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Date : 20220711


Dossier : IMM-4399-20

Référence : 2022 CF 1012

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 juillet 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

BATHA HAILE DEHAB

(ALIAS DEHAB BATHA HAILE)

(ALIAS BATHA DEHAB HAILE)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 26 août 2020, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse à l’encontre de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) avait rejeté sa demande d’asile (la décision).

[2] La demanderesse, âgée de 80 ans, est une citoyenne de l’Érythrée. Elle a présenté une demande d’asile fondée sur la persécution à laquelle elle était exposée dans son pays du fait que sa fille est une chrétienne pentecôtiste.

[3] Pour les raisons qui suivent, j’accueille la présente demande, car les motifs de la SAR n’étaient pas fondés sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle du risque de persécution auquel la demanderesse serait exposée en Érythrée en tant que demandeure d’asile déboutée.

II. Le contexte factuel

[4] La religion chrétienne pentecôtiste est interdite en Érythrée depuis 2002. La demanderesse affirme qu’en 2016, le jour de Noël, sa fille et elle ont été arrêtées puis détenues durant trois jours par les autorités érythréennes, parce qu’elle avait autorisé sa fille à tenir des séances secrètes d’étude de la Bible et de prière à son domicile.

[5] La demanderesse a été libérée sous caution le 28 décembre 2016 après que l’époux d’un membre de sa famille élargie se fut porté garant d’elle. Une des conditions de sa libération, qu’elle avait acceptées, était qu’elle cesse de tenir des rassemblements de chrétiens pentecôtistes à son domicile.

[6] En avril 2017, la demanderesse a obtenu un passeport érythréen et un visa de sortie en échange d’un pot‑de‑vin. Elle s’est rendue chez ses deux filles au Canada le 28 janvier 2018.

[7] La demanderesse soutient qu’elle avait prévu de retourner chez elle jusqu’à ce qu’elle apprenne que celui qui s’était porté garant d’elle et sa fille avaient été arrêtés en Érythrée le 1er juillet 2018. Elle a aussi appris que les autorités la recherchaient, parce qu’elle avait enfreint ses conditions de libération en autorisant sa fille à tenir des rassemblements de chrétiens pentecôtistes à son domicile. De ce fait, elle craignait d’être arrêtée si elle retournait en Érythrée. En outre, en tant que demandeure d’asile déboutée, elle craint maintenant d’être arrêtée, détenue et torturée si elle retourne dans son pays.

[8] Pour ces raisons, la demanderesse a présenté une demande d’asile le 27 juillet 2018. Cette demande a été rejetée le 21 février 2019.

III. La décision

[9] La SAR a conclu que les questions déterminantes étaient celle de la crédibilité et celle de savoir si la demanderesse serait exposée à un risque sérieux de persécution en raison de son profil de risque résiduel en tant que demandeure d’asile déboutée. La SAR a jugé que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que la demanderesse n’était pas crédible et qu’elle n’était pas recherchée par les autorités érythréennes.

[10] La SAR a aussi jugé que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que la demanderesse ne serait pas exposée à un risque sérieux de persécution en raison de son profil de risque résiduel en tant que demandeure d’asile déboutée.

[11] Du fait de la nature incohérente, vague et contradictoire du témoignage de la demanderesse par rapport à son exposé circonstancié, la SAR a conclu qu’elle n’était pas crédible en ce qui concernait le contact qu’elle avait eu, pendant qu’elle se trouvait au Canada, avec celui qui s’était porté garant d’elle, ni en ce qui concernait la façon dont elle avait obtenu son passeport et son visa de sortie.

[12] La demanderesse a soutenu devant la SAR que la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte de son profil de risque résiduel en tant que demandeure d’asile déboutée.

[13] Après avoir examiné les documents pertinents sur la situation dans le pays, la SAR a conclu que la persécution exercée contre les réfugiés qui retournaient au pays visait principalement les réfractaires, les déserteurs ou les personnes ayant quitté illégalement le pays.

[14] La SAR a souligné que la demanderesse n’avait pas prouvé qu’elle avait quitté l’Érythrée illégalement. De ce fait, et compte tenu de la politique du Canada de ne pas divulguer l’identité des demandeurs d’asile au pays, la SAR a conclu que le risque de persécution auquel la demanderesse était exposée était moindre.

[15] Selon la SAR, la SPR n’avait commis aucune erreur en concluant qu’il n’existait pas de risque sérieux que la demanderesse soit persécutée en raison de son profil de risque résiduel en tant que demandeure d’asile déboutée si elle était renvoyée en Érythrée.

IV. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[16] Si la demanderesse a soulevé de nombreuses questions, je suis d’avis que celle qui est déterminante porte sur le traitement fait par la SAR du risque auquel la demanderesse serait exposée en tant que demandeure d’asile déboutée.

[17] La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable, sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23.

[18] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‐mêmes la question en litige : Vavilov, au para 83.

[19] Dans l’ensemble, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

V. Analyse

[20] La demanderesse a affirmé à la SAR qu’étant donné que son séjour avait dépassé la durée autorisée, les autorités érythréennes sauraient automatiquement qu’elle est une demandeure d’asile déboutée.

[21] La SAR s’est penchée sur le cartable national de documentation (le CND) ERI105801.E pour l’Érythrée daté du 29 juin 2018. Elle a souligné que « bien qu’il existe des éléments de preuve attestant que des personnes qui retournent dans leur pays sont persécutées, les principales cibles semblent être des réfractaires, des déserteurs ou des personnes ayant quitté illégalement le pays ».

[22] Cet extrait est trompeur.

[23] Le paragraphe entier sur lequel la SAR semble s’être fondée pour formuler cette observation dit ce qui suit :

Lorsque des réfractaires, des déserteurs ou des personnes ayant quitté illégalement l’Érythrée y retournent volontairement, les sévères sanctions prévues par la loi ne sont apparemment pas appliquées si ces personnes ont au préalable régularisé leur situation avec l’État érythréen. Une récente directive non publiée prévoit que ces personnes peuvent rentrer sans être sanctionnées. On peut partir du principe que la majorité des personnes qui retournent volontairement — selon les dispositions de cette directive — ne sont effectivement pas poursuivies. (Non souligné dans l’original.)

[24] Il ressort clairement de la première phrase que les renseignements concernent les réfractaires, les déserteurs ou les personnes ayant quitté illégalement le pays qui y retournent volontairement, et pas les demandeurs d’asile déboutés. Je ne vois rien dans ce paragraphe qui appuie les commentaires de la SAR au sujet des « principales cibles » de persécution des autorités érythréennes parmi les personnes qui retournent au pays, ni rien qui explique en quoi ces renseignements sont pertinents pour évaluer l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle serait exposée à un risque de persécution en tant que demandeure d’asile déboutée forcée de retourner en Érythrée.

[25] Je suis d’avis que ces erreurs commises par la SAR traduisent une mauvaise compréhension du profil de risque résiduel de la demanderesse. Cette dernière vit au Canada, mais si elle en est expulsée, cela n’équivaudra pas à un retour volontaire en Érythrée.

[26] Deux paragraphes après l’extrait trompeur, la SAR cite le passage suivant tiré du même CND :

[…] [on cite, dans le rapport en date de 2016] du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni sur sa mission d’observation en Érythrée, les propos de responsables de l’immigration de l’Érythrée selon lesquels ils ne s’intéressent pas à la raison pour laquelle une personne a quitté l’Érythrée, et [traduction] « [t]out ce qui compte pour nous, c’est la durée du séjour qu’elle a passé à l’étranger; plus de trois ans ou pas » (R.-U. Févr. 2016, paragr. 11.10.2). D’après les responsables de l’immigration, les Érythréens qui se sont absentés pendant moins de trois ans sont tenus d’accomplir le service national (R.-U. Févr. 2016, paragr. 11.10.2).

[27] Se fondant sur ce qui précède, la SAR a déduit que la demanderesse ne serait exposée à aucune forme de persécution, puisque son séjour avait duré moins de trois ans. Il est évident que la réponse à la demande d’information ne contient pas de telles affirmations. Ce raisonnement est déficient sur les plans de la rationalité et de l’intelligibilité.

[28] La SAR a commis ces deux erreurs en se concentrant étroitement sur la section 2 du CND intitulée « Traitement réservé aux personnes de retour au pays », qui porte sur les personnes qui retournent volontairement au pays, sans tenir compte des renseignements contenus dans les sections qui traitent directement du profil de risque résiduel de la demanderesse : « 2.1 Les personnes qui retournent en Érythrée et qui ont demandé le statut de réfugié ou cherché à obtenir l’asile » et « 2.2 Personnes renvoyées sous la contrainte en Érythrée ».

[29] Il s’agit là d’une omission importante, puisque la section 2.2 indique explicitement que les renseignements qu’elle contient s’appliquent aux « demandeurs d’asile déboutés qui sont récemment retournés au pays, plus précisément qui y sont retournés de force plutôt que sur une base volontaire », ce qui correspond précisément à la situation dans laquelle se trouverait la demanderesse si elle était frappée d’une mesure d’expulsion.

[30] Selon les observations présentées à la SAR par la demanderesse, la seule conclusion rationnelle que pourraient tirer les autorités érythréennes si elle devait retourner en Érythrée serait qu’elle avait demandé l’asile au Canada, et les autorités verraient sur son visa et son passeport que son séjour a dépassé la durée autorisée.

[31] La demanderesse a fait valoir qu’il [traduction] « est bien connu que les Érythréens quittent le pays et présentent des demandes d’asile partout dans le monde » et, par conséquent, qu’il « serait tout simplement présumé qu’elle avait présenté une demande d’asile au Canada ».

[32] Les observations présentées par la demanderesse à la SAR contiennent les extraits suivants tirés du point 14.2 du CND ERI105801.E :

En Érythrée, les gens sont arrêtés et détenus sans que l’on porte d’accusations officielles. Par conséquent, la majorité des personnes ne peuvent que spéculer au sujet des raisons de leur arrestation et de leur détention; les motifs suivants sont cités fréquemment : […] (k) demandeurs d’asile et réfugiés ayant échoué dans leur tentative de quitter le pays et qui sont retournés en Érythrée. De même, dans un rapport en date de 2017, Freedom House signale que [traduction] « les réfugiés et les demandeurs d’asile érythréens rapatriés d’autres pays sont détenus ».

[...]

On peut lire, dans le rapport en date de 2015 du CDH des Nations Unies, que [traduction] « à quelques exceptions près, ceux qui ont été contraints de retourner en Érythrée […] ont été arrêtés, détenus et victimes de mauvais traitements et de torture ».

[33] La SAR est présumée avoir examiné tous les éléments de preuve, mais comme elle n’a pas traité de ces observations qui se contredisent directement au sujet de la question fondamentale qu’est le risque auquel la demanderesse serait exposée si elle était renvoyée en Érythrée, je ne peux que conclure que l’omission de la SAR signifie qu’elle n’a pas tenu compte du document dont elle disposait : Sivapathasuntharam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 486 au para 24, citant Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 au para 17.

[34] Je ne suis pas convaincue que le raisonnement « se tienne ». Les motifs, lus en corrélation avec le dossier, ne permettent pas de comprendre le raisonnement de la SAR sur un point central : Vavilov, aux para 103 et 104.

[35] Par conséquent, pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision est déraisonnable.

[36] Elle doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision.

[37] Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4399-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie et la décision est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4399-20

 

INTITULÉ :

BATHA HAILE DEHAB (ALIAS DEHAB BATHA HAILE) (ALIAS BATHA DEHAB HAILE) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 juillet 2022

 

COMPARUTIONS :

Ian Geoffrey Mason

 

Pour la demanderesse

 

Prathima Prashad

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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