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Date : 20220829


Dossier : IMM-955-20

Référence : 2022 CF 1236

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

ISMAIL JAMAL ABU OBAID

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 14 janvier 2020 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande de constat de perte de l’asile du défendeur présentée par le ministre (la décision).

[2] La SPR a conclu que le défendeur avait agi involontairement et n’avait pas l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Jordanie.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

II. Le contexte factuel

[4] Le défendeur est un Palestinien citoyen de la Jordanie.

[5] Sa demande d’asile au Canada a été accueillie le 26 juillet 2010, parce qu’il était persécuté par des membres d’une tribu autochtone jordanienne. Ces derniers l’ont violemment agressé et l’ont menacé de mort lorsqu’ils ont découvert qu’il avait l’intention d’épouser leur fille, avec laquelle il entretenait une relation amoureuse secrète.

[6] Le défendeur a reçu un titre de voyage pour réfugié canadien le 18 novembre 2010, qui était valide jusqu’au 7 septembre 2012. Il est devenu résident permanent le 21 janvier 2011.

[7] Un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), un superviseur d’IRCC et un travailleur d’un centre d’aide aux immigrants de St. Catharines ont tous dit au défendeur qu’il ne subirait aucune conséquence s’il voyageait avec son passeport jordanien à des fins d’identification.

[8] Le 17 août 2011, le défendeur s’est rendu en Jordanie, muni de son passeport jordanien, pour s’occuper de son père qui souffrait des effets débilitants d’un accident vasculaire cérébral. Il est revenu au Canada le 24 octobre 2011.

[9] Pendant son séjour en Jordanie, le défendeur a renouvelé son passeport jordanien, qu’il a reçu le 4 septembre 2011.

[10] Le 9 août 2012, le défendeur, muni de son passeport renouvelé, est retourné en Jordanie pour voir sa mère, qui était très malade et mourante.

[11] Au cours de son deuxième voyage, la famille du défendeur a pris des dispositions pour qu’il se marie, car il s’agissait du dernier souhait de sa mère. Lorsque sa mère est décédée, le défendeur a quitté la Jordanie et est revenu au Canada le 27 novembre 2012.

[12] Lors de chacun de ses séjours en Jordanie, le défendeur a résidé au domicile de ses parents et est resté discret pour éviter de se faire remarquer par ses agents de persécution.

[13] Le ministre a présenté une demande de constat de perte de l’asile le 20 mars 2015.

III. La décision

[14] La SPR a souligné que les faits importants, tels qu’ils sont énoncés dans le contexte factuel ci-dessus, n’étaient pas contestés.

[15] La SPR a estimé qu’il était important de savoir que c’est en 2011 que le défendeur a vérifié s’il pouvait voyager avec son passeport jordanien.

[16] La SPR a souligné que, pendant qu’il était en Jordanie, le défendeur avait fait preuve d’une grande discrétion pour éviter d’être repéré par ses agents de persécution. Comme il continuait de les craindre, il s’aventurait rarement dehors, car il avait peur d’être découvert.

[17] La SPR a également fait remarquer que ses proches lui procuraient de la nourriture.

[18] Le ministre a fait valoir devant la SPR que le défendeur s’était réclamé de nouveau de la protection de la Jordanie puisqu’il possédait un passeport de ce pays et qu’il y était retourné; deux éléments qui « étaient concluants relativement à la perte d’asile ».

[19] La SPR a examiné les trois exigences prévues à l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et a précisé qu’elles étaient cumulatives.

[20] Ces exigences sont que, à son retour dans le pays dont il a la nationalité, le réfugié a : (1) agi volontairement; (2) accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité; (3) effectivement obtenu cette protection.

[21] La SPR a souligné qu’avant le 15 décembre 2012, date à laquelle une modification législative a changé la loi, le ministre pouvait mettre fin à l’asile sans que le statut de résident permanent s’en trouve menacé.

[22] La SPR a fait remarquer que, lorsque le défendeur est retourné en Jordanie, le ministre n’avait pas le droit de prendre des mesures relatives à la perte d’asile qui auraient annulé son statut de résident permanent. La SPR a estimé que cela concordait avec l’avis initial donné au défendeur selon lequel il pouvait utiliser son passeport jordanien pour voyager.

[23] La SPR a conclu que le défendeur s’était rendu en Jordanie uniquement parce qu’il croyait bénéficier de la sécurité que lui conférait son statut de résident permanent au Canada. La SPR a jugé que cette croyance, conjuguée à la crainte persistante du défendeur à l’égard de ses agents de persécution, aux précautions qu’il a prises pour se faire livrer de la nourriture, au fait qu’il ne s’est pas aventuré à l’extérieur du domicile et à son mariage arrangé qui n’a pas été consommé, en plus de son retour au Canada après qu’il eut accompli ses devoirs familiaux, étaient suffisants pour réfuter la présomption selon laquelle il avait l’intention d’obtenir la protection de la Jordanie.

[24] La SPR s’est également penchée sur le changement apporté à la loi en date du 15 décembre 2012, lorsque la LIPR a été modifiée par l’ajout du nouvel article 40.1 et de l’alinéa 46(1)c.1). Les modifications n’ont pas changé les éléments substantiels de la perte de statut énoncés à l’article 108, mais les conséquences sont devenues plus graves, emportant la perte de la résidence permanente dans le cas d’une décision de constat de perte de l’asile. La perte du statut de résident permanent rendrait l’ancien réfugié interdit de territoire.

[25] La SPR a conclu que le ministre avait le droit de présenter la demande pour les motifs exposés par le juge O’Reilly dans la décision Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459, aux para 24 et 25 [Li] : le changement apporté à la loi qui fait en sorte que les personnes dont la perte d’asile a été constatée perdent également le statut de résident permanent n’équivaut pas à une application rétroactive de la loi; il s’agit d’une modification des conséquences d’une décision de constat de perte de l’asile.

[26] La SPR a ajouté, en se fondant sur la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bashir, 2015 CF 51, aux para 44 à 47, qui examinait les dispositions du Guide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR), que les dispositions législatives devaient être interprétées de manière restrictive.

IV. La question en litige

[27] La seule question consiste à savoir si la décision est raisonnable.

V. La norme de contrôle

[28] La Cour suprême du Canada a conclu que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne porte pas sur un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions à la présomption n’est applicable en l’espèce.

[29] Une cour qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif. Elle ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème : Vavilov, au para 83.

[30] Le décideur peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125.

[31] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale ». Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Vavilov, au para 128.

VI. L’analyse

[32] Après l’audition de la présente demande, la Cour d’appel fédérale a rendu sa décision dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Camayo CAF]. La décision porte sur la façon dont la SPR, lorsqu’elle examine un cas de perte de l’asile, devrait évaluer la preuve qui lui est présentée.

[33] Le ministre a fait valoir devant la SPR et soutient en l’espèce que le défendeur s’est volontairement réclamé de nouveau de la protection de la Jordanie en y retournant en 2011 et encore une fois en 2012, pour un total de six mois.

[34] Le ministre exhorte la Cour à conclure que le défendeur a agi volontairement en retournant en Jordanie et en y obtenant un nouveau passeport, pour ensuite y voyager muni de son passeport renouvelé.

[35] Le ministre affirme que la décision est déraisonnable puisque la SPR a confondu le critère de la perte de l’asile parce qu’elle a considéré à tort la croyance subjective du défendeur quant à l’irrévocabilité de son statut de résident permanent et parce qu’elle a rejeté la demande de constat de perte de l’asile sur cette base.

[36] Le ministre semble présenter un argument semblable à celui qui a été rejeté par madame la juge Fuhrer en première instance dans Camayo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 213 [Camayo CF], selon lequel l’utilisation par le défendeur d’un passeport jordanien en soi remplit tous les facteurs relatifs à la perte de l’asile.

[37] Comme l’a fait remarquer le défendeur, la juge Fuhrer a formulé l’observation importante suivante dans la décision Camayo CF, au para 48 :

[48] Le fait d’interpréter l’utilisation du passeport en soi comme remplissant les trois facteurs essentiels et conjonctifs relatifs au fait de se réclamer de la protection de son pays de nationalité (la volonté, l’intention et le succès de l’action) ne laisse aucune marge de manœuvre à Mme Galindo Camayo pour démontrer que, bien qu’elle ait acquis et utilisé son passeport, elle n’avait pas l’intention de se réclamer de la protection de l’État. Cette approche a été rejetée dans l’affaire Bashir, précitée, aux paragraphes 67–69, et, comme il est souligné au paragraphe 67 : « une présomption supplémentaire et irréfragable d’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dès qu’un réfugié a l’intention de voyager à l’étranger avec un passeport national, sans égard aux circonstances particulières de chaque cas […] n’est pas prévue dans le Guide du HCNUR ».

[38] Dans l’arrêt Camayo, la Cour d’appel fédérale exige que, pour rendre une décision raisonnable, la SPR tienne compte de la connaissance réelle et de l’intention du défendeur avant de conclure qu’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays d’origine. La Cour d’appel a confirmé, en s’appuyant sur les décisions Camayo CF et Cerna c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 1074 [Cerna] que, sans une telle analyse, la conclusion de la SPR quant à savoir si une personne s’est réclamée de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité ne constituerait pas une issue défendable et serait déraisonnable.

[39] La SPR a estimé que la preuve dont elle disposait laissait entendre que le défendeur s’était rendu en Jordanie uniquement parce qu’il croyait fermement bénéficier de la sécurité que lui conférait son statut de résident permanent au Canada. Il ne se doutait pas que le fait de voyager avec le passeport de son pays d’origine pouvait compromettre son statut.

[40] La SPR a également conclu que rien dans les actions du défendeur n’indiquait qu’il s’attendait à une protection de l’État contre ses agents de persécution, car il a pris les précautions décrites précédemment dans les présents motifs.

[41] La SPR a fait remarquer que les mêmes éléments de preuve étaient pertinents quant à l’intention subjective du défendeur, et qu’ils pourraient être utilisés pour soutenir que les efforts qu’il a déployés pour se cacher de ses agents de persécution avaient trait à la question de l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays.

[42] Il n’y a rien de déraisonnable dans le fait que la SPR tienne compte, entre autres facteurs, de la compréhension du défendeur découlant de ses propres demandes proactives de renseignements, étant donné que l’un des volets du critère établi au sujet de la perte de l’asile est l’intention subjective de la personne de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité : Camayo CF, au para 43 et Mayell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 139.

[43] En l’espèce, la SPR a tenu compte à la fois des connaissances subjectives et réelles du défendeur pour en arriver à la conclusion qu’il ne s’était pas réclamé de nouveau de la protection de son pays.

[44] En résumant la décision, la SPR a souligné que le défendeur n’avait pas l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays, que sa croyance subjective au sujet de l’irrévocabilité de son statut de résident permanent était fondée en droit à l’époque et qu’il s’était efforcé de rester discret en Jordanie, ce qui montre qu’il ne cherchait pas la protection de son pays d’origine ni ne comptait sur cette protection, et qu’il a continué de craindre ses persécuteurs.

[45] En tenant compte de la décision Camayo FCA et des enseignements que l’on peut tirer de l’arrêt Vavilov selon lesquels les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait tirées par la SPR, je suis convaincue, à la lumière de mon examen, que la décision est raisonnable.

[46] J’estime également que les motifs satisfont aux exigences énoncées dans l’arrêt Vavilov. Ils sont justifiés, transparents et intelligibles. La SPR a répondu aux arguments qui lui ont été présentés et s’est penchée sur la preuve. La logique et le raisonnement ne présentent aucune faille décisive.

VII. La conclusion

[47] La présente demande est rejetée pour tous les motifs qui précèdent.

[48] Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-955-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-955-20

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c ISMAIL JAMAL ABU OBAID

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 août 2022

 

COMPARUTIONS :

James Todd

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leigh Salsberg

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leigh Salsberg

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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