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Date : 20220623


Dossier : IMM‑491‑21

Référence : 2022 CF 950

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

LINA MARCELA GOMEZ GIRALDO

JUAN PABLO WILCHES EGAS

JUAN JOSE WILCHES GOMEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont membres d’une famille ressortissante de Colombie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] les a déboutés de leur demande d’asile présentée au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Cette décision était fondée en grande partie sur des conclusions relatives à la crédibilité.

[2] Comme je l’explique plus en détail ci‑dessous, la présente demande est accueillie du fait que la SPR s’est livrée à une analyse inintelligible de la demande de protection présentée par les demandeurs au titre de l’article 97 de la LIPR.

II. Contexte

[3] Le demandeur principal, Juan Pablo Wilches Egas, est un citoyen de la Colombie qui demande l’asile au Canada avec son épouse et son fils, les autres demandeurs. Selon eux, ils sont exposés à un risque en Colombie, parce qu’ils y sont victimes d’extorsion et subissent des violences aux mains des Fuerzas Armadas Revolucionarias de Columbia [les FARC] ou d’autres groupes criminels.

[4] Le demandeur principal avance, dans son formulaire Fondement de sa demande d’asile, qu’il a démarré une entreprise familiale à La Union Nariño en août 2012. En juin 2013, il a reçu un appel téléphonique anonyme de la part d’un homme qui lui a réclamé de l’argent en échange de sa protection. L’auteur de l’appel n’a pas nommé le groupe qu’il représentait. Le demandeur principal a alors raccroché et a ensuite évité de répondre à tout appel d’origine inconnue. En juillet 2013, lors de l’ouverture de son magasin, un homme l’a menacé en affirmant que son groupe s’en prendrait à lui s’il refusait d’acquiescer à leurs demandes.

[5] Le demandeur principal soutient également qu’il a été poignardé lors d’une agression à l’extérieur d’un restaurant en décembre 2013. Un homme l’a abordé alors qu’il se tenait sur le trottoir et s’est mis à l’invectiver. Une bagarre s’est déclenchée, et au cours de celle‑ci, le demandeur principal s’est fait poignarder. Il a ensuite été hospitalisé pendant trois jours. Après l’attaque, il a appris le nom de son assaillant et l’appartenance de ce dernier aux FARC. Il a signalé l’agression à la police, mais son agresseur est resté introuvable. Le demandeur principal croit que le motif de l’attaque tenait à son refus de verser le paiement de protection.

[6] En mai 2014, deux hommes sont entrés dans le magasin et ont de nouveau réclamé un paiement de protection, paiement que le demandeur principal a acquitté en partie. En juillet 2014, des gens se sont introduits dans son magasin et lui ont dérobé des marchandises et de l’argent. À la fin de 2014, le demandeur principal a démarré une deuxième entreprise, et son épouse, qui était alors sa petite amie, a quitté Cali pour La Union en vue de le seconder.

[7] En janvier 2016, le demandeur principal a encore reçu un appel de menaces de la part d’un homme qui lui réclamait de l’argent. En février 2016, un homme est venu percevoir la somme réclamée et le demandeur principal, inquiet pour lui et son épouse alors enceinte, l’a acquittée. Il affirme qu’après cet épisode, il a conclu qu’il n’était plus en sécurité à La Union. Il a vendu ses entreprises et a déménagé avec son épouse à Cali. Il a également obtenu un visa pour voyager aux États‑Unis et y a passé six mois entre octobre 2016 et avril 2017.

[8] Selon le demandeur principal, son épouse a reçu un message de menaces sur WhatsApp accompagné d’une photo d’un poisson mort et d’un couteau en novembre 2017. Il affirme également qu’il a reçu un autre appel de menaces en janvier 2018, après lequel le couple a décidé de fuir la Colombie et de demander l’asile au Canada. La SPR a procédé à l’instruction de leur demande d’asile en novembre 2020.

III. La décision de la Section de la protection des réfugiés

[9] Dans sa décision du 23 décembre 2020, la SPR a débouté les demandeurs de leur demande d’asile. En ce qui concerne leur demande de reconnaissance de la qualité de réfugié au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils étaient dans la ligne de mire des membres des FARC. Elle a également conclu que, même si elle avait conclu l’inverse, les allégations concernant les raisons pour lesquelles ils avaient été pris pour cibles ne comportaient aucun lien avec l’un des motifs prévus par la Convention. Selon la SPR, alors que les membres des FARC ont un objectif politique déclaré, les allégations des demandeurs concernant les motifs pour lesquels ils étaient pris pour cible étaient ancrées dans la criminalité de droit commun et non dans une quelconque opinion politique anti‑FARC.

[10] La SPR a donc procédé à l’analyse de la demande de protection présentée au titre de l’article 97 de la LIPR. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré de façon crédible que leur retour en Colombie les exposerait personnellement à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. La SPR a de nouveau expliqué que les demandeurs n’avaient pas réussi à démontrer que les FARC, ou des membres des FARC, étaient leurs agents de persécution. Elle a fait remarquer que le demandeur principal n’avait pas signalé à la police les premières tentatives d’extorsion en 2013 ni ne les avait mentionnées lorsqu’il avait dénoncé l’incident ultérieur où il s’était fait poignarder. Il n’avait pas non plus précisé qu’il soupçonnait son assaillant d’appartenir aux FARC. Compte tenu de ces omissions, la SPR a tiré une inférence défavorable en ce qui concerne les agents de persécutions et leur dessein.

[11] La SPR a conclu dans la même veine qu’il n’était pas vraisemblable que les demandeurs aient, selon leurs dires, signalé un deuxième incident à la police après avoir décidé de quitter la Colombie, sans mentionner le nom de leur agresseur de 2013 ni le possible rôle potentiel des FARC.

[12] La SPR a questionné l’épouse du demandeur principal au regard de sa déclaration faite au point d’entrée lors de son arrivée au Canada. Selon cette déclaration, lorsqu’interrogée au sujet de l’identité de l’assaillant de son époux, elle avait déclaré qu’il était un membre de l’Armée de libération nationale. Lors de l’audience, elle a expliqué qu’elle avait déclaré qu’un groupe comme les FARC ou l’Armée de libération nationale pouvait être responsable de l’agression. La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas certains que les auteurs de l’extorsion ou de l’agression appartenaient aux FARC et qu’ils n’avaient pas été cohérents à cet égard.

[13] La SPR a également relevé, dans cette déclaration, le silence des demandeurs quant aux événements ayant précipité leur fuite de la Colombie, à savoir le message de novembre 2017 et l’appel téléphonique de janvier 2018. Elle a tiré une inférence défavorable au sujet de ces incidents et des présumées craintes que les demandeurs avaient éprouvées en Colombie.

[14] Enfin, la SPR a reconnu que le demandeur principal avait été agressé en décembre 2013, mais n’était pas convaincue que cette agression était liée aux tentatives d’extorsion ou au cambriolage survenu en 2014 ni que les agents de persécution étaient les FARC ou ses membres.

[15] En ce qui concerne le séjour du demandeur principal aux États‑Unis, la SPR a jugé que le fait qu’il se soit de nouveau réclamé de la protection de la Colombie minait la crédibilité de leurs allégations quant aux craintes qu’ils éprouvaient dans ce pays. Elle a jugé qu’il n’était pas cohérent quant à ses raisons pour se rendre aux États‑Unis et que son défaut de demander l’asile en sol américain ainsi que son retour en Colombie entachait la crédibilité des principales allégations de la demande d’asile.

[16] Enfin, la SPR a examiné les affidavits à l’appui rédigés par des personnes qui travaillaient au magasin du demandeur principal. Le poids qu’elle a accordé à ces affidavits ne suffisait pas à dissiper ses réserves relatives à la crédibilité.

IV. Les questions en litige et norme de contrôle

[17] Les demandeurs portent à l’attention de la Cour les questions en litige suivantes :

  1. La SPR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en exigeant que les demandeurs désignent précisément leurs agents de persécution?

  2. Après avoir conclu que la preuve relative à l’extorsion et à l’agression était crédible, la SPR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en omettant complètement de procéder à une analyse au titre des articles 96 ou 97?

[18] Les parties conviennent, et je suis d’accord, que ces questions de fond liées à la décision sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

V. Analyse

[19] Comme l’indiquent les questions en litige énumérées plus haut, les demandeurs font valoir que la SPR a commis des erreurs dans ses analyses au titre des articles 96 et 97. En ce qui concerne l’analyse relative à l’article 96, ils affirment que la SPR a fait abstraction de la dimension politique à l’extorsion et aux menaces qu’ils ont subies. En ce qui concerne l’analyse relative à l’article 97, ils soutiennent que la SPR y a importé des éléments qui sont pertinents uniquement pour l’examen d’une demande d’asile présentée au titre de l’article 96. Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur l’analyse de la SPR relative à l’article 97, qui ne révèle pas selon moi une assise intelligible permettant de rejeter la demande d’asile des demandeurs.

[20] La décision met fortement l’accent sur les contradictions et le flou entourant l’identification par les demandeurs de leurs agents de persécution. Il est difficile de saisir la pertinence de ce point aux fins de l’analyse relative à l’article 97. Comme l’a expliqué le juge Zinn au paragraphe 22 de la décision Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 797, l’identité d’un agent de persécution est un élément pertinent en ce qui a trait au lien avec l’un des motifs prévus à la Convention selon l’article 96, et non à la probabilité de risque au regard de l’article 97.

[21] Le défendeur fait valoir que la demande d’asile n’a pas été rejetée seulement parce que les demandeurs n’avaient pas correctement identifié leurs persécuteurs allégués. Il soutient plutôt que la façon dont ils ont produit leur preuve concernant l’identification de leurs agents de persécution a entaché leur crédibilité et a donc miné leur demande d’asile. Je reconnais qu’il existe des situations où des réserves relatives à la crédibilité concernant l’identification des agents de persécution peuvent être pertinentes dans le cadre d’une analyse relative à l’article 97. Par exemple, ce pourrait être le cas si de telles réserves donnent à penser que les incidents qui forment l’assise de la demande d’asile ne se sont pas vraiment produits. Toutefois, ce raisonnement ne semble pas être le type d’analyse à laquelle s’est livrée la SPR en l’espèce.

[22] La SPR a manifestement reconnu que l’agression de décembre 2013 avait eu lieu. Bien qu’elle n’ait pas tiré de conclusions claires concernant les demandes d’extorsion, je me rallie à l’observation des demandeurs voulant que rien dans la décision ne montre que la SPR doutait que ces incidents se soient produits. Sa conclusion à leur égard se résumait simplement au fait que les demandeurs n’avaient pas établi que les demandes d’extorsion étaient liées à l’agression ou au cambriolage de 2014 ou que les FARC en étaient responsables. Je conviens avec le défendeur que la SPR semble avoir douté que les incidents de novembre 2017 et de janvier 2018, lesquels auraient précipité la fuite des demandeurs au Canada, se soient produits. Cependant, si les événements antérieurs se sont produits, il est difficile de saisir comment le fait que les demandeurs n’aient pas réussi à établir que les FARC étaient vraisemblablement responsables des incidents a mené à la conclusion qu’ils n’étaient exposés à aucun risque.

[23] En l’absence d’un unique agent de persécution identifié et organisé qui permette de lier divers incidents criminels, un décideur pourrait juger qu’un demandeur d’asile ne serait pas exposé à un risque prospectif parce que de tels incidents ne seraient pas susceptibles de se reproduire. Toutefois, la SPR ne fonde pas le rejet de la demande d’asile sur un raisonnement de ce type. À mon avis, la décision est inintelligible, car la SPR n’explique pas comment les problèmes de crédibilité liés à l’identification de l’agent de persécution par les demandeurs ont miné leur demande d’asile.

[24] Je conviens également avec les demandeurs que, dans son analyse visant à trancher la question de savoir s’ils s’étaient de nouveau réclamés de la protection de la Colombie, la SPR semble importer dans l’évaluation faite au titre de l’article 97 un élément qui est uniquement pertinent dans le cadre d’une demande d’asile présentée au titre de l’article 96. Le critère prévu à l’article 97 de la LIPR n’exige pas que soit tirée une conclusion selon laquelle il existe une crainte subjective de persécution (voir, à titre d’exemple, Shah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1121 au para 16).

[25] Selon le défendeur, la SPR pouvait raisonnablement juger que le choix du demandeur principal de se réclamer de nouveau de la protection de la Colombie appuyait sa conclusion selon laquelle les allégations principales des demandeurs manquaient de crédibilité. Je retiens que, même si la crainte subjective n’est pas directement pertinente, il peut être tenu compte du choix du demandeur d’asile de se réclamer de nouveau de la protection de son pays lorsqu’on apprécie la crédibilité de son récit sur des événements passés. Cependant, comme je l’explique plus haut, sauf pour ce qui a trait aux événements déclencheurs, la SPR semble avoir reconnu que les événements allégués par les demandeurs se sont produits. Par conséquent, je conclus que le fait pour la SPR de se fonder sur le choix du demandeur principal de se réclamer de nouveau de la protection de son pays est inintelligible, tout comme l’est son insistance quant à la question de l’identité des agents de persécution.

[26] Ayant conclu que l’analyse faite par la SPR au titre de l’article 97 est déraisonnable, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision. Aucune partie n’a proposé de questions aux fins de certification en vue d’un appel et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑491‑21

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SPR pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑491‑21

INTITULÉ :

LINA MARCELA GOMEZ GIRALDO

JUAN PABLO WILCHES EGAS

JUAN JOSE WILCHES GOMEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JUIN 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 23 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Alexandra Veall

POUR LES DEMANDEURS

Sally Thomas

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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