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Date : 20220705

Dossier : T-1109-22

Référence : 2022 CF 994

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

KAREN BIRD

demanderesse

et

LA NATION CRIE DE PETER BALLANTYNE, LE CONSEIL DE BANDE DE LA NATION CRIE DE PETER BALLANTYNE, WALTER BALLANTYNE, PETER R. BEATTY, HARVEY NATAWEYES, NELSON MORIN, KEVIN MORIN, MARVIN MORIN, CLARRISSE LECOQ, NORA BEAR, SARAH SWAN, ELIZABETH MICHEL, THOMAS LINKLATER JR., RONALD MICHEL JR., MYRTLE BALLANTYNE, ALLEN MICHEL, LE CONSEIL DES AÎNÉS DE LA NATION CRIE DE PETER BALLANTYNE, MARGARET MICHEL, ARTHUR BEATTY, BEATRICE GAMACHE, DARLENE WATSON, DENNIS COOK, FLORENCE CLARKE, MAURICE BEAR, MYRTLE MORIN, ROBERT MCCALLUM ET ROBERT RAY

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 31 mai 2022, la demanderesse, Karen Bird, a déposé un avis de demande de contrôle judiciaire afin de contester les décisions suivantes des défendeurs :

  1. La destitution de la demanderesse de son poste de cheffe de la Nation crie de Peter Ballantyne (la NCPB) le 10 mai 2022 ou autour de cette date;

  2. La retenue du salaire de la demanderesse et le retrait de son accès aux installations de la NCPB, dont le compte de courriel désigné du chef de la NCPB;

  3. La directive enjoignant au conseil de bande de la NCPB de prendre les mesures nécessaires pour la tenue d’une élection partielle en vue de pourvoir le poste rendu vacant par la destitution de la demanderesse.

[2] Les défendeurs sont nommés comme suit : la Nation crie de Peter Ballantyne, le conseil de bande de la Nation crie de Peter Ballantyne (le conseil de bande de la NCPB) et le conseil des aînés de la Nation crie de Peter Ballantyne (le conseil des aînés de la NCPB). Les personnes suivantes sont nommées en tant que membres du conseil de bande de la NCPB : Walter Ballantyne, Peter R. Beatty, Harvey Nataweyes, Nelson Morin, Kevin Morin, Marvin Morin, Clarrisse Lecoq, Nora Bear, Sarah Swan, Elizabeth Michel, Thomas Linklater Jr., Ronald Michel Jr., Myrtle Ballantyne et Allen Michel. Les personnes suivantes sont nommées en tant que membres du conseil des aînés de la NCPB : Margaret Michel, Arthur Beatty, Beatrice Gamache, Darlene Watson, Dennis Cook, Florence Clarke, Maurice Bear, Myrtle Morin, Robert McCallum et Robert Ray.

[3] La demanderesse présente en l’espèce une requête par laquelle elle demande à la Cour de rendre une injonction interlocutoire qui suspendrait la décision du conseil des aînés de la NCPB de destituer la demanderesse de son poste de cheffe et de tenir une élection partielle jusqu’à l’audition de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. La demanderesse sollicite également une ordonnance visant à contraindre la NCPB à prendre les mesures nécessaires pour la réintégrer dans son poste de cheffe de la NCPB, notamment par le rétablissement de son salaire et de son accès au compte de courriel du chef, puis à annuler les démarches entreprises en vue de l’élection partielle.

II. Les faits

[4] La NCPB est une administration locale constituée de huit collectivités séparées par plusieurs centaines de kilomètres au nord-est de Prince Albert, en Saskatchewan. Le bureau central de la NCPB est situé à Prince Albert.

[5] La NCPB tient des élections afin de pourvoir les postes de chef et de conseillers de bande. En tout, 14 personnes sont élues au conseil de bande à partir des huit différentes collectivités qui font partie de la NCPB. Le chef et les membres du conseil de bande sont élus conformément au code électoral de 2014 de la Nation crie de Peter Ballantyne (le code électoral), qui a été édicté en vertu de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5.

[6] La demanderesse est membre de plein droit de la NCPB. Le 28 avril 2021, elle a été élue cheffe de la NCPB après deux tentatives ratées – en 2015 et en 2018. Cette élection s’est déroulée conformément au code électoral. Les parties ne contestent pas le fait que la demanderesse ait été dûment élue au poste de chef, et aucun appel n’a été déposé non plus afin de remettre en question l’issue de l’élection du 28 avril 2021.

[7] Les membres du conseil des aînés de la NCPB sont également élus conformément au code électoral. Aux termes de l’alinéa 6a) de ce code : [traduction] « Le conseil des aînés de la NCPB a pour mandat de s’assurer que le chef et le conseil de la Nation crie de Peter Ballantyne se conforment aux normes de conduite et au serment d’office énoncés dans le code électoral […] ». Selon l’article 12 du code électoral, le conseil des aînés de la NCPB peut destituer une personne du poste de chef ou de conseiller de bande, dans certaines circonstances. L’alinéa 12g) du code électoral est libellé ainsi :

[traduction]
Le conseil des aînés de la NCPB, lors d’une réunion distincte, statue sur la destitution du chef ou d’un conseiller après avoir consulté les membres du conseil et de la collectivité. Cette réunion a lieu sept (7) jours suivant la séance de consultation auprès des membres de la collectivité.

[8] Afin que le conseil des aînés de la NCPB puisse destituer une personne du poste de chef, il faut qu’une plainte signée par 15 pour cent des électeurs de la NCPB soit remise au président du conseil des aînés de la NCPB. L’alinéa 12i) du code électoral précise ce qui suit :

[traduction]
Pour déposer une plainte contre un chef de la NCPB, un membre doit faire signer une pétition par 15 pour cent (15 %) des électeurs qui sont membres de la NCPB. Cette pétition doit être remise à la présidence du conseil des aînés de la NCPB.

[9] La demanderesse soutient que, durant une réunion du conseil de bande de la NCPB qui s’est tenue le 14 décembre 2021 ou autour de cette date, elle a exprimé un avis opposé à celui du conseiller Kevin Morin, alors vice-chef. Il semble que le désaccord visait des motions adoptées par le conseil de bande de la NCPB lors d’une réunion qui s’est déroulée le 1er décembre 2021 et à laquelle la demanderesse affirme n’avoir pu assister parce qu’elle n’avait pas reçu l’avis de réunion.

[10] Les défendeurs font valoir que, le 12 janvier 2022, le conseil de bande de la NCPB a remis une plainte écrite au sujet de la demanderesse au conseil des aînés de la NCPB. Suivant cette plainte, le conseil des aînés a enclenché une enquête sur la conduite de la demanderesse.

[11] La demanderesse explique que, le 8 février 2022, elle s’est présentée à une réunion du conseil des aînés de la NCPB. On lui aurait alors montré une copie d’une lettre datée du 12 janvier 2022 décrivant la plainte formulée contre elle. La lettre était signée par plusieurs membres du conseil de bande de la NCPB, dont le conseiller Kevin Morin. La demanderesse souligne qu’on ne lui a pas fourni de copie de la lettre. D’après ses souvenirs, les plaintes à son endroit concernaient le désaccord survenu à la réunion du 14 décembre 2021.

[12] La demanderesse allègue que le conseil des aînés de la NCPB, à la réunion du 8 février 2022, l’a interrogée sur plusieurs autres rumeurs circulant dans la collectivité. Les aînés lui ont demandé notamment si elle s’était effectivement battue avec un policier au casino Dakota Dunes et si elle avait eu un accident en conduisant une voiturette de golf en état d’ébriété dans un club de golf de Prince Albert. La demanderesse a nié les allégations, dont elle n’a obtenu aucun détail supplémentaire.

[13] Le 14 avril 2022, la demanderesse a encore une fois rencontré le conseil des aînés de la NCPB. On lui aurait alors présenté une lettre datée du 1er avril 2022 qui lui était adressée et mentionnait des réunions du conseil de bande et du conseil des aînés de la NCPB qui s’étaient tenues les 8, 9 et 10 février 2022. La demanderesse affirme qu’elle n’a pas été avisée de ces réunions et qu’elle ne sait pas qui y était présent ni quelle a été la teneur des discussions. Dans cette lettre du 1er avril 2022, le conseil des aînés de la NCPB recommandait aussi que la demanderesse démissionne de son poste de cheffe. À la réunion du 14 avril 2022, selon la demanderesse, le conseil des aînés de la NCPB l’a interrogée sur plusieurs rumeurs, notamment le fait qu’elle a un problème de consommation d’alcool, qu’elle avait publiquement endommagé des biens et que des accusations criminelles avaient été déposées contre elle. La demanderesse a tout nié et a quitté la réunion.

[14] Dans une lettre datée du 10 mai 2022, le conseil des aînés de la NCPB a informé la demanderesse qu’il avait décidé de la destituer de son poste de cheffe et de tenir une élection partielle en vue de la remplacer. La demanderesse soutient qu’elle n’est pas au courant de l’existence d’une pétition ou d’une plainte signée par 15 pour cent des électeurs de la NCPB appuyant sa destitution du poste de chef et qu’aucun document semblable ne lui a été présenté. Il n’y a rien non plus prouvant qu’une telle pétition a été remise à la présidence du conseil des aînés de la NCPB.

[15] Depuis la décision du 10 mai 2022, le conseiller Kevin Morin exerce les fonctions de chef intérimaire de la NCPB. La demanderesse précise aussi que son salaire a été retenu et qu’elle n’a pu avoir accès aux installations de la NCPB, dont l’adresse de courriel utilisée par le bureau du chef.

[16] Le 22 mai 2022, la NCPB a publié un communiqué sur son site Web avisant ses membres que la demanderesse avait été destituée. La décision du 10 mai 2022 du conseil des aînés de la NCPB était jointe à ce communiqué de presse.

[17] Un avis aux membres de la NCPB, signé par le directeur des élections de la NCPB le 10 juin 2022, indique qu’une élection partielle visant à pourvoir le poste de chef est prévue pour le 25 juillet 2022. Les bureaux de scrutin par anticipation sont censés ouvrir le 18 juillet 2022.

III. La question préliminaire

A. L’avis juridique au dossier

[18] Dans le dossier de requête, la demanderesse a déposé un avis juridique d’Anil Pandila (Pandila & Co) daté du 6 juillet 2019 (l’avis juridique de 2019). L’avis juridique de 2019 semble avoir été obtenu à la suite de demandes d’informations au sujet de la destitution d’un membre du conseil de bande et porte sur le code électoral de 2014 de même que sur le rôle du conseil des aînés de la NCPB. Il est adressé à la Nation crie de Peter Ballantyne, à l’attention de Peter Beatty, qui était alors chef de la NCPB.

[19] Durant l’audience sur la présente affaire, l’avocat des défendeurs s’est opposé à l’inclusion de l’avis juridique de 2019 dans le dossier. Il fait valoir qu’il est inapproprié que la Cour prenne connaissance de cet avis juridique, puisqu’il s’agit d’un document protégé par un privilège concernant une question juridique tout à fait différente.

[20] Je ne suis pas d’accord avec la position des défendeurs. Comme l’a mentionné l’avocat de la demanderesse, si l’avis juridique de 2019 constitue bien un document protégé par un privilège, ce dernier se rattache au poste de chef et pouvait être levé par la demanderesse, étant donné qu’elle occupait ce poste. Par ailleurs, si le privilège se rattachait au titulaire, il a été levé quand le document a été remis à la demanderesse, une tierce partie. En outre, l’avis juridique de 2019 porte sur le rôle du conseil des aînés de la NCPB et sur les dispositions de l’article 12 du code électoral – questions qui font aussi l’objet de la présente instance. Je conclus donc que l’avis juridique de 2019 doit faire partie du dossier.

B. L’affidavit de Randy Clarke

[21] À l’audience, l’avocat des défendeurs s’est aussi opposé à l’affidavit de Randy Clarke, déposé dans le dossier de requête de la demanderesse. Il a soutenu que cet affidavit contenait énormément d’opinions personnelles et de ouï-dire, de sorte qu’il ne devait pas être accepté par la Cour.

[22] L’avocat de la demanderesse a pour sa part affirmé que cet affidavit devait être admis en preuve, parce que M. Clarke avait participé à la supervision du processus de modification du code électoral de 2014. L’auteur de l’affidavit a observé les délibérations et est donc bien placé pour témoigner sur ce qui s’est passé durant la rédaction du code électoral. La demanderesse souligne que l’affidavit de Kevin Morin, présenté par les défendeurs, repose aussi sur des opinions, mais qu’il devrait quand même être accepté.

[23] Je ne vois pas de raison de retirer l’affidavit de Randy Clarke du dossier. Il incombe à la Cour de donner à l’information qu’il contient le poids qu’elle juge approprié.

IV. La question en litige

[24] La seule question à trancher relativement à la requête en l’espèce consiste à savoir si la demanderesse répond au critère applicable pour obtenir une injonction interlocutoire, tel qu’il a été énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC) et, plus récemment, dans R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 (Société Radio-Canada).

[25] Pour avoir gain de cause, la demanderesse doit faire la preuve qu’il existe une question sérieuse à trancher, qu’elle subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée et que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction (Yahey c Ewaskow, 2020 CF 732 (Yahey) au para 3). Cette évaluation dépend du contexte, et il s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire (Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 25).

V. Analyse

A. L’existence d’une question sérieuse

[26] Afin de déterminer s’il existe une question sérieuse à trancher, la Cour doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour s’assurer « que la demande n’est ni futile ni vexatoire » (Société Radio-Canada, au para 12). Bien que le critère à remplir pour satisfaire au premier volet soit généralement peu élevé, le seuil est plus haut quand une injonction mandatoire est demandée ou lorsque la décision à l’égard d’une injonction interlocutoire équivaudra à un règlement définitif de l’affaire. Dans l’un ou l’autre cas, la personne qui demande l’injonction est tenue d’établir qu’il existe une forte probabilité qu’elle aura gain de cause (Bertrand c Première Nation Acho Dene Koe, 2021 CF 257 au para 16).

[27] La demanderesse soutient que l’existence d’une question sérieuse a été prouvée, parce que la décision en cause a été prise sans autorisation légale, porte atteinte à ses droits à l’équité procédurale et est déraisonnable sur le fond. Dans la présente affaire, la demanderesse sollicite la préservation du statu quo faisant suite à l’élection qui s’est déroulée le 28 avril 2021 et qui était conforme au code électoral de la NCPB. Plus précisément, elle fait valoir que le conseil des aînés de la NCPB a commis une erreur dans son interprétation de la compétence et du pouvoir dont il est investi à l’article 12 du code électoral. Rien ne permet de croire qu’une plainte a été signée par 15 pour cent des électeurs de la NCPB puis remise au président du conseil des aînés de la NCPB, comme l’exige l’alinéa 12i) du code électoral. En outre, il semble que la décision de destituer la demanderesse de son poste de cheffe s’appuyait sur des rumeurs.

[28] Les défendeurs admettent que la destitution de la demanderesse et l’appel interjeté contre de cette destitution constituent une question sérieuse. Ils conviennent également que la destitution de la demanderesse n’est ni frivole ni vexatoire.

[29] À mon avis, la requête en l’espèce soulève bel et bien une question sérieuse. Il n’y a rien dans le dossier indiquant qu’une plainte signée par 15 pour cent des électeurs a été présentée au président du conseil des aînés de la NCPB, ce qui est exigé à l’alinéa 12i) du code électoral. L’avis juridique de 2019 mentionne que le conseil des aînés de la NCPB [traduction] « a pour mandat d’offrir un soutien et une orientation au chef et au conseil de la NCPB » dans son rôle de surveillance. Il précise que le conseil des aînés [traduction] « n’a pas le pouvoir de prendre des mesures disciplinaires à l’endroit du chef et du conseil de la NCPB » et peut seulement destituer des personnes – que ce soit le chef ou un conseiller – une fois que les conditions préalables fixées dans le code électoral sont comblées, ce qui comprend le dépôt d’une plainte conforme aux alinéas 12h) et i) du code électoral.

[30] Comme le souligne la demanderesse, une affaire semblable relative à la destitution d’un membre du conseil de bande de la NCPB a été tranchée par la Cour fédérale dans la décision McCallum c Nation crie Peter Ballantyne, 2016 CF 1165 (McCallum). Aux paragraphes 45 et 46, la Cour s’est exprimée ainsi :

[45] La destitution d’un conseiller élu en bonne et due forme et la dérogation à l’engagement et accord avec les membres de la NCPB ne sont pas des questions anodines.

[46] Le Conseil des anciens détient l’importante tâche de sauvegarder le processus qui l’emporte sur la destitution d’un conseiller. Le code électoral requiert sans équivoque que la pétition soit signée par 25 % des électeurs de la collectivité concernée; sans un calcul précis, le processus, à mon avis, échoue. Le motif soulevé pour justifier l’éloignement du libellé clair de l’article pertinent est inacceptable étant donné la gravité des conséquences pour le conseiller (Prince c Première Nation de Sucker Creek, 2008 CF 1268 aux para 48 et 49, confirmé par 2009 CAF 40).

[31] Je constate que la décision McCallum porte sur la destitution d’un membre du conseil de bande, qui exige le dépôt d’une pétition signée par 25 pour cent des électeurs, tandis que l’affaire en cause ici nécessite seulement une pétition signée par 15 pour cent des électeurs, selon l’alinéa 12i) du code électoral, puisqu’il s’agit du poste de chef. Je conviens avec la demanderesse que la décision contestée et les événements qui y ont mené soulèvent des préoccupations sur le plan de l’équité procédurale qui constituent une question sérieuse, et qu’il en est de même du bien-fondé de la décision.

B. Le préjudice irréparable

[32] Au deuxième volet du critère, la Cour doit être convaincue que la demanderesse « subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée » (Société Radio-Canada, au para 12). La Cour doit se demander si la demanderesse a prouvé qu’elle risque de subir un préjudice irréparable ou si un tel préjudice peut être inféré de l’ensemble des circonstances. Dans l’arrêt Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106, la Cour d’appel fédérale s’exprime en ces termes au paragraphe 29 :

Lorsque le préjudice redouté est financier, une preuve claire et convaincante est nécessaire puisque ce type de préjudice peut être établi par une preuve concrète, comme celle dont il est question au paragraphe 17 de la décision Gateway City Church. En cas d’atteinte à des intérêts sociaux comme la réputation ou la dignité, dont il est question dans l’affaire Douglas, le préjudice irréparable peut être inféré de l’ensemble des circonstances de l’espèce.

[33] Selon la demanderesse, advenant le rejet de la demande d’injonction interlocutoire, elle-même et les membres de la NCPB subiraient un préjudice important et irréparable, y compris des dommages irrémédiables causés à ses droits démocratiques à elle et à ceux des membres de la NCPB. La demanderesse souligne que, dans une affaire relative à des élections au sein des Premières nations et à des représentants élus siégeant au conseil, la Cour a conclu qu’il existait un préjudice irréparable quand il est nécessaire de préserver le statu quo (voir la discussion dans la décision Halcrow c Première Nation de Kapawe'no, 2020 CF 1069 aux para 34-37).

[34] La demanderesse soutient que la décision contestée porte atteinte à des droits démocratiques fondamentaux et que, en conséquence, aucune autre mesure réparatrice n’est envisageable. Elle avance trois raisons qui permettent de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable. Premièrement, la fin prématurée de son mandat de cheffe de la NCPB – poste qui s’assortit de fonctions, d’honneurs et d’un statut social importants – lui a été imposée sur la base de simples allégations d’infractions au code électoral. Deuxièmement, la décision suscite des doutes quant aux fonctions de chef, car elle laisse croire que le conseil des aînés de la NCPB peut, [traduction] « de façon abrupte et despotique », renvoyer n’importe quel titulaire du poste de chef. Troisièmement, un préjudice est causé au processus électoral et aux droits démocratiques de la Première Nation plus largement, puisqu’il est possible que les membres de la NCPB perdent foi en leurs dirigeants et institutions si un dirigeant peut être ainsi destitué. La demanderesse est d’avis que cette décision du conseil des aînés de la NCPB, si elle est confirmée, validerait les allégations dont elle est l’objet. Plus important encore, si un représentant élu peut être destitué sur la foi de simples allégations et rumeurs, sans aucune explication ou sans consultation réelle auprès des membres de la NCPB, il est possible que les membres de la NCPB perdent confiance dans leur code électoral et la gouvernance de la NCPB.

[35] Les défendeurs soutiennent que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer qu’elle subira un préjudice irréparable en raison de la décision du conseil des aînés de la destituer de son poste de cheffe. Ils soulignent que cette décision fait suite à la plainte adressée par des membres du conseil de bande de la NCPB au conseil des aînés, suivant laquelle la demanderesse aurait violé son serment d’office et le code de conduite. Sa destitution était attribuable à son inconduite et peut être distinguée de la jurisprudence portant sur la réintégration d’un chef ou d’un membre du conseil de bande pendant un appel interjeté contre une élection. En l’absence du chef, les affaires de la NCPB sont menées par le vice-chef et les membres du conseil de bande et se poursuivront de façon normale – l’administration de la bande ne souffrira pas de la perte du vote exercé par le chef.

[36] D’après les défendeurs, les observations de la demanderesse sur le préjudice irréparable ont trait essentiellement aux inconvénients personnels subis par la demanderesse du fait de sa destitution, dont la perte de fonctions, d’honneurs, de statut social et de revenu. Or, si la décision visée par la demande de contrôle judiciaire sous-jacente est annulée, la demanderesse va conserver ses fonctions et son statut social, ainsi que les honneurs qu’on lui a attribués. En outre, ils soutiennent qu’aucun préjudice n’est causé au poste de chef ou au processus électoral du fait que le conseil des aînés de la NCPB exerce concrètement le pouvoir dont il est investi à l’article 12 du code électoral, qui lui accorde le droit de destituer un chef ou un conseiller. En fait, si la décision du conseil des aînés de la NCPB était sommairement annulée par la Cour, les défendeurs sont d’avis que la confiance et la foi des électeurs dans le code électoral seront ébranlées. Si la décision de destituer la demanderesse n’est pas acceptable ou appropriée, elle doit être évaluée par la Cour dans le cadre d’une audience complète.

[37] Je conviens avec la demanderesse que la confirmation de la décision du conseil des aînés de la destituer de son poste de cheffe et de la directive donnée au conseil de bande de la NCPB de tenir une élection partielle afin de pourvoir le poste de chef vacant entraînera un préjudice irréparable. Tout d’abord, je suis d’avis qu’il est prématuré de tenir une élection partielle avant l’audition sur le fond de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, car il pourrait s’ensuivre un préjudice irréparable pour la demanderesse, qui a été élue le 28 avril 2021 en conformité avec le code électoral, de même que pour le processus démocratique de la NCPB.

[38] Ensuite, bien que les défendeurs soutiennent que la destitution de la demanderesse a été faite en conformité avec le code électoral, je ne suis pas convaincu qu’ils ont présenté des éléments de preuve suffisants à l’appui de cette allégation. Ils n’ont pas fait la preuve non plus qu’une plainte signée par 15 pour cent des électeurs a été présentée au président du conseil des aînés de la NCPB, comme l’exige l’alinéa 12i) du code électoral, avant la remise de la lettre du 10 mai 2022 avisant la demanderesse qu’elle était destituée de son poste de cheffe. Comme l’a fait remarquer la Cour dans Yahey, au paragraphe 5 :

[…] le renvoi d’un chef ou d’un membre du conseil avant l’expiration de leur mandat normal constitue généralement un préjudice irréparable (Assiniboine c Meeches, 2013 CAF 114 au para 23), surtout lorsque les règles que la Première Nation a adoptées pour elle-même et qu’elle a choisi de respecter n’ont pas été observées;

[39] Je conviens également avec la demanderesse que la capacité des membres d’une bande de choisir leurs dirigeants constitue un droit fondamental et qu’il s’ensuit un préjudice irréparable quand un représentant élu est destitué d’une manière qui ne respecte pas les procédures énoncées dans le code électoral. Le dossier dont dispose la Cour ne contient aucun élément de preuve appuyant la thèse des défendeurs selon laquelle le conseil des aînés de la NCPB a suivi le processus décrit dans le code électoral lorsqu’il a décidé de destituer la demanderesse de son poste de cheffe et d’enjoindre à la NCPB de prendre les mesures nécessaires à la tenue d’une élection partielle visant à pourvoir le poste de chef. Je conclus donc que la demanderesse a démontré de façon suffisante qu’un préjudice irréparable serait causé si la demande d’injonction est refusée.

C. La prépondérance des inconvénients

[40] Au troisième et dernier volet du critère justifiant la délivrance d’une injonction interlocutoire, « il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée » (Société Radio-Canada, au para 12).

[41] La demanderesse soutient que la prépondérance des inconvénients penche en faveur du maintien du statu quo en attendant une décision sur la demande de contrôle judiciaire, ce qui veut dire confirmer l’issue de l’élection du 28 avril 2021 au lieu de permettre la tenue d’une élection partielle sans fondement juridique. Elle fait valoir qu’une élection, peu importe ses modalités, nécessite du temps, des efforts et des ressources financières de la part de toutes les parties concernées. L’organisation d’une élection partielle susceptible d’être annulée après le contrôle judiciaire sous-jacent constituerait un gaspillage de ces ressources. La demanderesse souligne que la Cour a déjà conclu que la nécessité de préserver le statu quo pesait lourdement dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients (Danone Inc. c Canada (Procureur général), 2009 CF 44 aux para 61-62; Gopher c Première nation de Saulteaux, 2005 CF 481 (Gopher) au para 30).

[42] Les défendeurs soutiennent que le refus d’accorder l’injonction ne causera aucun préjudice irréparable autre que de mettre fin au mandat de la demanderesse comme cheffe et de saper le [traduction] « prestige personnel et les avantages » qui viennent avec le statut de chef. Ils mettent en relief le [traduction] « côté obscur » de la réintégration de la demanderesse comme cheffe, car celle-ci aurait alors la possibilité de prendre des mesures contre ceux qu’elle estime responsables de sa suspension et de sa destitution. Cette situation sèmerait la mésentente et l’animosité au sein du conseil de bande de la NCPB, ce qui perturberait les affaires courantes de la bande. Les défendeurs signalent que, selon le code électoral, les décisions du conseil des aînés de la NCPB sont censées être finales, exécutoires et inattaquables. Qui plus est, à leur avis, le délai qui s’est écoulé avant le dépôt de la demande en l’espèce milite fortement contre l’interruption du processus d’élection partielle, qui a déjà été enclenché : la date de clôture des candidatures est le 4 juillet 2022, les bureaux de vote par anticipation ouvrent le 18 juillet 2022 et le scrutin aura lieu le 25 juillet 2022.

[43] Selon moi, la prépondérance des inconvénients favorise la demanderesse. Je suis d’avis qu’il serait dans l’intérêt des membres de la NCPB de surseoir à la décision contestée afin de préserver le statu quo jusqu’à ce que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soit tranchée sur le fond. Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Gopher, « [l’]injonction interlocutoire vise à préserver ou à rétablir le statu quo jusqu’au procès et non à accorder au demandeur la réparation qu’il réclame » (au para 30). Le rejet de l’injonction demandée ferait en sorte que l’élection partielle se poursuive – une élection qui risque d’être déclarée nulle s’il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Par contre, si l’injonction interlocutoire est accordée, il restera possible pour les défendeurs de mener une élection partielle après l’audition de la demande sur le fond, et les intérêts des personnes ayant participé à l’élection partielle ne seraient pas brimés. De fait, je pense que le risque que l’élection partielle puisse être annulée ultérieurement ne ferait qu’exacerber l’état de confusion qui règne déjà au sein de la NCPB (Gopher, au para 30).

[44] En conclusion, je ne crois pas que les inquiétudes relatives à la mésentente possible entre les membres du conseil de bande de la NCPB fassent pencher la prépondérance des inconvénients en faveur des défendeurs. Bien que l’avocat des défendeurs ait affirmé à l’audience que la délivrance de l’ordonnance demandée et le rétablissement du statu quo entraîneraient le [traduction] « chaos », je conclus que ce risque est hypothétique.

VI. Dépens

[45] Les dépens reliés à la présente requête suivront l’issue de la cause et seront tranchés par le juge de première instance saisi de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.

VII. Conclusion

[46] Pour les motifs exposés plus haut et dans l’intérêt de préserver le statu quo en attendant que la demande sous-jacente de contrôle judiciaire soit tranchée sur le fond, la requête en injonction interlocutoire de la demanderesse est accordée.


ORDONNANCE dans le dossier T-1109-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La décision du conseil des aînés de la NCPB de destituer la demanderesse de son poste de cheffe et d’enjoindre à la NCPB d’organiser une élection partielle est suspendue jusqu’à la résolution finale de la demande de contrôle judiciaire sur le fond.

  2. Jusqu’à ce que la Cour rende une décision finale sur le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire, la NCPB doit prendre les mesures nécessaires pour réintégrer la demanderesse dans son poste de cheffe de la NCPB.

  3. Les mesures prises pour la tenue d’une élection partielle visant à pourvoir le poste laissé vacant par la destitution de la demanderesse doivent prendre fin.

  4. Les dépens de la présente requête suivront l’issue de la cause.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Corbeil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1109-22

 

INTITULÉ :

KAREN BIRD c LA NATION CRIE DE PETER BALLANTYNE, LE CONSEIL DE BANDE DE LA NATION CRIE DE PETER BALLANTYNE, WALTER BALLANTYNE, PETER R. BEATTY, HARVEY NATAWEYES, NELSON MORIN, KEVIN MORIN, MARVIN MORIN, CLARRISSE LECOQ, NORA BEAR, SARAH SWAN, ELIZABETH MICHEL, THOMAS LINKLATER JR., RONALD MICHEL JR., MYRTLE BALLANTYNE, ALLEN MICHEL, LE CONSEIL DES AÎNÉS DE LA NATION CRIE DE PETER BALLANTYNE, MARGARET MICHEL, ARTHUR BEATTY, BEATRICE GAMACHE, DARLENE WATSON, DENNIS COOK, FLORENCE CLARKE, MAURICE BEAR, MYRTLE MORIN, ROBERT MCCALLUM ET ROBERT RAY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUILLET 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Michael A. MacDonald

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Anil Pandila, c.r.

 

POUR LA DÉFENDERESSE

NATION CRIE DE PETER BALLANTYNE (« NCPB »)

 

Peter V. Abrametz

 

POUR LES DÉFENDEURS,

LE CONSEIL DE BANDE DE LA NCPB, LE CONSEIL DES AÎNÉS DE LA NCPB ET AUTRES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McKercher s.r.l.

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Pandila & Co.

Avocats

Prince Albert (Saskatchewan)

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

LA NCPB

Abrametz & Eggum

Avocats

Prince Albert (Saskatchewan)

POUR LES DÉFENDEURS,

LE CONSEIL DE BANDE de la NCPB, LE CONSEIL DES AÎNÉS de la NCPB ET AUTRES

 

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