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Date : 20220718


Dossier : IMM-3343-21

Référence : 2022 CF 1056

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

ERKIN NURIDDINOV

MOKHIGUL NURIDDINOVA

MALIKA SIROJIDDINOVA

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont une famille, Erkin Nuriddinov (M. Nuriddinov), Mokhigul Nuriddinova (Mme Nuriddinova) et leur fille mineure, Malika Sirojiddinova (la demanderesse mineure), qui a maintenant huit ans. Les demandeurs ont présenté une demande afin de pouvoir demeurer au Canada et obtenir le statut de résident permanent pour des considérations d’ordre humanitaire. Les demandeurs adultes ont deux autres enfants mineurs : un de cinq ans et un de trois ans, tous deux citoyens canadiens. Comme ces enfants sont citoyens canadiens, ils ne font pas partie de la demande sous‑jacente, mais il fallait tout de même tenir compte de leur intérêt supérieur à titre d’enfants touchés par la décision visant la demande de résidence permanente de leurs parents et de leur sœur.

[2] La demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs a été rejetée par un agent principal (l’agent) en mai 2021. Cette décision fait l’objet du contrôle judiciaire en l’espèce.

[3] Les demandeurs soulèvent plusieurs motifs pour contester la décision. J’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner toutes les questions soulevées par les demandeurs, car je conclus que le défaut de l’agent d’accorder suffisamment d’importance à l’intérêt supérieur des enfants exige que la demande soit examinée à nouveau.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Le contexte factuel

[5] Les demandeurs sont des citoyens de l’Ouzbékistan. Ils sont arrivés au Canada en mars 2017. À l’époque, la demanderesse mineure avait trois ans. Peu après leur arrivée au pays, les demandeurs ont présenté une demande d’asile, qui a été rejetée en novembre 2017. Les demandeurs ont interjeté appel de la décision et l’appel a été rejeté par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] en novembre 2018. Notre Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision de la SAR.

[6] En mars 2019, les demandeurs ont déposé leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La demande a été rejetée en janvier 2021. Les demandeurs ont contesté cette première décision et ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant notre Cour. La demande de contrôle judiciaire a finalement fait l’objet d’un désistement lorsque les parties ont convenu que la décision devait être annulée et que la demande devait être examinée à nouveau.

[7] L’agent a ensuite invité les demandeurs à présenter d’autres observations, lesquelles ont été déposées le 25 avril 2021. Le 5 mai 2021, l’agent a rejeté la demande.

III. La question en litige et la norme de contrôle

[8] Comme je l’ai mentionné précédemment, la question déterminante est l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent.

[9] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que, lorsque la cour de révision procède au contrôle d’une décision administrative sur le fond, la norme présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable. L’affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.

[10] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a décrit la norme de la décision raisonnable comme un type de contrôle empreint de déférence, mais néanmoins « rigoureux », dont l’analyse a pour point de départ les motifs du décideur (au para 13). Les motifs écrits du décideur sont interprétés « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » (Vavilov, au para 103).

[11] Selon la description de la Cour, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Les décideurs administratifs, dans l’exercice du pouvoir public, doivent veiller à ce que leurs décisions soient « justifié[es], intelligible[s] et transparent[es] non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95).

IV. Analyse

A. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[12] L’étranger qui demande le statut de résident permanent au Canada peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de le dispenser des obligations prévues dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour des considérations d’ordre humanitaire, dont l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché (art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant l’arrêt Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338, la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est d’offrir « une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (au para 21).

[13] Étant donné que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est de « mitiger la sévérité de la loi selon le cas », il n’y a pas d’ensemble limité et prescrit de facteurs justifiant une dispense (Kanthasamy, au para 19). Ceux‑ci varieront selon les circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy, au para 25; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74‑75 [Baker]).

B. L’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant

[14] Le paragraphe 25(1) de la LIPR exige que l’agent qui examine une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire tienne compte de « l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a examiné l’exigence relative à l’intérêt supérieur de l’enfant prévue au paragraphe 25(1) et est arrivée à la conclusion suivante : « Lorsque, comme en l’espèce, la loi exige expressément la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant “directement touché”, cet intérêt représente une considération singulièrement importante dans l’analyse » (Kanthasamy, au para 40).

[15] La Cour suprême du Canada a réitéré sa conclusion dans l’arrêt Baker, selon laquelle « quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable » (Kanthasamy, au para 38, citant Baker, au para 75). La Cour a également réaffirmé que, dans une analyse raisonnable de l’intérêt supérieur de l’enfant, cet intérêt doit être « “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au para 39, citant Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 CF 358 (CA) aux para 12, 31; Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 aux para 9‑12.

[16] La décision de l’agent touche directement la vie de trois enfants, qui sont maintenant âgés de huit, cinq et trois ans. Dans son analyse de l’intérêt supérieur de ces enfants, l’agent ne s’est pas penché sur les principales préoccupations soulevées dans la demande. En particulier, l’agent n’a pas examiné la préoccupation des demandeurs concernant l’éducation offerte à leurs enfants en Ouzbékistan, qui est inégale et de piètre qualité.

[17] Les demandeurs ont présenté en preuve des documents qui décrivent les conséquences de la crise budgétaire sur les écoles, notamment des salles de classe surpeuplées, des enseignants sous‑payés et des élèves qui fréquentent l’école par périodes de quelques heures : [TRADUCTION] « Au primaire et au secondaire, des centaines de milliers d’élèves se relaient pour fréquenter des écoles surpeuplées. […] À cause du nombre limité d’enseignants, les sujets de base comme les mathématiques sont mal enseignés ou ne sont pas enseignés du tout. […] De nombreux enseignants doivent occuper plusieurs emplois simplement pour répondre aux besoins élémentaires de leur famille. »

[18] Bien que ces extraits de la preuve documentaire aient été exposés par les demandeurs dans leurs observations, l’agent n’en fait mention nulle part dans sa décision. En effet, l’agent n’a pas évalué la question, à part pour conclure qu’il ne disposait pas d’une [traduction] « preuve objective suffisante démontrant qu’un retour en Ouzbékistan priverait les enfants de leur droit fondamental d’aller à l’école ».

[19] L’agent a reformulé la question en litige, estimant qu’elle se rapportait au droit des enfants d’aller à l’école plutôt qu’à la qualité de l’éducation offerte — il ne s’agit pas d’une analyse minutieuse de la preuve ni des observations des demandeurs (Vavilov, aux para 127‑128). Le juge Barnes a précisé le sens de l’exigence exposée dans l’arrêt Kanthasamy de « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents » (au para 25) de la façon suivante : « Lorsqu’un enfant doit être envoyé à un endroit où les conditions sont bien inférieures aux normes canadiennes et que les difficultés attendues sont tout de même considérées comme insuffisantes pour soutenir la dispense, il doit y avoir un engagement important avec la preuve » (Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 133 au para 8).

[20] L’agent a aussi fait remarquer que les demandeurs adultes [traduction] « sont eux‑mêmes nés en Ouzbékistan et y ont fait leurs études »; l’agent n’a pas expliqué en quoi cette affirmation était pertinente dans son analyse globale de l’éducation offerte aux enfants. Je ne vois pas en quoi il s’agit d’un facteur pertinent dans l’évaluation de la qualité de l’éducation offerte à ces enfants maintenant.

[21] Le défendeur soutient que l’article 25 de la LIPR [traduction] « n’a pas été conçu pour compenser la différence entre le niveau de vie au Canada et celui dans les autres pays ». Ce n’est pourtant pas l’analyse qu’a fait l’agent. L’agent n’a fait aucune analyse du système d’éducation en Ouzbékistan, sauf pour dire que les enfants ne seraient pas privés de leur droit d’aller à l’école. Qui plus est, les demandeurs étaient préoccupés par la qualité bien inférieure de l’éducation offerte en Ouzbékistan et les conséquences sur leurs enfants. Il s’agit certainement d’un facteur pertinent dont l’agent chargé d’évaluer l’intérêt supérieur des enfants doit tenir compte. La qualité de l’éducation en Ouzbékistan était un facteur pertinent soulevé par les demandeurs; dans son analyse, l’agent n’a pas « véritablement examin[é] » ce facteur et ne lui a pas accordé « du poids » comme il était tenu de le faire. L’agent n’a pas démontré que l’intérêt des enfants avait été « “bien identifié et défini”, puis examiné “avec beaucoup d’attention” eu égard à l’ensemble de la preuve » (Kanthasamy, au para 39).

[22] Dans l’ensemble, je ne suis pas convaincue que l’agent a suffisamment pris en considération l’intérêt des trois enfants touchés par sa décision, comme il était tenu de le faire. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3343-21

LA COUR STATUE :

  1. La décision du 5 mai 2021 de l’agent principal est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3343-21

 

INTITULÉ :

ERKIN NURIDDINOV ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 juin 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

David Yerzy

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Yerzy

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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