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Date : 20220718


Dossier : IMM-6224-21

Référence : 2022 CF 1051

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2022

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

CHAMIS ABDILLAHI IBRAHIM et KADRA MAHAMOUD ADAN

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Le contexte

[1] Mme Chamis Ibrahim est une citoyenne de Djibouti et une résidente permanente ayant la qualité de personne protégée. Elle et sa fille biologique ont fui Djibouti en 2016 et ont obtenu le statut de réfugié au Canada en janvier 2018.

[2] À la fin de 2019, Mme Kadra Adan, âgée de 18 ans et citoyenne de Djibouti, a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre de membre de la catégorie du regroupement familial (enfant à charge adoptive de Mme Ibrahim). Mme Ibrahim a soutenu qu’elle avait adopté Mme Adan en 2006.

[3] En février 2020, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a demandé les documents d’adoption de Mme Adan. À l’issue de l’examen des documents produits, une lettre d’équité procédurale a été envoyée le 8 avril 2021; il y était indiqué que Mme Adan ne répondait peut-être pas aux exigences applicables pour obtenir la résidence permanente au Canada, au titre de l’article 2 ainsi que des paragraphes 1(3) et 176(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le RIPR). Dans cette lettre, il était fait mention de l’inquiétude d’IRCC selon laquelle l’adoption ne serait pas légale et que le jugement d’adoption produit ne serait pas authentique. Il était donné à Mme Adan l’occasion de fournir des commentaires à ce sujet.

[4] Le 6 juillet 2021, les demanderesses ont répondu à la lettre d’équité procédurale avec l’aide d’un conseil. Elles admettaient que les documents d’adoption n’étaient pas authentiques, mais ont expliqué que Mme Ibrahim avait élevé Mme Adan comme sa propre fille. Elles ont présenté une demande de résidence permanente pour Mme Adan, en tant que personne à charge de fait, demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), et ont joint à cette demande de nombreux documents et de nombreuses observations à l’appui.

II. La décision

[5] Un agent du haut‑commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya, a rejeté la demande de résidence permanente de Mme Adan le 16 août 2021. La décision de l’agent comprend une lettre de décision et des notes versées dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC).

[6] Comme Mme Ibrahim avait reconnu qu’elle n’était ni la mère biologique ni la mère adoptive de Mme Adan, l’agent a jugé que cette dernière n’avait pas qualité d’« enfant à charge » ou de « membre de la famille » de Mme Ibrahim au sens du RIPR, pour les besoins de la demande de résidence permanente. L’agent a ensuite pris acte de la demande d’examen des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Adan, mais a conclu que les facteurs qu’elles avaient avancés ne justifiaient pas une dispense de l’obligation de respecter les exigences de la LIPR.

[7] L’agent a expliqué ainsi, dans les notes consignées dans le SMGC, pourquoi il avait rejeté la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire :

  • - [traduction]
    En plus du jugement d’adoption frauduleux, Mme Ibrahim a produit un certificat de naissance où il est indiqué qu’elle est la mère biologique de Mme Adan, alors que c’est faux. Mme Ibrahim a reconnu avoir payé un fonctionnaire pour obtenir ce document. Elle a donc soumis deux documents frauduleux à l’appui de sa demande de résidence permanente, et le fait qu’elle puisse être analphabète ne la rend pas moins responsable de ces documents. De plus, une personne raisonnable qui se serait trouvée dans une situation similaire et qui aurait été au courant des faits pertinents aurait compris que les documents n’étaient pas légitimes.

  • - La présentation de documents frauduleux obtenus de façon irrégulière a miné la crédibilité du compte rendu qu’a fait Mme Ibrahim de ses liens avec Mme Adan. De plus, aucun élément de preuve n’indique que la mère biologique avait consenti à être séparée de sa fille de manière permanente, et les conditions de vie de cette dernière avec Mme Ibrahim n’ont jamais été appréciées.

  • - Mme Ibrahim a choisi de laisser Mme Adan à Djibouti quand elle a quitté le pays avec sa fille biologique. Sa déclaration selon laquelle ce choix avait été motivé par des considérations financières n’était pas cohérente avec la preuve qu’elle a présentée voulant qu’elle ait décidé de s’occuper de Mme Adan parce qu’elle était dans une bonne situation financière.

  • - Outre un petit nombre de messages WhatsApp, l’agent disposait de peu d’éléments de preuve révélant l’existence d’une véritable relation mère-fille. Il n’y avait aucune photo montrant Mme Ibrahim et Mme Adan ensemble, et Mme Ibrahim n’avait pas rendu visite à Mme Adan depuis 2016, même si elle avait obtenu le statut de réfugié au Canada en 2017 [la bonne référence est 2018].

  • - Bien que Mme Adan ait été plus susceptible de vivre dans la pauvreté et d’être exposée à de la violence fondée sur le genre en restant au Somaliland, l’agent n’était pas convaincu qu’il était dans son intérêt supérieur de quitter son pays d’origine et d’être ainsi coupée de sa culture ainsi que de sa famille élargie, sans le consentement de sa mère biologique ou sans que celle-ci sache qu’elle partait, d’une part, et en l’absence d’un processus d’adoption au cours duquel l’intérêt supérieur de Mme Adan aurait été confirmé de manière indépendante, d’autre part.

[8] Les demanderesses sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision, au motif que l’agent a porté atteinte à leur droit à l’équité procédurale, en ne leur donnant pas l’occasion de répondre à ses préoccupations relativement à la crédibilité de leur relation parent-enfant.

III. Analyse

[9] Des allégations de manquement à l’équité procédurale ne se prêtent pas nécessairement à une analyse relative à une norme de contrôle, bien que l’approche adoptée par la Cour à l’égard de telles allégations s’apparente à un contrôle selon la norme de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (Canadien Pacifique)). Lorsqu’il s’agit d’apprécier les arguments des demanderesses à ce sujet, mon rôle consiste à rechercher si la procédure s’est déroulée de manière juste et équitable, eu égard à l’ensemble des circonstances (Canadian Pacific, aux para 54–56; Tshibangile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 451 (Tshibangile) au para 11).

[10] Les demanderesses reconnaissent que Mme Ibrahim a produit un jugement d’adoption frauduleux et que Mme Adan n’est pas sa fille adoptive, mais elles soutiennent que l’agent a tiré une nouvelle conclusion défavorable quant à la crédibilité de leur relation parent-enfant de fait. Elles prétendent qu’avant de rendre sa décision, l’agent aurait dû leur fournir l’occasion de répondre aux nouvelles préoccupations relatives à la crédibilité qu’avait soulevées leur réponse à la lettre d’équité procédurale d’avril 2021 (Abasher c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1591 (Abasher) au para 19; Tshibangile, au para 29). Les demanderesses affirment également que leur droit à une telle occasion est accru du fait que Mme Ibrahim est analphabète et qu’elle n’a aucune formation scolaire, et qu’elles n’étaient pas représentées par un avocat en avril 2021.

[11] J’ai examiné attentivement les observations des demanderesses ainsi que la jurisprudence applicable, et je n’ai repéré aucun manquement à l’équité procédurale en l’espèce. Je m’explique.

[12] Premièrement, la lettre d’équité procédurale de l’agent ne concernait que la question du jugement d’adoption frauduleux, puisque c’est la seule question dont il était saisi à ce moment-là. Il avait conclu que le jugement était frauduleux, et les demanderesses n’ont pas contesté cette conclusion, admettant que le jugement n’était pas authentique.

[13] Deuxièmement, en demandant, dans leur réponse à la lettre d’équité procédurale, que la demande soit appréciée au regard de considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, les demanderesses ont considérablement élargi la portée de l’examen, par l’agent, de la demande de résidence permanente de Mme Adan. Il était tout à fait loisible aux demanderesses de faire une telle requête, et elles ont présenté à l’agent de nombreux documents et de nombreuses observations à l’appui dans la poursuite de leur requête. Quant à l’agent, il devait apprécier la requête des demanderesses et le contenu de la preuve. En revanche, il n’était pas tenu de s’adresser à nouveau aux demanderesses et de leur demander de répondre à ses préoccupations ou de combler les lacunes découlant de leur propre preuve ou leurs propres observations. L’argument des demanderesses selon lequel elles auraient pu expliquer la nature de leur relation parent-enfant si elles en avaient eu l’occasion n’était pas convaincant. Je suis d’accord avec le défendeur qu’elles devaient présenter leur cause sous son meilleur jour dès la demande initiale fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[14] Troisièmement, les demanderesses soutiennent que l’agent a tiré un certain nombre de conclusions qui reposent sur l’idée que Mme Adan n’est pas une personne à charge de fait de Mme Ibrahim, mais le raisonnement de l’agent suit plutôt le chemin inverse. L’agent a d’abord fait état de la crédibilité compromise de Mme Ibrahim, qui découlait de la présentation, par elle, du jugement d’adoption frauduleux et du fait qu’elle avait payé pour obtenir le certificat de naissance frauduleux qu’elle a produit. Il a ensuite ciblé des lacunes dans la preuve. Ces deux conclusions l’ont amené à refuser d’accorder une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent n’était pas convaincu qu’il était dans l’intérêt supérieur de Mme Adan de quitter son pays d’origine et d’être ainsi coupée de sa culture et de sa famille élargie :

[traduction]
C’est d’autant plus vrai étant donné que la répondante au Canada a présenté des documents frauduleux obtenus irrégulièrement qui ont nui à sa crédibilité, alors qu’il existe peu d’éléments de preuve démontrant l’existence d’un lien mère-fille au-delà des déclarations de la répondante, qui manque de crédibilité, et que la répondante a fait activement le choix d’emmener sa fille biologique aux États-Unis et de laisser derrière l’enfant de sa cousine.

[15] Dans les motifs qu’il a fournis dans la décision, l’agent n’a tiré aucune nouvelle conclusion relative à la crédibilité. Sa conclusion défavorable en matière de crédibilité vient de la réponse des demanderesses à la lettre d’équité procédurale : la présentation, par Mme Ibrahim, de documents frauduleux. Cette conclusion a eu une incidence sur l’analyse des considérations d’ordre humanitaire, mais aucune nouvelle conclusion défavorable n’a été tirée. Le reste de la preuve présentée par les demanderesses était insuffisant pour convaincre l’agent qu’il existait une étroite relation parent-enfant. Les arguments des demanderesses — la vulnérabilité et le droit accru à l’équité procédurale — sont axés sur le fait que Mme Ibrahim avait présenté un jugement d’adoption frauduleux à un moment où elle n’était pas représentée par un avocat. Cependant, la décision en cause et le refus de l’agent d’accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire sont une réponse à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que les demanderesses ont présentée avec l’aide d’un conseil.

[16] Il est utile de distinguer les conclusions de l’agent de celles tirées par la Cour dans la décision Abasher pour expliquer la mienne en l’espèce. Dans l’affaire Abasher, la décision en cause mettait en lumière cinq préoccupations en matière de crédibilité qui découlaient de divergences relevées entre, d’une part, la réponse du demandeur à une lettre d’équité procédurale et, d’autre part, son entrevue ainsi que ses observations antérieures. Les préoccupations quant à la crédibilité allaient au-delà de la question soulevée dans la lettre d’équité procédurale, et mon collègue, le juge Diner, a déclaré que les conclusions relatives à la crédibilité que l’agent avait tirées dans la décision mettaient l’accent sur d’autres éléments que ceux exprimés dans la lettre (Abasher, aux para 17-18). À l’inverse, dans la présente affaire, l’agent a tiré une seule conclusion défavorable en matière de crédibilité qui portait sur la question soulevée dans la lettre d’équité procédurale.

[17] Les demanderesses affirment également que l’agent a porté atteinte à leur droit à l’équité procédurale en ne traitant pas leur demande d’audience, et elles citent les décisions suivantes à l’appui : Nugent c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1380 (Nugent) au para 9, et Plata Vasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 279 (Plata Vasquez) au para 12. Je ne suis pas de leur avis. Dans les décisions Nugent et Plata Vasquez, deux affaires où les demandeurs avaient sollicité un examen des risques avant renvoi (ERAR), la Cour avait statué que le défaut de l’agent de répondre à la demande d’audience pouvait, à lui seul, justifier l’accueil de la demande de contrôle judiciaire. Dans les deux affaires, après examen de la décision issue de l’ERAR, la Cour avait conclu que l’agent aurait dû tenir une audience, puisque les préoccupations relatives à la crédibilité n’avaient pas été communiquées aux demandeurs. En l’espèce, je juge qu’il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale, car la seule conclusion défavorable en matière de crédibilité avait été communiquée à Mme Ibrahim dans la lettre d’équité procédurale d’avril 2021. Il aurait été certes préférable que l’agent examine la demande d’audience, mais le défaut de le faire ne rend pas injuste le processus, eu égard à l’ensemble des circonstances.

IV. Conclusion

[18] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire.

[19] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6224-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6224-21

 

INTITULÉ :

CHAMIS ABDILLAHI IBRAHIM et KADRA MAHAMOUD ADAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 juillet 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 18 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Nicholas Hersh

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Yusuf Khan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Services juridiques communautaires d’Ottawa

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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