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Date : 20220725


Dossier : IMM-370-21

Référence : 2022 CF 1101

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 juillet 2022

En présence de madame la juge Henegan

ENTRE :

BILL ULOMOGIARIE BLOCKER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

MOTIFS ET JUGEMENT

[1] M. Bill Ulomogiarie Blocker (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision que la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rendue le 2 décembre 2020. Dans cette décision, la SAI a rejeté l’appel du demandeur à l’encontre de la décision par laquelle un agent (l’agent) avait refusé la demande qu’il avait présentée en vue de parrainer son épouse, Mme Rebecca Aigbekaen Blocker, afin qu’elle obtienne la résidence permanente au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS 2002-227 (le Règlement).

[2] Les faits et les renseignements qui suivent sont tirés du dossier certifié du tribunal (le DCT) et des affidavits que les parties ont déposés. Le demandeur a déposé l’affidavit de Mme Qamar Yasmeen Tyyebi, daté du 18 février 2021, qui renvoie à plusieurs pièces. Le défendeur a déposé l’affidavit de Mme Carmelita Butts, souscrit le 28 septembre 2021, avec en pièce jointe une transcription de l’audience de la SAI.

[3] Le demandeur, un ressortissant du Nigeria, est devenu citoyen canadien en 2000.

[4] Le 27 février 2006, le demandeur et Mme Enabulele Emwenghomwen Charity Blocker se sont mariés à Benin City, au Nigeria. Le mariage n’a pas duré.

[5] Le 12 juin 2012, le demandeur et Mme Rebecca Aigbekaen Blocker « se sont mariés ».

[6] Le 22 octobre 2012, le demandeur a présenté une demande en vue de parrainer Mme Rebecca Aigbekaen Blocker afin qu’elle obtienne la résidence permanente à titre de membre de la catégorie du regroupement familial. Cette demande a été rejetée le 30 juin 2013, conformément au sous-alinéa 133(1)g)i) et au paragraphe 4(1) du Règlement, au motif que l’agent des visas n’était pas convaincu de l’authenticité du mariage et que le demandeur avait manqué à un engagement de parrainage antérieur.

[7] Le demandeur a interjeté appel devant la SAI. Dans une décision datée du 20 avril 2016, son appel a été rejeté. La SAI a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté les conclusions antérieures, à savoir que son « mariage » avec Mme Rebecca Aigbekaen Blocker avait été conclu à des fins d’immigration et qu’il n’était pas authentique.

[8] Le demandeur a déposé une autre demande de parrainage le 29 avril 2019. Elle a été rejetée le 28 janvier 2020, au motif que le demandeur avait manqué à un engagement antérieur, que le « mariage » n’était pas authentique et qu’il avait été conclu principalement à des fins d’immigration.

[9] De nouveau, le demandeur a interjeté appel devant la SAI. Une audience a été prévue le 24 novembre 2020.

[10] La preuve dont disposait la SAI en vue de l’audience prévue le 24 novembre 2020 comprenait un certificat de divorce délivré par le tribunal coutumier de l’État d’Edo, à Ologbo, attestant que le demandeur avait divorcé de Mme Enabulele Emwenghomwen Charity Blocker le 20 juillet 2016. Elle comprenait également un certificat de mariage attestant que le demandeur avait épousé Mme Rebecca Aigbekaen Blocker le 30 juillet 2016 à Benin City, au Nigeria.

[11] Avant l’audition de cet appel, le défendeur est intervenu pour en demander le rejet au motif qu’il s’agissait d’une chose jugée.

[12] Le demandeur a formulé des observations de vive voix sur la question de l’autorité de la chose jugée, mais il n’a pas été autorisé à présenter des observations sur le fond de l’appel. Il a soutenu qu’il ne s’agissait pas d’une chose jugée.

[13] La SAI n’a pas entendu l’affaire sur le fond et, dans une décision datée du 2 décembre 2020, elle a rejeté l’appel au motif qu’il s’agissait d’une chose jugée.

[14] La SAI a conclu qu’un tribunal différemment constitué avait tranché la même question, soit celle de l’authenticité du « mariage », dans la décision rendue le 20 avril 2016.

[15] La décision du 2 décembre 2020 est celle qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[16] Dans ses observations initiales à propos de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a fait valoir que la SAI avait porté atteinte à son droit à l’équité procédurale en refusant d’entendre l’affaire sur le fond.

[17] Le demandeur a en outre soutenu que la décision de la SAI était déraisonnable.

[18] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le défendeur) a soutenu qu’il n’y avait pas eu atteinte à l’équité procédurale et que la SAI avait raisonnablement appliqué le principe de l’autorité de la chose jugée.

[19] L’audition de la présente demande de contrôle judiciaire a été ajournée le 7 décembre 2021 pour permettre aux parties de répondre à la directive suivante :

[traduction]
Les avocats sont invités à répondre à la question suivante : la SAI a-t-elle raisonnablement appliqué le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée si une erreur factuelle manifeste a été commise à l’égard du statut du « mariage » de 2012 entre le demandeur et Rebecca Aigbekaen Blocker?

[20] Les parties ont déposé des observations supplémentaires, y compris une réponse de la part du demandeur.

[21] Dans ses observations supplémentaires, le demandeur soutient qu’en dépit de la preuve selon laquelle son premier « mariage » avec Mme Rebecca Aigbekaen Blocker a été célébré avant son divorce d’avec sa précédente épouse, la décision qu’a prise la SAI d’appliquer le principe de l’autorité de la chose jugée était déraisonnable, car la première condition de ce principe n’était pas satisfaite.

[22] Le demandeur soutient également que, si le premier « mariage » avec Mme Rebecca Aigbekaen Blocker était invalide, il ne pouvait pas être considéré comme un mariage « authentique » aux fins de l’application de la Loi et du Règlement. Par ailleurs, il soutient que la décision est déraisonnable, parce que la SAI n’a pas compris la preuve concernant le statut de son premier « mariage ».

[23] Le défendeur a avancé plusieurs arguments dans ses observations supplémentaires, sans abandonner sa position initiale, à la fois par écrit et, le 7 décembre 2021, de vive voix.

[24] Le défendeur soutient que la SAI a raisonnablement appliqué le principe de l’autorité de la chose jugée, que le [traduction] « même » mariage est en cause, et que le demandeur a fait une fausse déclaration concernant le statut de son mariage lorsqu’il a présenté la première demande de parrainage de son épouse actuelle. Il soutient également que la présente demande ne doit pas être entendue parce que le demandeur n’avait pas les mains propres lorsqu’il a comparu devant la SAI en 2016.

[25] Dans ses observations, rédigées en anglais, le défendeur a employé le terme « relationship » (« relation » en français). Ce n’est pas celui qui est employé dans la version anglaise de la Loi et du Règlement. Le paragraphe 4(1) du Règlement est pertinent et prévoit ce qui suit :

Mauvaise foi

Bad faith

4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership

  • a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

  • b) n’est pas authentique.

  • (a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

  • (b) is not genuine.

[26] Toute question relative à l’équité procédurale est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte; voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339.

[27] Le bien-fondé de la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément aux directives formulées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, [2019] 4 RCS 653.

[28] Lorsqu’elle apprécie le caractère raisonnable, la Cour doit se demander si la décision à l’examen « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci »; voir Vavilov, précité, au paragraphe 99.

[29] Il n’est pas nécessaire que je traite des arguments du demandeur à propos de l’équité procédurale, car, à mon avis, la décision ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable.

[30] La SAI a fondé sa décision défavorable sur sa conclusion selon laquelle l’appel du demandeur portait sur une chose jugée, conclusion qu’elle avait tirée au motif que la question de la validité du mariage du demandeur avec Mme Rebecca Aigbekaen Blocker avait déjà été tranchée.

[31] Le critère d’application du principe de l’autorité de la chose jugée a été énoncé dans l’arrêt Angle c Ministre du Revenu national (1974), [1975] 2 RCS 248 (CSC). Il exige qu’une partie établisse que les trois conditions suivantes sont satisfaites :

1. la même question a été décidée;

2. la décision est finale;

3. les parties aux deux instances sont les mêmes.

[32] La première question est celle de savoir si la même question a été décidée.

[33] Le point de départ est la définition du terme « mariage » dans le Règlement.

[34] Le Règlement définit le terme « mariage » ainsi :

mariage S’agissant d’un mariage contracté à l’extérieur du Canada, mariage valide à la fois en vertu des lois du lieu où il a été contracté et des lois canadiennes. (marriage)

marriage, in respect of a marriage that took place outside Canada, means a marriage that is valid both under the laws of the jurisdiction where it took place and under Canadian law. (mariage)

[35] Au moment de son premier « mariage » avec Mme Rebecca Aigbekaen Blocker, le demandeur n’avait pas divorcé de son ex-épouse. Le « mariage » avec Mme Rebecca Aigbekaen Blocker était invalide suivant la définition du terme « mariage » donnée dans le Règlement.

[36] À mon avis, je peux prendre connaissance d’office des exigences juridiques au Canada selon lesquelles chacune des parties à un mariage valide et légal doit être « non mariée » au moment du mariage, du fait qu’elle n’a jamais été mariée, que l’autre partie à un mariage antérieur est décédée ou que le mariage antérieur a été dissous par divorce.

[37] Comme le premier « mariage » était illégal, au sens du Règlement, on doit considérer qu’il n’y a pas eu de mariage.

[38] Il s’ensuit, à mon avis, que la première condition du principe de l’autorité de la chose jugée n’était pas satisfaite. De deux choses l’une, voire les deux : la SAI a fait fi de la preuve concernant le divorce du demandeur ou elle ignorait la définition du terme « mariage » donnée dans le Règlement lorsqu’elle a appliqué le principe de l’autorité de la chose jugée.

[39] Je cite le paragraphe 122 de l’arrêt Vavilov, précité :

Il se peut qu’au moment d’interpréter une disposition législative, le décideur administratif ne tienne aucunement compte d’un aspect pertinent de son texte, de son contexte ou de son objet. […] [S]’il est manifeste que le décideur administratif aurait pu fort bien arriver à un résultat différent s’il avait pris en compte un élément clé du texte, du contexte ou de l’objet d’une disposition législative, le défaut de tenir compte de cet élément pourrait alors être indéfendable et déraisonnable dans les circonstances.

[40] La décision de la SAI ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable, et elle sera annulée. L’affaire sera renvoyée à un tribunal de la SAI différemment constitué qui rendra une nouvelle décision.

[41] Étant donné ma conclusion ci-dessus, il n’est pas nécessaire que je traite de la question du manquement du demandeur à un engagement de parrainage.

[42] Bien que mes conclusions ci-dessus suffisent pour disposer de la présente demande de contrôle judiciaire, il convient de faire de brefs commentaires concernant certains des arguments du défendeur, notamment celui selon lequel le demandeur n’avait pas [traduction] « les mains propres » et avait fait une [traduction] « fausse déclaration » concernant son statut devant la SAI.

[43] La théorie des « mains propres » est associée aux demandes de réparation en equity. Le défendeur n’a cité aucun précédent à l’appui de la thèse selon laquelle un recours devant la SAI est une demande de réparation en equity. Le demandeur n’avait fait aucune demande et n’avait avancé aucun argument visant à obtenir une réparation en equity. Les observations du défendeur à cet égard étaient non pertinentes et non nécessaires.

[44] Dans ses observations, le défendeur a également abordé le sujet d’une fausse déclaration.

[45] Le terme « fausse déclaration » appelle un examen de l’article 40 de la Loi. Une conclusion de fausse déclaration a de lourdes conséquences pour un demandeur qui sollicite un bénéfice en vertu de la Loi. Il est fait mention d’une fausse déclaration dans les observations supplémentaires que le défendeur a déposées le 17 janvier 2022.

[46] Comme l’a souligné le demandeur, cela était inapproprié. Rien dans le dossier ne donne à penser qu’il a déjà été visé par une allégation ou une conclusion de « fausse déclaration » au sens de l’article 40 de la Loi.


JUGEMENT dans le dossier IMM-370-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est annulée, et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué qui rendra une nouvelle décision. Il n’y a pas de question à certifier.

« E. Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-370-21

 

INTITULÉ :

BILL ULOMOGIARIE BLOCKER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO (ONTARIO) ET ST. JOHN’S (TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 7 DÉCEMBRE 2021 ET 25 JANVIER 2022

MOTIFS ET JUGEMENT

LA JUGE HENEGHAN

DATE DES MOTIFS :

LE 25 JUILLET 2022

COMPARUTIONS :

Osborne G. Barnwell

POUR LE DEMANDEUR

 

Catherine Vasilaros

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osborne G. Barnwell

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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