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Date : 20220719


Dossier : IMM-1712-21

Référence : 2022 CF 1074

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

HIRA NAZ

SALMA MURIEL

HADDEN CHRIST

AQUEENA CARMEL BRAGANZA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Pour être admissible à l’asile au Canada, le demandeur d’asile doit être exposé à de la persécution ou à un risque dans chacun des « pays dont il a la nationalité ». Il s’agit généralement d’un pays dont le demandeur a la citoyenneté. Cela dit, cela peut aussi comprendre un pays de citoyenneté potentielle lorsque le demandeur, au moment de l’audience, peut prétendre à la citoyenneté sous réserve qu’il fasse des démarches qui relèvent de lui. À l’opposé, un pays dont le demandeur d’asile a la citoyenneté ne sera pas considéré comme un pays dont il a la nationalité si un obstacle important empêche celui-ci de faire valoir son droit, que lui confère la citoyenneté, de se réclamer de la protection de l’État.

[2] La Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que l’Inde est un pays dont Hira Naz a la nationalité, bien qu’il soit citoyen du Pakistan et non de l’Inde. Elle a tiré cette conclusion au motif que les lois indiennes prévoient que M. Naz peut obtenir la citoyenneté indienne s’il est parrainé par son épouse indienne, Salma Muriel, et s’il réside en Inde pendant sept ans. Par conséquent, la SAR a examiné la demande d’asile de M. Naz par rapport à l’Inde, plutôt qu’au Pakistan, et elle a conclu que le demandeur n’avait pas droit à l’asile. Cette conclusion a eu une incidence défavorable importante également sur les demandes d’asile de Mme Muriel et de ses enfants. M. Naz et sa famille demandent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conviens avec les demandeurs que la décision de la SAR était déraisonnable. En prenant en considération la possibilité pour M. Naz d’obtenir la citoyenneté, la SAR a appliqué de manière déraisonnable la norme de l’« obstacle important » eu égard à l’exercice de droits existants conférés par la citoyenneté. Or la SAR n’a pas évalué raisonnablement la question de savoir si M. Naz avait, au moment de l’audience, un droit à la citoyenneté qui dépendait de sa volonté. Je conclus qu’il est déraisonnable d’envisager que la capacité d’obtenir la citoyenneté dans un horizon de sept ans, dans la mesure où celle-ci est tributaire du maintien de la relation matrimoniale tout au long de la période, puisse constituer un droit à la citoyenneté au moment de l’audience ou encore un droit à la citoyenneté dépendant de la volonté de M. Naz.

[4] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. L’appel interjeté par la famille est renvoyé à la SAR pour nouvelle décision.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[5] Les demandeurs soulèvent une seule question : la SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que l’Inde était un pays dont M. Naz avait la nationalité?

[6] Les parties s’entendent pour dire que la décision de la SAR est assujettie à la norme de la décision raisonnable. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25. Phuntsok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1110 au para 9. Suivant cette norme, la Cour doit faire le contrôle de la décision et des motifs dans leur ensemble, afin de juger si, au vu du dossier et des observations des parties, la décision présente le degré voulu de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Vavilov, aux para 91, 99-107, 125-128. Parmi les contraintes juridiques qui ont une incidence sur une décision figurent le régime législatif applicable et tout précédent contraignant sur la question : Vavilov, aux para 108‑112.

III. Analyse

A. Les pays dont le demandeur a la nationalité et les demandes d’asile

[7] Les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) jettent les fondements de la protection des réfugiés au Canada. Ces articles exigent la prise en considération de la persécution, des menaces ou des risques auxquels s’expose un demandeur d’asile dans chacun des pays dont il a la nationalité ou, s’il n’a la nationalité d’aucun pays, dans le pays où il avait sa résidence habituelle :

Définition de réfugié

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays; ni

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

[…]

[…]

[les alinéas 97(1)a) et b) énoncent les risques et les menaces pertinents]

[paragraphs 97(1)(a) and (b) set out the relevant dangers and risks]

[Je souligne.]

[Non souligné dans l’original.]

[8] La protection des réfugiés se veut une mesure « auxiliaire » qui n’entre en jeu qu’en l’absence de protection de la part du pays d’origine : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, aux p 709, 752. Même si la définition du terme « réfugié au sens de la Convention » ne fait référence qu’à un seul « pays dont le demandeur a la nationalité », la Cour suprême du Canada a reconnu qu’il incombe au demandeur d’asile de montrer qu’il s’expose à de la persécution dans « chaque pays dont il a la nationalité » : Ward, à la p 751. Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer dans l’arrêt Williams, cette notion est aujourd’hui expressément intégrée à la LIPR par la mention « tout pays dont [la personne] a la nationalité » à l’article 96 et à l’article 97 : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Wiliams, 2005 CAF 126 [Williams] au para 20.

[9] Dans l’arrêt Williams, la Cour d’appel fédérale a confirmé que le terme « pays dont la personne a la nationalité » comprend les « pays de nationalité potentielle » s’il est démontré qu’au moment de l’audience, le demandeur a le droit d’acquérir la citoyenneté d’un pays : Williams, aux para 19-21, 25. Dans cette affaire, il était question d’un citoyen du Rwanda qui pouvait ravoir la citoyenneté ougandaise à condition qu’il renonce à sa citoyenneté rwandaise. La Cour devait trancher la question de savoir si l’Ouganda, dont le demandeur n’était pas citoyen au moment de l’audience, était un « pays dont il avait la nationalité » aux fins de l’application des articles 96 et 97 de la LIPR : Williams, aux para 1-4. La Cour d’appel a conclu que tel était le cas.

[10] Ce faisant, la Cour d’appel a endossé le raisonnement du juge Rothstein, alors juge de la Cour, dans l’affaire Bouianova c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 67 FTR 74. La Cour d’appel a décrit en ces termes la conclusion tirée par le juge Rothstein dans la décision Bouianova :

[…] si, au moment de l’audience, le demandeur a le droit d’acquérir la citoyenneté d’un pays déterminé en raison de son lieu de naissance et que cette acquisition peut se matérialiser par l’accomplissement de simples formalités, ne permettant pas ainsi à l’État en question de refuser de lui accorder la qualité revendiquée, le demandeur est censé se réclamer de la protection de cet État et se verra refuser la qualité de réfugié au Canada sauf s’il démontre qu’il craint avec raison d’être persécuté également dans cet autre pays dont il a la nationalité.

[Non souligné dans l’original; Williams, au para 21.

[11] La Cour d’appel a souscrit en particulier au critère du « contrôle » adopté par le juge Rothstein pour établir le droit d’un demandeur d’acquérir la citoyenneté. La Cour a souligné que, bien que des expressions comme « par l’accomplissement de simples formalités » et « acquisition de la citoyenneté de plein droit » avaient été utilisées, il était préférable de formuler le critère en introduisant la question de savoir si l’obtention de la citoyenneté relève du contrôle du demandeur. La Cour a précisé que le « véritable critère » est le suivant : « s’il est en son pouvoir d’obtenir la citoyenneté d’un pays pour lequel il n’a aucune crainte fondée d’être persécuté, la qualité de réfugié sera refusée au demandeur » [non souligné dans l’original] : Williams, au para 22. Suivant ce critère, même si le demandeur d’asile doit prendre des actions supplémentaires (à savoir renoncer à la citoyenneté rwandaise, dans le cas de M. Williams), un pays est un pays dont le demandeur d’asile a la nationalité dès lors que le demandeur a la faculté d’en obtenir la citoyenneté : Williams, aux paras 26-27.

[12] À la suite de l’arrêt Williams, différentes affaires ont soulevé la question de savoir à quel moment l’on peut considérer que l’obtention de la citoyenneté dans un pays relève du demandeur d’asile. Dans l’affaire Khan, le juge Lemieux a conclu que, dans le cas où la loi d’un pays confère à ce dernier le droit discrétionnaire d’accorder ou de refuser la citoyenneté, la question est hors du contrôle du demandeur d’asile : Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 583 aux para 19-21. Dans l’affaire Dolma, la juge Tremblay-Lamer a reconnu que, même lorsqu’il existe un droit juridique à la citoyenneté, la reconnaissance de la citoyenneté ne relève pas du pouvoir du demandeur dans la mesure où il n’est pas certain dans les faits qu’un pays reconnaîtra la citoyenneté : Dolma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 703 aux para 14, 32-34. Dans l’affaire Sangmo, le juge Fothergill a conclu que la nécessité d’avoir recours à du soutien juridique et celle d’engager des dépenses étaient incompatibles avec la notion d’acquisition automatique de la citoyenneté : Sangmo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 17 aux paras 20-21.

[13] Ces affaires concernent deux situations différentes et soulèvent donc deux questions différentes au regard de la notion de contrôle. Dans la première situation, qui se posait dans les affaires Williams et Khan, le demandeur n’a pas la citoyenneté, et la question est de savoir si l’obtention de la citoyenneté dépend de sa volonté. Dans la seconde situation, qui se posait dans les affaires Dolma et Sangmo, le demandeur a la citoyenneté légale ou à tout le moins y a droit, et la question est de savoir s’il existe dans les faits des obstacles tels que le demandeur n’a pas le contrôle sur la reconnaissance de sa citoyenneté.

[14] La Cour d’appel fédérale s’est penchée sur la seconde situation dans l’affaire Tretsetsang c Canada (Citiyenneté et Immigration), 2016 CAF 175, autorisation d’appel refusée, 2017 CanLII 4176 (CSC). Tout comme dans les affaires Dolma et Sangmo, il était question dans l’affaire Tretsetsang d’une personne d’origine ethnique tibétaine née en Inde. Étant né en Inde, M. Tretsetsang avait la nationalité indienne en vertu du Citizenship Act du pays. L’appelant faisait toutefois valoir que, bien qu’il n’ait pas déployé d’efforts en ce sens, il lui aurait été difficile de faire reconnaître sa citoyenneté auprès des autorités indiennes : Tretsetsang, aux para 14-17, 74-76. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que l’omission de M. Tretsetsang de prendre des mesures pour faire reconnaître sa citoyenneté indienne avait porté un coup fatal à l’argument selon lequel l’Inde ne devait pas être considérée comme un pays dont il avait la nationalité : Tretsetsang, au para 70.

[15] Les trois juges de la Cour d’appel ont réaffirmé le critère relatif au contrôle énoncé dans l’arrêt Williams : Tretsetsang, aux para 6, 67. Ils ont également confirmé que, même lorsque le demandeur d’asile a la citoyenneté ou le droit légal à la citoyenneté, il se peut que le pays ne soit pas un « pays dont il a la citoyenneté » si des obstacles importants l’empêchent d’exercer les droits y afférents, en particulier celui de se réclamer de la protection de l’État : Tretsetsang, aux para 31-32, 37-39, 66-67. Cela dit, la Cour s’est demandé si la loi imposait au demandeur d’asile de prendre des mesures raisonnables pour surmonter lesdits obstacles.

[16] Les juges Ryer et Webb, majoritaires, ont conclu que tel était le cas. Selon eux, pour établir qu’un pays dont il a la citoyenneté n’est pas pour autant un « pays dont il a la nationalité », le demandeur d’asile doit remplir un critère à deux volets :

[…] le demandeur qui invoque un obstacle à l’exercice de son droit à la citoyenneté dans un pays donné doit établir selon la prépondérance des probabilités :

a) qu’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il l’empêche d’exercer son droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté dans le pays dont il a la nationalité;

b) qu’il a fait des efforts raisonnables pour surmonter l’obstacle, mais que ces efforts ont été vains et qu’il n’a pu obtenir la protection de l’État.

[Non souligné dans l’original; Tretsetsang, au para 72].

[17] Le juge Rennie, dissident, a reconnu la pertinence de l’omission de prendre des mesures raisonnables, deuxième volet du critère énoncé par les juges majoritaires, mais il était d’avis que celle-ci devait être évaluée en fonction de la preuve et des inférences à en tirer, et non en tant que critère juridique indépendant : Tretsetsang, aux para 37-40, 53-55. Dans sa dissidence, le juge Rennie a également procédé à un examen plus large des situations décrites précédemment, confirmant la jurisprudence au regard de l’existence d’un pouvoir discrétionnaire, notamment la décision Khan : Tretsetsang, aux para 39-40.

[18] Il importe de souligner que l’affaire Tretsetsang concernait un demandeur d’asile reconnu comme citoyen en droit, et qu’il était question de savoir si les autorités reconnaîtraient les droits que lui conférait sa citoyenneté. Le critère à deux volets énoncé par les juges majoritaires, en particulier l’existence d’un « obstacle important », s’applique pour établir si un demandeur d’asile est en mesure de se prévaloir de droits légaux existants conférés par la citoyenneté. Comme l’ont mentionné les juges majoritaires, « un pays de nationalité […] ne s’entend pas [d’un pays dont le demandeur est citoyen, mais] dont la protection est acquise par suite d’obstacles importants » [non souligné dans l’original] : Tretsetsang, au para 67; Phuntsok, au para 15.

[19] Ultérieurement, la Cour a invoqué l’arrêt Tretsetsang dans les affaires de ce type, c’est-à-dire dans lesquelles un réfugié qui, bien qu’il soit citoyen d’un État, affirme que des obstacles importants l’empêche de se prévaloir du droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté. Dans bien des cas, ces affaires concernaient des personnes d’origine ethnique tibétaine nées en Inde : voir, p. ex., Namgyal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1060; Yeshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1153; Yalotsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 563; Phuntsok; Tsering c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1190; Nyinjey c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 505.

[20] Or à la lecture de l’arrêt Tretsetsang, il m’apparaît que les juges majoritaires n’avaient pas l’intention de modifier le critère lié au « contrôle » qui est énoncé dans l’arrêt Williams au regard de l’obtention de la citoyenneté. Ils ne remettaient pas non plus en question le résumé qu’avait fait le juge Rennie pour étayer l’application de l’arrêt Williams dans la jurisprudence, notamment dans la décision Khan. Le juge Grammond est récemment parvenu à la même conclusion, affirmant que l’« obligation d’un demandeur d’asile d’entreprendre des démarches en vue d’obtenir la citoyenneté d’un autre pays n’existe que s’il est établi qu’il a le droit, selon les lois de ce pays, d’en acquérir la citoyenneté » : Wassmer de Aguirre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 382 aux para 9-10, citant Tretsetsang, au para 39.

[21] En résumé, je conviens avec M. Naz que deux questions découlent essentiellement des arrêts Williams et Tretsetsang : 1) Le demandeur d’asile a-t-il actuellement la citoyenneté, ou un droit légal à la citoyenneté qu’il lui incombe de faire valoir et qui n’est pas à la discrétion des autorités? 2) Le cas échéant, le demandeur d’asile a-t-il établi a) qu’il existe un obstacle important l’empêchant d’exercer son droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté et b) qu’il a fait des efforts raisonnables pour surmonter l’obstacle, mais que ces efforts ont été vain?

B. La décision de la SAR

[22] En l’espèce, la SAR devait examiner une situation semblable à celle observée dans les affaires Williams et Khan, à savoir le cas d’un demandeur d’asile non citoyen d’un pays de nationalité potentielle. M. Naz, qui est chrétien, soutient qu’il est exposé à la persécution de la part de Lashkar-e-Taiba au Pakistan, où il est accusé de blasphème contre l’islam et où une fatwa a été prononcée contre lui. La SAR n’a pas analysé l’allégation de crainte de persécution au Pakistan de M. Naz, ayant conclu que l’Inde était pour ce dernier un pays de référence, c’est-à-dire un pays dont il a la nationalité.

[23] La SAR a conclu que la Citizenship Act de l’Inde prévoit qu’une personne peut être enregistrée comme citoyenne si elle est mariée à un citoyen de l’Inde et a résidé habituellement en Inde pendant sept ans avant de présenter sa demande d’enregistrement. La SAR a souligné que M. Naz est marié à Mme Muriel, et qu’il répondrait donc à cette exigence après avoir résidé en Inde pendant sept ans. La SAR a également conclu que, en tant qu’époux d’une citoyenne indienne, M. Naz pourrait entrer en Inde au titre d’un visa dont la durée peut être prolongée, de sorte qu’il pourrait résider en Inde durant la période prescrite.

[24] La SAR a invoqué le critère relatif au contrôle énoncé dans l’arrêt Williams, ainsi que le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Tretsetsang pour établir l’existence d’un obstacle à l’exercice des droits conférés par la citoyenneté. La SAR a conclu que M. Naz n’avait pas établi « qu’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il l’empêche d’exercer ses droits de citoyenneté en Inde », de sorte que le premier volet du critère énoncé dans Tretsetsang n’était pas rempli. Elle a ainsi conclu que M. Naz disposait du droit à la citoyenneté en Inde.

[25] Ayant tiré cette conclusion, la SAR s’est penchée sur la demande d’asile de la famille au regard de l’Inde. Elle a conclu que la famille n’avait pas de crainte bien fondée de persécution en Inde, pour différents motifs non contestés en l’espèce. Étant donné que M. Naz n’avait pas de crainte bien fondée de persécution dans chacun des pays dont il avait la nationalité, il était inutile que la SAR se penche sur sa demande d’asile au regard du Pakistan.

[26] Bien que la SAR ait examiné les demandes d’asile de la famille relativement à l’Inde de manière générale, ayant conclu que l’Inde était un pays dont M. Naz avait la nationalité, elle ne s’est pas penchée sur les allégations de Mme Muriel et sa fille concernant la persécution fondée sur le sexe auxquelles elles s’exposaient dans l’éventualité où elles rentraient en Inde sans protection de la part de M. Naz.

C. La décision de la SAR est déraisonnable

[27] Je suis d’avis que l’analyse faite par la SAR est déraisonnable, en ce qu’elle ne respecte pas les contraintes juridiques qui ont une incidence sur celle-ci, en particulier la jurisprudence dont il a été question précédemment : Vavilov, au para 112.

[28] La SAR a appliqué le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Tretsetsang et en a conclu qu’il n’existait pas d’« obstacles importants » de nature à empêcher M. Naz « d’exercer ses droits [conférés par la] citoyenneté » en Inde. Or, M. Naz n’a actuellement pas de droits conférés par la citoyenneté en Inde. Il a peut-être le droit d’entrer en Inde et d’y résider en tant qu’époux de Mme Muriel, mais cela ne lui donne pas de droits conférés par la citoyenneté. Comme il est expliqué précédemment, le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Tretsetsang s’applique dans les cas où le demandeur d’asile a un droit existant à la citoyenneté et où il est question d’établir s’il existe des obstacles à l’exercice des droits que confère la citoyenneté. La SAR semble en convenir lorsqu’elle affirme que l’arrêt Tretsetsang s’applique, « comme les autorités gouvernementales ne se conforment pas toujours aux lois sur la citoyenneté ». Néanmoins, la SAR a appliqué le critère à la situation de M. Naz, qui n’a ni la citoyenneté ni de droit existant à la citoyenneté. Elle n’a ainsi pas appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Williams.

[29] La SAR ne s’est pas demandé si l’obtention de la citoyenneté dépendait de la volonté de M. Naz ni s’il avait droit à la citoyenneté « au moment de l’audience ». Dans son analyse, la SAR a plutôt cherché à savoir s’il y avait des « obstacles » à l’obtention de la citoyenneté indienne, et s’il y avait des obstacles importants à l’exercice des droits conférés par la citoyenneté.

[30] Selon sa propre analyse, la SAR a conclu que M. Naz serait en mesure de respecter les dispositions du Citizenship Act de l’Inde « après avoir résidé dans ce pays pendant sept ans », présumément tout en demeurant marié à Mme Muriel. Dans la mesure où la SAR a conclu, implicitement, qu’il relevait du pouvoir de M. Naz d’obtenir la citoyenneté, conclusion que l’arrêt Williams pose comme nécessaire pour établir que l’Inde est un pays dont le demandeur a la nationalité, je suis d’avis que cette conclusion était déraisonnable. Je suis de cet avis pour deux raisons. Premièrement, on ne saurait affirmer qu’il relève du « contrôle » de quiconque de demeurer marié pendant sept ans. Deuxièmement, et plus important encore, la SAR semble accepter que des droits éventuels conférés par la citoyenneté dans un avenir lointain constituent un facteur déterminant dans l’analyse du risque courant, aux fins de l’application des articles 96 et 97 de la LIPR. Cette façon de voir les choses ne correspond pas à la nature de l’analyse du risque devant être réalisée pour trancher une demande d’asile.

[31] Pour trancher une demande d’asile, il convient d’examiner le risque de persécution ou le danger dans l’avenir, à la lumière des éléments de preuve concernant les expériences passées et des conditions existantes dans le pays. L’examen d’une demande d’asile est mené au moment où la décision est rendue quant à celle-ci, c’est-à-dire à la date de l’audience : Mileva c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 CF 398 (CA) à la p 404; Kabengele c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 2000 CanLII 16629 (CF) au para 25; Vera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 189 au para 12. Il est incompatible avec ce principe d’examiner une demande d’asile en se fondant sur les conditions courantes en Inde, d’après l’éventuelle capacité du demandeur d’asile d’obtenir la citoyenneté sept ans plus tard.

[32] Il est à souligner que, dans l’arrêt Williams, la Cour d’appel a précisé que le critère lié au contrôle exige que le demandeur ait le droit d’acquérir la citoyenneté « au moment de l’audience » : Williams, aux para 19, 21. La Cour d’appel l’a récemment affirmé de nouveau, citant Williams pour faire valoir que le principe selon lequel le demandeur d’asile doit démontrer qu’il craint avec raison d’être persécuté dans chaque pays dont il a la nationalité s’applique dans les cas où, au moment de l’audition de la demande, le demandeur a le droit d’acquérir la citoyenneté d’un pays donné : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bafakih, 2022 CAF 18 au para 33. Bien que ce droit puisse être subordonné à la prise de mesures qui relèvent du demandeur, ce qui peut comprendre de « simples formalités » ou la renonciation à la citoyenneté d’un autre pays, je ne peux conclure que l’arrêt Williams étend le concept de « pays dont le demandeur a la nationalité » à ceux dont la citoyenneté pourrait être obtenue dans un avenir lointain.

[33] Je conclus ainsi que l’analyse faite par la SAR n’était pas conforme avec la démarche présentée dans les arrêts Williams et Tretsetsang. En ne se demandant pas si, au moment de l’audience, M. Naz avait la citoyenneté indienne ou avait droit à la citoyenneté indienne et qu’il était en son pouvoir de faire valoir ce droit, la SAR a attribué à M. Naz la nationalité d’un pays à laquelle il ne pouvait raisonnablement pas prétendre. Cette erreur s’est répercutée sur l’analyse des demandes d’asile présentées par les autres demandeurs. La décision de la SAR est donc déraisonnable et doit être annulée.

[34] Ayant tiré cette conclusion, il n’y a pas lieu que je me penche sur l’argument de M. Naz selon lequel la SAR a déraisonnablement omis de se demander si le Citizenship Act de l’Inde donne aux autorités indiennes un pouvoir discrétionnaire dans la décision d’accorder la citoyenneté, de sorte que l’obtention de la citoyenneté ne relève plus de lui. Toutefois, je souligne que la Section de la protection des réfugiés a conclu à l’absence de pouvoir discrétionnaire conféré par la loi indienne et que M. Naz n’a pas remis cette conclusion en question devant la SAR, ce qui est peut-être la raison pour laquelle cette dernière n’a pas examiné cette question de manière indépendante.

IV. Conclusion

[35] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’appel des demandeurs est renvoyé à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

[36] Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je conviens qu’aucune question remplissant le critère de certification ne se pose en l’espèce.


JUGEMENT DANS L’AFFAIRE IMM-1712-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’appel des demandeurs est renvoyé à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Tremblay


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1712-21

 

INTITULÉ :

HIRA NAZ ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 avril 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Samuel Plett

POUR LES DEMANDEURS

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Desloges Law Group Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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