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Date : 20220908


Dossier : IMM‑1159‑21

Référence : 2022 CF 1270

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 septembre 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

GURSATINDER KAUR DHALIWAL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Gursatinder Kaur Dhaliwal est une citoyenne de l’Inde. Elle demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle a présentée depuis le Canada.

[2] L’agent a mal interprété les observations de Mme Dhaliwal concernant l’isolement social et la stigmatisation auxquels elle serait confrontée en Inde à titre de femme célibataire vivant seule, et a accordé une importance excessive à la menace à sa sécurité physique. Il a également mal interprété les observations de Mme Dhaliwal concernant son besoin d’interagir quotidiennement avec des membres de sa famille afin de combler le [Traduction] « profond vide affectif » causé par le décès de ses parents.

[3] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Contexte

[4] Mme Dhaliwal est âgée de 34 ans. Elle est originaire du petit village de Dalo Majra dans la province du Punjab. Elle est de confession sikhe, n’a jamais été mariée et n’a pas d’enfants.

[5] Mme Dhaliwal a deux sœurs plus âgées. Sa sœur aînée est mariée et vit avec son mari, comme le veut la tradition sikhe, dans une autre province de l’Inde à plus de 100 kilomètres de Dalo Majra. Son autre sœur, Gurwinder, vit au Canada avec son mari et leur enfant. Au moment où elle a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, Gurwinder attendait un autre enfant.

[6] Avant son arrivée au Canada en 2018, Mme Dhaliwal vivait avec ses parents au domicile familial. Sa mère est décédée subitement en 2016 d’un trouble cardiaque. Son père a été hospitalisé en octobre 2018 et est décédé peu après.

[7] Le 31 octobre 2018, Mme Dhaliwal a obtenu un visa de résident temporaire [VRT] en vue de rendre visite à Gurwinder. Elle est arrivée au Canada le 27 novembre 2018. Elle est demeurée au Canada conformément aux prolongations de son VRT qui lui ont été accordées.

[8] Mme Dhaliwal a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 9 novembre 2019. À l’appui de sa demande, elle a souligné qu’elle n’avait plus de famille en Inde et donc personne chez qui résider, et qu’elle serait victime de stigmatisation et de discrimination et exposée à un risque sérieux de violence sexuelle si elle devait retourner dans son pays. Elle a également affirmé que l’isolement qu’elle a vécu en Inde lui avait causé des difficultés importantes sur le plan affectif, lesquelles se sont atténuées depuis qu’elle vit avec sa sœur au Canada.

[9] L’agent a conclu que la preuve n’était pas suffisante pour établir que Mme Dhaliwal ou un membre de sa famille en Inde se trouvant dans une situation semblable à la sienne avait déjà subi de la violence fondée sur le sexe. Il a également conclu que Mme Dhaliwal n’avait pas expliqué pourquoi le fait de communiquer avec ses sœurs à l’aide de la technologie moderne ou par des moyens traditionnels ne lui permettrait pas de répondre adéquatement à ses besoins affectifs.

[10] L’agent a souligné que Mme Dhaliwal est très instruite et détient une maîtrise ès arts. Il ne serait donc pas [Traduction] « excessivement difficile » pour elle de s’installer dans une autre région de l’Inde, plus près de l’endroit où sa sœur aînée réside.

[11] L’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Dhaliwal le 22 janvier 2021.

III. Question en litige

[12] La seule question à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

IV. Analyse

[13] La décision de l’agent est susceptible de contrôle par notre Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[14] Ces exigences sont satisfaites si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et d’établir si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85 et 86, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[15] Mme Dhaliwal conteste la décision de l’agent sur le fondement de deux motifs principaux : a) l’agent a conclu de façon déraisonnable que sa sœur résidant en Inde pourrait lui offrir [Traduction] « un refuge ou du soutien »; et b) l’agent a déraisonnablement axé son analyse sur sa sécurité physique en Inde, au détriment du risque de discrimination, de stigmatisation et d’isolement social.

[16] L’agent a pris acte de l’observation de Mme Dhaliwal selon laquelle elle ne pourrait pas vivre avec sa sœur et son époux au sein de leur famille en Inde. Il a néanmoins laissé entendre que ceux‑ci pourraient lui offrir [Traduction] « un refuge ou du soutien » :

[Traduction]
La demanderesse affirme qu’elle ne peut pas résider avec les membres de sa famille en Inde pour des raisons culturelles, mais elle n’a présenté aucun élément de preuve établissant que les membres de sa famille ne veulent pas ou ne peuvent pas lui offrir un refuge ou du soutien, ou l’aider autrement à se réinstaller dans son pays d’origine, ne serait‑ce que sur le plan affectif.

[17] L’emploi du terme [Traduction] « refuge » dans ce contexte pourrait porter à confusion, mais la fin de la phrase, [Traduction] « ne serait‑ce que sur le plan affectif », en précise le sens. Ailleurs dans la décision, l’agent invoque la documentation sur la situation dans le pays à l’appui de sa conclusion selon laquelle Mme Dhaliwal pourrait se réinstaller en Inde si elle choisissait de le faire :

[Traduction]
[…] les documents sur le pays présentés par la demanderesse indiquent qu’« en général, il n’est pas excessivement difficile pour une femme de s’établir ailleurs, surtout si elle est célibataire et sans enfants à charge, qu’elle a accès à un logement, qu’elle est instruite ou qualifiée, ou qu’elle est suffisamment riche pour subvenir à ses propres besoins ». Comme je l’ai souligné précédemment, la demanderesse a fait toutes ses études en Inde et est titulaire d’une maîtrise. Après avoir obtenu son diplôme, elle a occupé un poste rémunérateur d’auxiliaire juridique dans un collège de droit pendant plus de quatre ans, jusqu’à son arrivée au Canada. Rien n’indique que, pendant cette période, la demanderesse dépendait de ses parents financièrement ou qu’elle n’était pas en mesure de subvenir à ses propres besoins. Bien qu’il soit admis que cela peut être difficile, il est raisonnable de conclure, compte tenu de la preuve présentée par la demanderesse, qu’il serait possible pour elle de se réinstaller ailleurs si elle choisissait de le faire. En outre, la preuve présentée n’est pas suffisante pour établir que, si elle demeurait à Dalo Majra, la demanderesse ne serait pas en mesure de reprendre son emploi antérieur ou d’obtenir un emploi dans son village natal, qu’elle n’aurait pas accès au domicile familial ou qu’elle aurait autrement de la difficulté à se réinstaller.

[18] Mme Dhaliwal fait valoir que le décès de ses parents a occasionné des bouleversements importants dans sa vie. Lorsque ceux‑ci étaient encore en vie, elle vivait avec eux, notamment parce qu’elle n’était pas mariée. Après leur décès, elle a été perçue comme étant [Traduction] « seule », ce qui l’exposait à un risque accru de violence et d’exploitation, en particulier de nature sexuelle.

[19] Relativement à cette affirmation, l’agent a répondu de la façon suivante :

[Traduction]
Il est admis que des crimes fondés sur le sexe sont commis en Inde, comme dans la plupart des pays, y compris le Canada. Or, la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve indiquant qu’elle a été victime d’un tel crime dans son pays d’origine avant son arrivée au Canada, pas plus qu’elle n’a présenté d’éléments de preuve provenant de personnes se trouvant dans une situation semblable à la sienne, comme des membres de sa famille en Inde, indiquant que celles‑ci avaient connu des difficultés en raison de violence fondée sur le sexe dans leur pays. Bien que la situation en Inde puisse ne pas être idéale, en particulier pour les femmes célibataires, la demanderesse n’a pas démontré qu’elle éprouverait, en raison de la situation dans le pays, des difficultés telles à son retour qu’il serait justifié de lui accorder une dispense.

[20] Mme Dhaliwal affirme qu’elle n’était pas tenue de démontrer qu’elle ou d’autres membres de sa famille se trouvant dans une situation semblable à la sienne avaient déjà été victimes de violence fondée sur le sexe (citant Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 53‑55). Elle s’appuie sur la décision Cezair c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1510 [Cezair] dans laquelle le juge Nicholas McHaffie a souligné que « [l]orsque la preuve présentée fait état de préoccupations plus générales, par exemple, à l’égard de la violence fondée sur le sexe dans un pays, il suffit de démontrer l’appartenance au groupe qui est assujetti à ce traitement » (au para 43). Bien que ces facteurs ne soient pas déterminants quant à l’issue d’une demande, ils ne peuvent pas être écartés du simple fait que le demandeur ou les membres de sa famille n’ont pas fait l’objet de discrimination (Cezair, au para 44).

[21] L’agent a fait observer que Mme Dhaliwal résidait auparavant avec son père, qui avait près de 70 ans. Il a souligné que rien ne donnait à penser que Mme Dhaliwal avait résidé avec qui que ce soit, [Traduction] « un homme ou une autre personne », dont la présence physique pouvait lui assurer une protection contre les risques en question, ou que sa situation quant à sa sécurité physique serait considérablement différente si elle retournait en Inde aujourd’hui.

[22] Je conviens avec Mme Dhaliwal que, en axant son analyse sur la protection physique dont elle bénéficiait en vivant au sein d’une famille, l’agent a fait une interprétation erronée des considérations d’ordre humanitaire sur lesquelles sa demande était fondée. Ses observations et les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays étaient davantage axés sur la discrimination, la stigmatisation et l’isolement social que subissent les femmes célibataires vivant seules en Inde.

[23] Le défendeur soutient que Mme Dhaliwal a simplifié à l’excès la réalité des femmes célibataires en Inde. Selon l’une des études sur lesquelles elle s’est appuyée, il existe une grande diversité parmi les femmes célibataires en ce qui a trait aux conditions de vie, à la race, à l’ethnicité, à la caste, à l’âge et au statut social. Le défendeur soutient que Mme Dhaliwal a présenté peu d’éléments de preuve en ce qui concerne la situation d’une femme relativement jeune et très instruite ayant une résidence dans une région rurale et un emploi à temps plein.

[24] Selon le défendeur, les rapports sur la situation dans le pays indiquent que l’Inde accepte de plus en plus les femmes célibataires chefs de ménage. En outre, Mme Dhaliwal n’a pas le profil des femmes qui sont le plus fréquemment stigmatisées et victimes de discrimination, c’est‑à‑dire les femmes âgées, les veuves et les femmes handicapées ou itinérantes. Elle n’a pas non plus présenté de rapports psychiatriques faisant état de difficultés affectives ou d’une incapacité inhabituelle à composer avec l’isolement social.

[25] Un agent d’immigration peut tenir compte de divers facteurs, dont l’emplacement géographique et le statut socioéconomique d’un demandeur, lorsqu’il évalue le risque que ce dernier soit confronté à des difficultés (Amadin‑Iroro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 577 aux para 11‑13; Cezair, au para 42). Or, en l’espèce, il semble que l’agent ait commis la même erreur que celle qui a poussé le juge McHaffie à accueillir la demande de contrôle judiciaire dans Cezair.

[26] Un agent d’immigration ne peut faire abstraction du risque de discrimination ou de violence fondée sur le sexe « du fait que certains membres du groupe (qu’il s’agisse ou non de membres de la famille) n’ont pas vécu ce type de violence » (Cezair, au para 43). De plus, en axant son analyse sur la sécurité physique de Mme Dhaliwal, l’agent a minimisé l’importance de la preuve relative à la discrimination, à la stigmatisation et à l’isolement social auxquels elle serait confrontée du fait de sa situation de femme célibataire vivant seule.

[27] L’agent a également mal interprété les observations de Mme Dhaliwal concernant son besoin d’interagir quotidiennement avec des membres de sa famille afin de combler le [Traduction] « profond vide affectif » dans sa vie. Dans ses observations, Mme Dhaliwal a insisté sur l’importance d’avoir des interactions quotidiennes et une vie sociale avec les membres de sa famille. Les appels téléphoniques et les vidéoconférences ne peuvent pas remplacer les interactions personnelles soutenues entre les membres d’un même ménage. Comme l’a souligné le juge Michel Shore dans Yu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 956, au paragraphe 30, « [i]l y a une différence factuelle importante entre le fait de vivre ensemble ainsi que de partager la vie quotidienne et une visite occasionnelle ».

V. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1159‑21

 

INTITULÉ :

GURSATINDER KAUR DHALIWAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 août 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 SEPTEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

David Orman

 

Pour la demanderesse

 

Michael Butterfield

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Orman Law

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

 

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