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Date : 20220722


Dossier : IMM-4797-20

Référence : 2022 CF 1092

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 22 juillet 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

FARHIA MOHAMED OSMAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un agent principal d’immigration [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada datée du 15 septembre 2020 par laquelle il a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La question déterminante dans l’analyse des difficultés de l’agent était que la demanderesse n’avait pas dissipé les doutes sur la crédibilité à l’égard de son identité et de sa nationalité comme citoyenne de la Somalie.

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la décision de l’agent était déraisonnable, car elle était fondée sur des conclusions infirmées de la Section de la protection des réfugiés [SPR] et ne suivait pas un raisonnement cohérent ou raisonnable. Par conséquent, la demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent en vue d’une nouvelle décision.

I. Contexte

[3] La demanderesse est âgée de 25 ans et prétend être citoyenne somalienne. Le 29 septembre 2014 ou vers cette date, elle et les membres de sa famille ont fui au Kenya après que ses deux frères auraient été tués par Al-Shabaab. En décembre 2014, la demanderesse a quitté le Kenya et est arrivée au Canada sans sa famille. Elle est entrée avec un passeport frauduleux.

[4] Peu de temps après, elle a présenté une demande d’asile. La SPR a rejeté sa demande d’asile le 14 avril 2015 pour le motif qu’elle n’avait pas établi de manière crédible son identité ou sa nationalité comme citoyenne de la Somalie. En appel, la Section d’appel des réfugiés [SAR] a conclu que la SPR avait commis une erreur dans certaines de ses conclusions sur la crédibilité, mais a soutenu que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour établir son identité et sa nationalité comme citoyenne de la Somalie. La SAR a rejeté son appel le 22 juillet 2015, et notre Cour a rejeté sa demande ultérieure d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[5] En janvier 2016, la demanderesse a commencé à travailler et a assumé différentes fonctions. Elle a aussi fait du bénévolat et, en juin 2016, elle a terminé ses études secondaires. En août 2016, elle a présenté une première demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été refusée le 22 mars 2017. Elle a ensuite présenté une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire), que l’agent a rejetée le 15 septembre 2020.

[6] En rejetant la demande d’asile de la demanderesse, l’agent a conclu qu’elle n’avait pas réfuté les conclusions sur la crédibilité formulées par la SPR à l’égard de son identité et de sa nationalité comme citoyenne de la Somalie et que cela était déterminant pour la question des difficultés. L’agent a accordé peu de poids à la preuve par affidavit présentée par la demanderesse, en soulignant qu’elle aurait dû demander des éléments de preuve à sa famille et à ses amis en Somalie et qu’elle n’avait pas déployé d’efforts raisonnables pour obtenir des documents auprès de sources gouvernementales. Relativement à l’établissement, l’agent a examiné les antécédents professionnels, scolaires et financiers de la demanderesse ainsi que des lettres de soutien d’amis au Canada, mais a conclu que l’établissement de la demanderesse ne dépassait pas ce à quoi l'on s’attendrait pendant sa période de résidence.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[7] La demanderesse a soulevé deux questions :

  • (a) L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation de l’identité de la demanderesse?

  • (b) L’agent a-t-il commis une erreur dans son évaluation de l’établissement de la demanderesse au Canada?

[8] Les parties font valoir que la norme de contrôle qui s’applique à la décision rendue par l’agent est celle de la décision raisonnable, ce avec quoi je suis d’accord (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Il n’existe aucune situation pour réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable : Vavilov, para 16 et 17.

[9] Pour effectuer un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, para 85 et 86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, para 2 et 31. Une décision raisonnable, lorsqu’elle est examinée dans son ensemble et compte tenu du contexte administratif, possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité : Vavilov, para 91 à 95, 99 et 100.

III. Analyse

A. L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation de l’identité de la demanderesse?

[10] La demanderesse fait valoir que l’agent a commis deux erreurs fondamentales dans l’analyse de son identité. Premièrement, elle fait valoir qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de se fonder sur les déclarations et les conclusions du commissaire de la SPR pour exprimer des doutes sur la crédibilité de la demanderesse alors que certaines conclusions ont été infirmées par la SAR. Deuxièmement, elle fait valoir que l’agent a imposé une charge de preuve trop élevée à la demanderesse et a appliqué un raisonnement incohérent à son examen de la preuve par affidavit présentée. Je suis d’accord avec chacun de ces arguments.

[11] Dans la décision, l’agent renvoie abondamment aux motifs de la SPR au sujet des doutes sur la crédibilité exprimés par le commissaire de la SPR quant à l’identité de la demanderesse. L’agent se sert de ces conclusions comme cadre de son appréciation de la crédibilité. Les passages cités comprennent des conclusions défavorables sur la crédibilité tirées par la SPR au sujet de la connaissance perçue de la demanderesse de la langue anglaise et les faits entourant son voyage au Canada, dont chacun a été jugé erroné par la SAR. L’agent ne souligne pas ces erreurs et il n’examine pas non plus la décision de la SAR. Il déclare seulement que [traduction] « la SAR a également conclu que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment de documents crédibles sur son identité et sa nationalité comme citoyenne de la Somalie ». L’agent poursuit en concluant que [traduction] « la demanderesse n’a pas fourni suffisamment de documents pour infirmer les conclusions de la SPR sur la crédibilité ».

[12] Le défendeur fait valoir que le renvoi à la décision de la SPR n’est rien de plus qu’un examen historique de la demande d’asile de la demanderesse. Toutefois, je n’admets pas cette explication. À mon avis, l’intégration par l’agent de six paragraphes complets de la décision de la SPR dans ses motifs démontre une intention de se fonder sur l’appréciation de la crédibilité du commissaire de la SPR pour définir son examen des éléments de preuve de la demanderesse sur l’identité. Je conviens avec la demanderesse qu’il n’est pas raisonnable que l’agent se fonde expressément sur les conclusions infirmées de la SPR et cela indique que l’agent ne s’est pas suffisamment penché sur la première appréciation de la crédibilité. Il en résulte une analyse qui n’est ni rationnelle ni raisonnable.

[13] Je conclus en outre que l’analyse de l’agent des éléments de preuve présentés par la demanderesse pour établir son identité était déraisonnable à certains égards.

[14] Premièrement, j’estime qu’il est incohérent que l’agent blâme la demanderesse parce qu’elle n’a pas présenté de preuve par affidavit de ses parents et de ses frères et sœurs qui résident actuellement en Somalie, tout en faisant fi du fait que ce type d’élément de preuve précisément (une lettre du père de la demanderesse) a déjà été rejeté lorsqu’il a été présenté avec les documents de la demanderesse à la SPR. Cela s’explique en partie par le lien de dépendance entre la demanderesse et son père, qui, comme l’a affirmé la SPR, [traduction] « détermine ce que dirait un père aimant ». La SPR a également souligné que le père n’avait rien présenté pour établir son identité. Compte tenu de ces conclusions, on ne peut pas s’attendre à ce que la demanderesse ait cherché à présenter de nouveau des éléments de preuve semblables pour appuyer sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[15] De plus, en se concentrant sur les éléments de preuve qui n’ont pas été présentés, l’agent s’est montré critique de manière déraisonnable à l’égard des éléments de preuve présentés par la demanderesse. Cela comprenait, notamment, des éléments de preuve de la tante de la demanderesse et d’un ami de la famille qui réside maintenant au Canada, mais qui déclare qu’il connaissait la demanderesse lorsqu’elle vivait en Somalie, notamment pendant la période soulignée par la SPR.

[16] La tante de la demanderesse a déclaré qu’elle la connaissait depuis toujours et a fourni des renseignements sur l’éducation de la demanderesse en Somalie. L’agent a écarté cet élément de preuve, déclarant que la tante n’avait pas [traduction] « objectivement démontré qu’elle connaissait la demanderesse depuis sa naissance » et qu’il n’y avait pas [traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant le lien familial ».

[17] De même, l’agent n’a pas tenu compte du témoignage sous serment de l’ami de la famille de la demanderesse pour le motif qu’il n’avait pas lui-même présenté suffisamment de documents pour établir sa propre identité comme ressortissant somalien ni présenté d’éléments de preuve qui corroborent son amitié avec le frère de la demanderesse.

[18] J’estime que ces critiques sont déraisonnables. Je ne suis pas d’accord, comme le prétend le défendeur, que les éléments de preuve présentaient des lacunes apparentes qui justifieraient une demande de corroboration aussi élaborée. À mon avis, l’approche des éléments de preuve adoptée par l’agent exigeait de ces personnes une norme de preuve plus élevée. Comme c’était le cas dans la décision Abdullahi c Canada, 2015 CF 1164, au paragraphe 14, cela « sent l’effort concerté pour rejeter ou minimiser la preuve au lieu de l’interpréter de manière juste et raisonnable ».

[19] Deuxièmement, je conviens qu’il était déraisonnable que l’agent se concentre sur les efforts déployés par la demanderesse pour obtenir des documents principaux de la Somalie vu les difficultés reconnues pour obtenir des documents d’identité somaliens et la dispense demandée par la demanderesse de fournir un passeport. Comme notre Cour l’a souligné dans la décision Warsame c Canada, 2019 CF 920, au paragraphe 50, « [i]l est de notoriété publique qu’il est pratiquement impossible d’obtenir des [traduction] “ pièces officielles ” de l’État somalien et que les demandeurs d’asile somaliens doivent recourir à des sources secondaires pour établir leur identité ». Même si l’agent s’est appuyé sur des éléments de preuve de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] indiquant que certaines preuves d’identité peuvent être obtenues dans de grandes villes comme Mogadiscio ou d’autres grandes villes, l’agent n’a pas tenu compte du fait que la demanderesse est présumée originaire d’un village rural situé loin de ces villes, qu’elle était à l’extérieur de la Somalie depuis l’âge de 18 ans et qu’il n’y a actuellement aucune ambassade somalienne au Canada. Il est difficile de savoir comment l’agent pouvait s’attendre à ce que la demanderesse tente d’obtenir des documents principaux d’identité somaliens et la décision ne démontre pas non plus qu’il a tenu compte de la situation de la demanderesse.

[20] À mon avis, ces conclusions sont suffisantes pour accueillir la demande et renvoyer l’affaire à un autre agent afin qu’il procède à un nouvel examen de tous les éléments de preuve et qu’il rende une nouvelle décision. Par conséquent, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de commenter l’analyse effectuée par l’agent de l’établissement.

IV. Conclusion

[21] La demande est accueillie.

[22] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et aucune question n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4797-20

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4797-20

 

INTITULÉ :

FARHIA MOHAMED OSMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Eve Sehatzadeh

 

Pour la demanderesse

 

Jocelyn Espejo-Clarke

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eve Sehatzadeh

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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