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Date : 20220818


Dossier : IMM‑4839‑21

Référence : 2022 CF 1211

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 août 2022

En présence de monsieur le juge James W. O’Reilly

ENTRE :

RACHEL PINNICO BINDA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Rachel Pinnico Binda est arrivée au Canada en 2019. Elle a invoqué la crainte d’être persécutée dans son pays d’origine, le Libéria, mais n’avait pas le droit de solliciter l’asile au Canada. Mme Binda s’est toutefois vu accorder un examen des risques avant renvoi (ERAR).

[2] Dans sa demande d’ERAR, Mme Binda expliquait que, au Libéria, elle risquait de subir de mauvais traitements graves de la part d’une personnalité publique importante qui l’avait enlevée, l’avait agressée sexuellement et avait assassiné ses grands‑parents dans les années 1990. Elle a également indiqué qu’elle craignait la persécution politique en raison de son association à son ex‑mari (aujourd’hui décédé), qui était un activiste politique. Enfin, elle affirmait craindre d’être persécutée en raison des liens de sa famille avec des esclaves affranchis américains.

[3] L’agent chargé de l’ERAR a conclu que Mme Binda n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Mme Binda estime que la décision de l’agent est déraisonnable, car il n’a pas tenu compte du fait qu’il y avait des raisons impérieuses d’accueillir sa demande même si, à proprement parler, elle n’était pas admissible à l’asile au Canada. De plus, Mme Binda soutient que l’agent a commis une erreur en accordant peu de poids aux photographies qu’elle a fournies. Ces photographies montraient les blessures qu’elle avait subies lors de son enlèvement au Libéria. Enfin, selon Mme Binda, l’agent n’a pas adéquatement tenu compte du risque auquel elle serait personnellement exposée si elle retournait au Libéria. Elle me demande d’annuler la décision de l’agent et de renvoyer la demande à un autre agent pour nouvel examen.

[4] Je conviens avec Mme Binda que la décision de l’agent était déraisonnable en ce qui concerne les raisons impérieuses, et j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire sur ce fondement. Je ne suis donc pas tenu d’examiner les autres arguments qu’elle m’a présentés.

[5] La seule question à trancher est de savoir si l’agent aurait dû se demander s’il y avait des raisons impérieuses d’accueillir la demande de Mme Binda.

II. Cadre législatif

[6] L’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) (voir les dispositions citées reproduites en annexe) aborde la question des raisons impérieuses et établit une règle générale selon laquelle une demande d’asile est rejetée si les raisons qui ont fait demander l’asile n’existent plus (art 108(1)e)). Cette disposition s’applique, par exemple, lorsque les conditions du pays fui par le demandeur d’asile se sont améliorées au point où ce dernier ne risque plus sérieusement d’y être persécuté.

[7] Le paragraphe 108(4) prévoit une exception à cette règle générale, qui ne s’applique pas si le demandeur est en mesure de prouver qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions ou à de mauvais traitements antérieurs, justifiant le refus de se réclamer de la protection de son pays d’origine. En d’autres termes, un demandeur d’asile peut obtenir l’asile au Canada s’il peut démontrer pourquoi, en raison de persécutions ou de mauvais traitements antérieurs, il ne devrait pas être obligé de retourner dans son pays d’origine, même s’il ne sera plus exposé à ces persécutions ou à ces mauvais traitements.

III. L’agent aurait‑il dû procéder à un examen des raisons impérieuses qui appuyaient la demande de Mme Binda?

[8] Le ministre soutient que l’exception relative aux raisons impérieuses s’applique seulement lorsqu’une personne s’est déjà vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger et que les raisons qui avaient justifié cette protection n’existent plus. Pour étayer cette observation, le ministre a invoqué une décision que j’ai rendue et dans laquelle j’avais affirmé que l’exception prévue au paragraphe 108(4) s’adressait uniquement « aux personnes dont la qualité de réfugié a précédemment été reconnue » (Cardenas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 262 au para 28). Or, il s’agissait d’une affaire où la demande d’asile de la demanderesse avait été refusée. Par conséquent, rien ne laissait croire à l’existence de « persécutions, [de] torture ou [de] traitements ou peines antérieurs » (art 108(4)) qui auraient permis de conclure qu’il y avait des raisons impérieuses justifiant son refus de retourner dans son pays d’origine. L’exception ne s’appliquait tout simplement pas dans les circonstances de cette affaire.

[9] De même, le juge Russel Zinn a conclu que le paragraphe 108(4) ne s’appliquait pas à une personne qui n’avait jamais eu droit à la protection des réfugiés : Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 819 au para 29.

[10] L’exception s’applique‑t‑elle dans le cas de Mme Binda?

[11] De fait, l’agent a conclu que Mme Binda ne serait plus à risque d’être victime de persécutions ou de mauvais traitements au Libéria. Il a reconnu qu’elle avait subi un traumatisme en raison de ses expériences antérieures, mais a déterminé qu’elle n’avait pas prouvé qu’elle n’aurait pas accès à des soins médicaux ou psychologiques si elle retournait au Libéria. En outre, l’influence de l’éminent politicien que Mme Binda disait craindre avait diminué au fil des ans et peu d’éléments de preuve démontraient qu’il aurait encore les ressources et la motivation de la trouver si elle retournait dans son pays d’origine. Quant à la crainte de persécution politique de Mme Binda en raison des activités de son défunt ex‑mari, l’agent a jugé que plus rien ne laissait croire que les autorités l’associeraient à ces activités.

[12] À mon avis, l’agent est arrivé à une conclusion qui respecte la condition énoncée à l’alinéa 108(1)e) de la LIPR. Selon l’agent, bien que Mme Binda ait pu faire l’objet de persécutions et de mauvais traitements antérieurs au Libéria, elle ne serait probablement plus exposée aux mêmes risques si elle retournait au pays aujourd’hui. Sur ce fondement, l’agent a rejeté la demande de Mme Binda.

[13] À la lumière de cette conclusion, l’agent était tenu d’examiner les raisons présentées par Mme Binda pour justifier son refus de se réclamer de la protection de son pays d’origine. Encore une fois, le paragraphe 108(4) crée une exception à la règle générale stipulant qu’une personne ne peut pas être protégée si les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus. Une personne qui peut prouver qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions ou à de mauvais traitements antérieurs, pour lesquelles elle refuse de se réclamer de la protection de son pays d’origine pourrait néanmoins être admissible à l’asile au Canada.

[14] L’agent a reconnu que Mme Binda avait été victime de persécutions et de mauvais traitements dans le passé, mais ne s’est pas demandé s’il y avait des raisons impérieuses pour lesquelles elle ne devrait pas être tenue de se réclamer de la protection du Libéria aujourd’hui. Dans les circonstances, l’absence d’examen de la question des raisons impérieuses rend la décision déraisonnable.

IV. Conclusion et décision

[15] Dans les circonstances, l’agent chargé de l’ERAR aurait dû évaluer si Mme Binda était parvenue à prouver l’existence de raisons impérieuses justifiant qu’elle ne se réclame pas de la protection dans son pays d’origine, le Libéria. Comme l’agent n’a pas effectué cette analyse, sa conclusion était déraisonnable. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et renvoyer la demande d’ERAR à un autre agent pour nouvel examen. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et aucune n’est énoncée.

JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑4839‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« James W. O’Reilly »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


 

ANNEXE

Loi sur l’immigration et la

protection des réfugiés

Immigration and Refugee

Protection Act

Rejet

Rejection

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur

n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans

tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected,

and a person is not a Convention refugee or a person in

need of protection, in any of the following circumstances:

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile

n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee

protection have ceased to exist.

Exception

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur

prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des

persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines

antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du

pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of

previous persecution, torture, treatment or punishment

for refusing to avail themselves of the protection of the

country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4839‑21

INTITULÉ :

RACHEL PINNICO BINDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE À Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge O’REILLY

DATE DES MOTIFS :

Le 18 AOÛT 2022

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

POUR LA DEMANDERESSE

Kareena Wilding

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Campigotto Law Firm

Windsor (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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