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Date : 20220725


Dossier : IMM-5954-21

Référence : 2022 CF 1096

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2022

En présence de l'honorable monsieur le juge Lafrenière

ENTRE :

FIRAS BOUZGARROU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Firas Bouzgarrou, sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’un agent de traitement des demandes [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] datée du 11 août 2021, refusant sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire soumises au sens de du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2] Le demandeur allègue entre autres que l’agent s’est mépris sur la preuve qui lui a été soumise et a ignoré des pièces au soutien de sa demande de pourvoi, rendant la décision déraisonnable.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Les faits

[4] Le demandeur est un citoyen de la Tunisie. Il arrive au Canada le 28 avril 2014 avec un visa de résident permanent. Dès son arrivée, il dépose une demande de parrainage pour son épouse qui était alors enceinte. Or, suivant la grossesse difficile de son épouse où la vie de l’enfant à naître était en danger, ainsi qu’un besoin d’être auprès de son épouse durant cette période délicate, le demandeur s’est vu contraint d’effectuer un retour anticipé en Tunisie après seulement quelques jours passés au Canada.

[5] Suivant de graves problèmes de santé et de développement dont était affligée sa fille à sa naissance, la maladie, la paralysie et le décès du beau-père du demandeur, ainsi que la grave dépression et le deuil de son épouse suite au décès de son père, le demandeur n’a pu respecter son obligation de résidence de 730 jours au Canada au sens de l’article 28 de la LIPR.

[6] Le 8 août 2018, le demandeur retourne au Canada. La journée même, une mesure de renvoi est émise contre lui pour avoir fait défaut à son obligation de résidence.

[7] Le 5 septembre 2018, le demandeur interjette appel de la mesure de renvoi auprès de la Section d’appel de l’immigration [SAI]. Bien que le demandeur ne conteste pas la validité de cette mesure, il demande que son appel soit accueilli compte tenu de ses circonstances personnelles et de l’intérêt supérieur de sa fille qui justifient la prise de mesures spéciales par la SAI. Dans l’intervalle, il continue à demeurer et travailler au Canada.

[8] La SAI estime que les problèmes médicaux de sa fille depuis sa naissance jusqu’à ce que sa situation se stabilise justifient raisonnablement que le demandeur se soit absenté du Canada. Cependant, elle conclut que les éléments positifs ne contrebalancent pas de façon suffisante les éléments négatifs qui sont présents dans le dossier, notamment le degré très important du manquement à l’obligation de résidence et le fait que le demandeur n’a pas démontré qu’il a tenté de revenir à la première occasion. L’appel du demandeur est rejeté le 26 novembre 2019. Le demandeur sollicite par la suite le contrôle judiciaire de cette décision.

[9] Le 12 décembre 2019, le demandeur dépose une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire.

[10] En attendant une décision relativement à sa demande de résidence permanente, le demandeur fait parvenir des mises à jour détaillées avec soumissions et pièces à l’appui, les 5 mai 2020, 11 août 2020, 31 décembre 2020, et 9 juin 2021. Cette dernière mise à jour porte à l’attention de l’agent le fait que la Cour avait rejeté, la veille, la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAI dans Bouzgarrou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 564.

III. Décision de l’agent

[11] Le 11 août 2021, l’agent conclut que les facteurs mentionnés dans la demande n’étaient pas suffisants pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire comme suit :

Tout d’abord, je suis très sensible à la situation du demandeur qui n’a pas été en mesure de remplir ses obligations en ce qui concerne le maintien de son statut de résident permanent au Canada. Je comprends qu’il y a parfois des événements dans nos vies qui ont pour effet de bouleverser notre monde entier et qui nous obligent à changer de cap. Le demandeur en a eu deux. Toutefois, ce recours représente une mesure exceptionnelle et concerne des cas non prévus par la Loi lorsqu’il est justifié de le faire. Il ne s’agit donc pas d’un autre moyen de demander la résidence permanente au Canada.

Ainsi, je suis sensible aux conditions médicales de la fille du demandeur, Farah. Bien que les contributions de M. Bouzgarrou méritent un poids positif, les preuves fournies ne me persuadent pas qu’elles sont indispensables au bien-être de Farah. En d’autres termes, un rejet de cette demande n’empêchera pas les besoins de Farah d’être satisfaits.

En ce qui concerne son établissement au Canada, j’ai pu accorder du poids positif au fait que le demandeur a acquis de l’expérience de travail professionnel au Canada. De plus, je suis persuadé qu’il a pu établir certains liens au Québec. Si ces éléments pèsent favorablement, des réserves sont émises quant à ses finances et à sa participation à la vie de sa communauté. Dans l’ensemble, j’accorde un poids moyen à son établissement au Canada.

En matière du risque et des conditions défavorables dans son pays d’origine, j’avoue qu’il y aura une période d’adaptation si jamais le demandeur retournera en Tunisie. En même temps, il n’a fourni que très peu de détails sur son mode de vie auparavant pour me convaincre que les épreuves qui entourent cette adaptation seraient trop difficiles pour lui advenant un retour. Par conséquent, je ne peux accorder qu’un poids très faible à cet égard.

En conclusion, même si j’ai pu accorder des considérations favorables à certains aspects examinés ci-dessus, elles étaient limitées à cause de l’absence d’informations. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que le poids collectif de ces facteurs soit assez suffisant pour que je puisse accorder une exemption en vertu des circonstances d’ordre humanitaire. La demande est refusée.

IV. Norme de contrôle

[12] Il est bien établi que la décision d’accorder ou non une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1041 au para 9, citant (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 16-17; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 10, 44).

[13] Compte tenu de la décision Vavilov, afin de déterminer si une décision est raisonnable, une cour de révision doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, étant la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov au para 99). D’autant plus, une décision raisonnable est celle « qui se justifie au regard des faits ».

V. Analyse

[14] Le demandeur soumet qu’il a déposé de nombreux éléments de preuve au soutien de son intégration professionnelle, économique et sociale lesquels n’ont pas été considérés par l’agent, rendant sa décision déraisonnable. L’agent aurait de plus manqué de compassion à plusieurs égards dans son analyse, contrairement aux exigences de la Cour suprême du Canada à cet égard édictées dans l’arrêt Kanthasamy. Étant donné la réponse que je donne au premier argument, je n’aborderai pas le deuxième.

[15] Il faut d’abord rappeler qu’il revient à l’agent de prendre en considération la preuve versée au dossier et de lui accorder le poids qu’elle mérite (Vavilov au para 125). De plus, il y a présomption que l’agent a considéré et soupesé l’entièreté de la preuve soumise devant elle.

[16] Il convient de noter que les motifs de la décision qui fait l’objet du présent recours sont bien étayés. Cependant, certains éléments de preuves ne semblent pas avoir été considérés lors du processus de prise de décision par l’agent. Le demandeur confirme sous serment que quatre mises à jour ont été soumises à l’IRCC avant que la décision soit prise. Or, la dernière mise à jour ne se retrouve pas dans le dossier certifié du tribunal et aucune mention des trois dernières mises à jour n’est faite par l’agent dans sa décision.

[17] De plus, en ce qui concerne l’intégration du demandeur au Canada, quoi que l’agent a accordé un poids positif au fait que le demandeur a obtenu du travail en notant qu’il est à l’emploi de la société CAD Railway Industries ltd [CAD Railway] depuis le 8 avril 2019, la preuve au dossier démontre toutefois que le demandeur travaille au Canada depuis le 13 août 2018 et qu’il a travaillé à temps plein pour CAD Railway depuis le mois de novembre 2018. Il a aussi travaillé à temps partiel depuis mars 2019 comme préposé à la clientèle chez Ultramar, et depuis le 14 septembre 2020, comme ouvrier général chez ManPower.

[18] Le défendeur prétend que l’agent, a assurément nommé l’emploi avec CAD Railway pour souligner la lettre élogieuse de son employeur, et qu’il est présumé que l’agent a pris en considération tous ses autres emplois, ainsi que les lettres d’appui. L’étude du dossier démontre plutôt que l’agent aurait négligé, vraisemblablement par erreur, des éléments de preuve probants dans son analyse de l’intégration professionnelle du demandeur au Canada.

[19] Bien que je ne puisse dire si les mises à jour auraient eu une influence sur l’issue de la décision, le fait que l’agent n’en a pas tenu compte dans sa décision constitue une atteinte au droit à une audition équitable, tel que reconnu par le procureur du défendeur à l’audience.

[20] Compte tenu de ce qui précède, je souscris à l’argument du demandeur selon lequel cette décision ne possède pas les attributs d’une décision raisonnable.

VI. Conclusion

[21] La demande de contrôle judiciaire est accordée et l’affaire est renvoyée à IRCC pour qu’un autre agent reconsidère la demande de résidence permanente du demandeur.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5954-21

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée.
  2. L’affaire est renvoyée à l’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour qu’un autre agent reconsidère la demande de résidence permanente fondée sur les considérations d’ordre humanitaire du demandeur.
  3. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

[en blanc]

« Roger R. Lafrenière »

En blanc/In blank

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5954-21

INTITULÉ :

FIRAS BOUZGARROU c LE MINISTRE DE LA CITOYONNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LAFRENIÈRE

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JUILLET 2022

COMPARUTIONS :

Me Guillaume Cliche-Rivard

Pour le demandeur

Me Suzanne Trudel

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cliche-Rivard Avocats inc.

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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