux de l’Î.-P.-É. Les circonstances démontrent de manière satisfaisante qu’un préjudice a déjà été causé au système judiciaire de l’Î.-P.-É. et à la Cour fédérale. Le contenu répétitif et frivole des actes de procédure du défendeur et la façon persistante et vexatoire dont il a introduit les poursuites et les appels et dont il a agi au cours de ceux-ci démontrent, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur est incontrôlable. Voir Simon CAF, aux para 18 et 26.

[50] Par conséquent, la Cour doit créer un niveau supplémentaire de réglementation pour s’assurer que le défendeur n’introduise plus d’instances frivoles et vexatoires qui empêcheraient des plaideurs légitimes de se prévaloir de leur juste part des ressources limitées de la Cour et de son greffe. Le défendeur devra obtenir l’autorisation de la Cour fédérale pour engager d’autres instances devant elle ou continuer une instance déjà engagée.

IV. Conclusion

[51] La demande sera donc accueillie. La Cour accordera une ordonnance correspondant essentiellement à celle demandée par les demanderesses, qui auront aussi droit aux dépens. Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que me confèrent les Règles des Cours fédérales, je leur adjugerai des dépens de 1 500 $, taxes et débours compris.

JUGEMENT dans le dossier T-516-21

  1. La demande est accueillie. La Cour déclare que le défendeur est un plaideur quérulent et qu’il a de façon persistante introduit des instances vexatoires au sens du paragraphe 40(1) de la Loi sur les Cours fédérales.

  2. Le défendeur ne pourra engager d’autres instances devant la Cour fédérale sans l’autorisation de celle-ci. Cette interdiction comprend les instances introduites en son propre nom, individuellement ou conjointement avec d’autres personnes, qu’il agisse pour son propre compte ou qu’il soit représenté par une autre personne devant la Cour.

  3. Toutes les instances déjà engagées par le défendeur devant la Cour fédérale sont suspendues. La suspension ne sera levée et les instances ne se poursuivront qu’avec l’autorisation de la Cour.

  4. Une autorisation aux termes des paragraphes 2 et 3 de la présente ordonnance pourra uniquement être accordée au moyen d’une requête déposée conformément aux Règles des Cours fédérales.

  5. Le défendeur doit verser aux demanderesses la somme globale de 1 500 $ au titre des dépens afférents à la présente demande.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-516-21

 

INTITULÉ :

BANQUE NATIONALE DU CANADA, BANQUE TORONTO-DOMINION, BANQUE DE NOUVELLE-ÉCOSSE, BANQUE DE MONTRÉAL et BANQUE CANADIENNE IMPÉRIALE DE COMMERCE c SUFIAN ZUHDI TAHA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 FÉVRIER 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Steven Forbes et Melanie McKenna

POUR LES DEMANDERESSES

 

Personne n’a comparu pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cox & Palmer

Charlottetown (Île-du-Prince-Édouard)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

 

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