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Date : 20220829


Dossier : IMM‑1150‑20

Référence : 2022 CF 1239

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 août 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

DANIEL URIBE ARANGO

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] Le défendeur, un citoyen colombien, est devenu résident permanent du Canada le 29 septembre 2005. Son épouse et ses filles sont restées en Colombie.

[2] Le 28 octobre 2005, le défendeur, qui croyait être mourant, a utilisé son passeport colombien pour retourner en Colombie. Le but de son voyage était de passer du temps avec les membres de sa famille, qu’il voulait voir avant de mourir.

[3] Le 12 août 2015, le ministre a présenté à la Section de la protection des réfugiés (la SPR) une demande pour qu’elle constate la perte de l’asile du défendeur. Il souhaitait également, s’il obtenait gain de cause, que la SPR assimile ce constat au rejet de la demande d’asile du défendeur.

[4] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 28 janvier 2020 par laquelle la SPR a rejeté la demande de constat de perte de l’asile du défendeur présentée par le ministre (la décision).

[5] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

II. Le contexte factuel

[6] Lorsque le défendeur est retourné en Colombie, il a résidé sur une ferme éloignée qui appartenait à son beau‑père et qui était située dans la ville d’Altagracia, loin de sa femme et de ses enfants. Il a vécu dans la clandestinité pendant 35 mois.

[7] Le défendeur, qui voulait se faire discret, ne travaillait pas. Son épouse a trouvé un emploi afin que la famille ait les moyens d’acheter des billets d’avion pour se rendre au Canada si elle obtenait des visas.

[8] Le défendeur est retourné seul au Canada le 23 septembre 2008. Il a renouvelé son passeport colombien le 16 juillet 2010 conformément aux conseils de son travailleur social qui affirmait que cette étape était essentielle à sa demande de citoyenneté.

III. La décision

[9] En réponse à la demande du ministre visant à faire constater la perte de l’asile du défendeur, le défendeur a présenté une preuve exhaustive.

[10] Cette preuve comprenait des dossiers médicaux, des rapports de diagnostic, des billets d’avion à destination et en provenance de la Colombie, ainsi que des lettres d’appui de l’épouse, de la sœur, du frère, du beau‑frère et du médecin du défendeur.

A. La volonté et l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Colombie

[11] La SPR a souligné qu’elle tenait compte de l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et des paragraphes 118 à 125 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (le Guide du HCR) pour décider si le défendeur s’était volontairement réclamé de nouveau de la protection de la Colombie.

[12] Après avoir examiné le paragraphe 120 du Guide du HCR, la SPR a estimé qu’aucun des exemples qui y sont donnés ne s’appliquait. Elle a toutefois conclu que le défendeur, en retournant en Colombie, s’était volontairement réclamé de nouveau de la protection de son pays d’origine.

[13] La SPR a ensuite examiné les dispositions du paragraphe 124 du Guide du HCR selon lesquelles l’obtention d’un passeport national ou la prolongation de la validité de ce passeport peut, dans certaines circonstances exceptionnelles, ne pas impliquer la perte du statut de réfugié.

[14] La SPR a toutefois souligné que l’état de santé mentale du défendeur et les circonstances de son retour en 2005 constituaient des facteurs pertinents à prendre en considération.

[15] La SPR a conclu que la preuve et le témoignage du défendeur démontraient les raisons qui l’avaient poussé à vouloir « mourir entouré de sa famille, à un moment où il éprouvait un stress physique et mental important ». Elle a jugé que ce fait réfutait la présomption selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Colombie.

[16] Aucun problème de crédibilité n’a été soulevé à l’audience. La SPR a conclu que le témoignage du défendeur n’avait pas été « mi[s] en doute » et qu’en raison du contexte dans lequel il avait décidé de retourner dans son pays, il était clair que des circonstances exceptionnelles justifiaient le rejet de la demande de constat de perte de l’asile.

IV. La question en litige

[17] L’unique question qui se pose en l’espèce consiste à savoir si la décision est raisonnable.

V. La norme de contrôle applicable

[18] La Cour suprême du Canada a conclu que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne porte pas sur un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]). Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions à la présomption n’est applicable en l’espèce.

[19] Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème (Vavilov, au para 83).

[20] Le décideur peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov, au para 125).

[21] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale ». Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires (Vavilov, au para 128).

VI. Analyse

[22] Le ministre soutient que la décision est déraisonnable parce que la SPR n’a pas mentionné les paragraphes 123 et 125 du Guide du HCR. Le paragraphe 125 énonce qu’une présomption s’applique lorsqu’une personne visite son pays d’origine munie d’un passeport délivré par le pays qu’elle a fui. La présomption selon laquelle une personne s’est réclamée de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité est particulièrement forte lorsqu’une personne qui a qualité de réfugié ou de personne à protéger au sens de la Convention utilise son passeport national pour retourner dans le pays duquel elle s’est enfuie.

[23] Le défendeur convient que la présomption existe, mais il fait remarquer qu’elle est réfutable et que la SPR a conclu qu’elle avait été réfutée.

[24] Le ministre soutient également que la SPR semble avoir estimé que la présomption d’intention avait été repoussée du fait que le défendeur avait vécu dans la clandestinité. Le ministre ajoute que l’aboutissement logique de cette définition de l’intention ferait en sorte que tout réfugié qui identifie un agent de persécution non étatique pourrait retourner dans le pays dont il a la nationalité, pourvu que le réfugié ait tenté d’échapper à son agresseur.

[25] Le défendeur rétorque que le ministre soulève un argument dit de la « pente glissante », mais que la SPR a en fait conclu que le défendeur avait présenté des éléments de preuve crédibles pour réfuter la présomption.

[26] Je souscris aux observations du défendeur et je conclus que la décision est raisonnable.

[27] S’agissant des arguments de fond du demandeur sur le caractère raisonnable de la décision, ils reviennent tous à dire que, comme il est incontestable qu’une personne ayant qualité de réfugié au sens de la Convention qui utilise le passeport du pays dont elle a la nationalité pour voyager se réclame essentiellement de nouveau de la protection diplomatique, la SPR n’a pas tenu compte de la présomption d’intention applicable à ce voyage.

[28] J’estime que rien dans la décision n’appuie une telle conclusion. Au contraire, la SPR a reconnu que la preuve et le témoignage du défendeur étaient crédibles, et elle a fait remarquer qu’ils n’étaient pas mis en doute.

[29] Bien que le demandeur ait expliqué de façon détaillée comment la présomption avait été ignorée, il est clair qu’elle ne l’a pas été. La SPR a reconnu l’existence de la présomption aux paragraphes 15 et 25 de la décision lorsqu’elle a conclu que le défendeur l’avait repoussée.

[30] De plus, le défendeur souligne que la SPR a tenu compte du fait qu’il avait vécu dans la clandestinité, conformément à la jurisprudence. En fait, sa décision aurait été déraisonnable si elle ne l’avait pas fait, comme la Cour l’a énoncé dans les décisions Camayo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 213 au para 53 [Camayo], Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Antoine, 2020 CF 370 au para 40 [Antoine], et Peiqrishvili c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 1205 au para 24 [Peigrishvili].

[31] La SPR a examiné si cet élément était suffisant pour réfuter la présomption, conformément aux décisions Antoine, au para 40, Camayo, au para 53, et Peiqrishvili, au para 24.

[32] Les arguments du demandeur équivalent à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, mais il n’appartient pas à la Cour de le faire dans le contexte du contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

[33] Compte tenu des enseignements que l’on peut tirer de l’arrêt Vavilov, selon lesquels les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait tirées par la SPR, j’estime, d’après mon examen, que la décision est raisonnable.

[34] J’estime également que les motifs satisfont aux exigences énoncées dans l’arrêt Vavilov. Ils sont justifiés, transparents et intelligibles. La SPR a répondu aux arguments qui lui ont été présentés et a examiné la preuve. Sa logique et son raisonnement ne présentent aucune faille décisive.

VII. Conclusion

[35] La présente demande est rejetée pour tous les motifs qui précèdent.

[36] Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1150‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1150‑20

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c DANIEL URIBE ARANGO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 29 août 2022

 

COMPARUTIONS :

Michael Butterfield

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Chantal Desloges

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Desloges Law Group Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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