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Date: 20220609


Dossier : IMM‑6577‑20

Référence :2022 CF 866

[traduction française]

Toronto (Ontario), le 9 juin 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

ZEYNEP YILDIRIM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, madame Zeynep Yildirim, sollicite le contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue par un agent d’examen du risque avant renvoi [ERAR] d’Immigration, Citoyenneté et Réfugiés Canada [l’agent] au titre de l’article 96 et des paragraphes 97(1) et 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [la LIPR].

[2] La demanderesse est une citoyenne de la Turquie. Elle affirme qu’elle craint d’être arrêtée arbitrairement et d’être détenue et soumise à la torture en raison de son appartenance ethnique kurde, de sa foi alévie et de son association avec Deniz Yildirim [Deniz], son ex‑époux et militant kurde, ainsi que d’être victime d’un crime d’honneur de la part de la famille de son ex‑époux.

[3] En 2010, la demanderesse a épousé Deniz, qui a été pris pour cible par la police et a été arrêté maintes fois en raison de son militantisme en faveur des droits de la communauté kurde alévie. Au cours de la même année, la demanderesse a été agressée par la police turque pendant qu’elle était détenue et interrogée au sujet de l’endroit où se trouvait Deniz.

[4] Après que Deniz a été mis en détention une nouvelle fois en 2012, la demanderesse et celui‑ci ont décidé de venir au Canada, où résident trois sœurs de la demanderesse, et ils ont demandé l’asile ensemble en novembre 2012.

[5] Dès le début de leur mariage, la demanderesse a subi de la violence psychologique, physique, sexuelle et financière aux mains de Deniz et de sa belle‑famille. Deniz a continué de maltraiter la demanderesse après leur arrivée au Canada. En octobre 2013, la demande de séparation de sa demande d’asile de celle de Deniz présentée par la demanderesse a été approuvée. La demanderesse a alors modifié son formulaire Fondement de la demande d’asile pour inclure la crainte d’être victime d’un crime d’honneur aux mains de Deniz et de sa belle‑famille en Turquie parce qu’elle avait mis fin à leur mariage. Leur divorce a été finalisé en mai 2014.

[6] En mars 2017, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile de la demanderesse, en premier lieu parce qu’il n’y avait pas de preuve de menaces récentes à sa vie de la part de Deniz ou de sa belle‑famille. En second lieu, le tribunal n’était pas convaincu que la demanderesse avait été victime de persécution ou de préjudices graves en Turquie ni qu’il y avait une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée ou qu’elle subisse des préjudices graves si elle retournait en Turquie en raison de son appartenance ethnique et de sa foi religieuse.

[7] La demanderesse a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et une demande d’ERAR en juin 2018, qui ont toutes deux été rejetées en mars 2019. Elle a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard des rejets de ses demandes. En avril 2019, la Cour a sursis au renvoi de la demanderesse en attendant l’issue du contrôle judiciaire. Peu après, le défendeur a consenti à ce que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la demande d’ERAR soient renvoyées pour nouvel examen par un autre agent.

[8] À l’appui du nouvel examen de sa demande d’ERAR, la demanderesse a déposé un affidavit comptant plusieurs pièces jointes, qu’elle a présenté à titre de nouvel élément de preuve postérieur à la décision de la SPR renfermant des informations susceptibles de contredire les conclusions tirées par la SPR. La demanderesse a présenté de nouveaux éléments de preuve sur la situation dans le pays et a soutenu que les conditions de vie des Kurdes de foi alévie s’était aggravée depuis que sa demande d’asile avait été tranchée. Elle a aussi présenté de nouveaux éléments de preuve visant à démontrer qu’elle restait exposée à des risques de la part de la famille de Deniz.

[9] Dans une décision en date du 29 octobre 2020, l’agent a conclu que les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays n’étaient pas suffisants pour faire valoir un nouveau risque pour la demanderesse et qu’il n’y avait pas assez de nouveaux éléments de preuve pour en arriver à une conclusion différente de celle qu’avait tirée la SPR [la décision].

[10] J’accueille la présente demande puisque je conclus que l’agent a traité les nouveaux éléments de preuve personnels de façon déraisonnable.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[11] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur : 1) en écartant et en interprétant incorrectement les éléments de preuve se rapportant à des personnes dans la même situation qu’elle qui sont postérieurs à la décision rendue par la SPR à son sujet; 2) en écartant des éléments de preuve de la demande d’asile de son ex‑époux qui a été accueillie par la SPR; 3) en traitant de façon déraisonnable les nouveaux éléments de preuve personnels.

[12] Les deux parties soutiennent que ces questions sont susceptibles de révision selon la norme de la décision raisonnable, suivant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[13] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov, au para 100). Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Question préliminaire

[14] Le défendeur demande que l’intitulé soit modifié par la suppression du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Je rends une ordonnance en ce sens.

IV. Analyse

L’agent a‑t‑il traité de façon déraisonnable les éléments de preuve de nouvelles menaces?

[15] J’estime que la question déterminante en l’espèce est celle de savoir si l’agent a traité les nouveaux éléments de preuve personnels de façon déraisonnable.

[16] Les nouveaux éléments de preuve personnels présentés par la demanderesse et les conclusions tirées par l’agent se résument ainsi :

  • a) La demanderesse a présenté une capture d’écran de la menace de mort que lui a envoyé son ex‑beau‑frère sur Facebook en juillet 2017. L’agent a conclu qu’il n’y avait pas assez de preuve pour étayer la provenance du message et, subsidiairement, qu’il n’y avait pas assez de preuve pour établir si la demanderesse avait signalé la menace aux autorités ou à Facebook.

  • b) La demanderesse a présenté une déclaration sous serment de sa sœur selon laquelle l’ex‑beau‑frère de la demanderesse et son neveu, qui est policier, sont entrés de force dans sa résidence et ont attaqué son frère , en septembre 2017. La sœur de la demanderesse a été témoin de l’agression. L’agent a conclu que les raisons pour lesquelles l’ex‑belle‑famille de la demanderesse avait recommencé à la menacer après de nombreuses années n’étaient pas claires et il a conclu qu’il manquait des détails quant à savoir si l’agression avait été signalée à la police ou si le frère de la demanderesse avait obtenu des soins médicaux.

  • c) La demanderesse a allégué que sa sœur continuait de recevoir des appels anonymes et qu’elle croit que ceux‑ci proviennent de la famille de son ex‑époux. L’agent a relevé un manque d’information pour corroborer la nature des appels, le moment où ceux‑ci étaient passés et leur fréquence et il a conclu qu’il n’y avait pas assez de preuve pour lier les appels à un risque prospectif pour la demanderesse.

[17] La demanderesse conteste la façon dont l’agent a traité a) le message envoyé par son ex‑beau‑frère sur Facebook, et b) la déclaration sous serment de sa sœur. En revanche, le défendeur soutient que l’agent a pris en compte chaque élément de preuve et a fourni des raisons valables pour expliquer pourquoi les éléments n’établissaient pas que la demanderesse répondait aux conditions énoncées aux articles 96 et 97 de la LIPR.

[18] Je souscris à l’argument avancé par la demanderesse selon lequel l’agent a traité les nouveaux éléments de preuve personnels de façon inintelligible.

[19] Au départ, je souligne que l’agent a mentionné ce qui suit en réponse à la demande d’audience présentée par l’avocate de la demanderesse dans les motifs de décision :

[traduction]

À cet égard, je conclus qu’après avoir examiné les observations formulées par l’avocate, je n’ai aucune préoccupation quant aux documents ou quant à la crédibilité des observations, y compris le témoignage écrit de la demanderesse et pour cette raison, j’estime qu’une audience n’est pas requise.

[20] Bien que l’agent puisse avoir fait cette affirmation en réponse à la demande d’audience présentée par l’avocate, il était clair dans la décision que l’agent n’avait [traduction] « aucune préoccupation » quant aux documents ou quant à la crédibilité des observations formulées, y compris le témoignage écrit de la demanderesse. Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme, l’agent a contesté le message que l’ex‑beau‑frère de la demanderesse lui avait envoyé sur Facebook en concluant qu’il n’y avait [traduction] « pas assez de preuve pour établir la provenance [du] message ».

[21] La demanderesse soutient, et c’est aussi mon avis, que cette conclusion était déraisonnable étant donné qu’un timbre dateur et que le nom complet de l’ex‑beau‑frère de la demanderesse figuraient sur la capture d’écran. L’agent n’a pris en compte aucun de ces éléments, ni l’affidavit de la demanderesse fournissant des explications quant à la réception et à la récupération du message sur Facebook. Étant donné qu’il était indiqué dans la décision que l’agent n’avait [traduction] « aucune préoccupation » quant au témoignage écrit de la demanderesse et étant donné que ledit témoignage expliquait la provenance du message sur Facebook, j’estime que l’agent a conclu à tort que les éléments de preuve concernant la provenance du message étaient [traduction] « insuffisants » sans préciser en quoi ils l’étaient.

[22] Même si le défendeur soutient que n’importe qui aurait pu créer le compte Facebook, l’agent n’a pas rejeté l’élément de preuve pour ce motif. De plus, s’il l’avait rejeté pour ce motif, cela contredirait sa propre affirmation selon laquelle il n’avait [traduction] « aucune préoccupation » quant à la crédibilité des documents présentés par la demanderesse. Une telle contradiction aurait encore rendu la décision inintelligible.

[23] En ce qui concerne la conclusion subsidiaire tirée par l’agent selon laquelle il n’y avait pas assez d’éléments de preuve que le message de menace avait été signalé aux autorités ou à Facebook, je conviens avec la demanderesse que cette conclusion était à la fois déraisonnable et non pertinente.

[24] L’agent n’a pas expliqué en quoi le fait que Facebook avait [traduction] « des mécanismes de signalement des publications offensantes, y compris les menaces de mort » aurait la moindre incidence dans l’appréciation des risques auxquels la demanderesse serait exposée si elle retournait en Turquie.

[25] L’essentiel est que je convienne avec la demanderesse que, qu’elle ait ou non signalé le message de menace à Facebook, cela ne change rien au fait qu’elle a reçu une menace de mort de la famille de son ex‑époux après la décision de la SPR. La demanderesse a présenté en preuve le message sur Facebook pour contredire la conclusion tirée par la SPR selon laquelle la famille de son ex‑époux n’entretenait aucun intérêt envers elle depuis 2014. L’agent s’est fondé sur les conclusions de la SPR dans sa décision, mais il a omis de prendre en compte ces mêmes éléments de preuve qui contredisaient les conclusions de la SPR. En agissant ainsi, l’agent a clairement commis une erreur.

[26] Le défendeur soutient que l’appréciation effectuée par l’agent était raisonnable étant donné que le message n’était pas clair en soi. Il souligne, par exemple, que le message renvoie au fait que la demanderesse [traduction] « divorce de notre fils » alors qu’il est censé émaner du beau‑frère de la demanderesse. Là encore, je rejette l’argument avancé par le défendeur étant donné que la décision ne mentionnait aucunement le fait que le [traduction] « contenu » du message n’était pas clair comme motif de rejeter l’élément de preuve. La décision renvoyait à l’insuffisance des éléments de preuve quant à sa [traduction] « provenance ».

[27] J’estime que l’erreur soulignée précédemment a entaché la décision au point où je ne peux pas conclure que l’agent aurait tiré la même conclusion, même s’il n’avait pas commis l’erreur, étant donné les éléments qui donnent à penser qu’il avait peut‑être des préoccupations voilées quant à la crédibilité dont il n’avait pas fait part à la demanderesse. Pour cette raison, je n’ai pas à examiner la question de savoir si l’agent a eu raison de prendre en compte l’inaction de la demanderesse quant au signalement de l’incident en tant que motif subsidiaire de rejeter sa demande d’ERAR.

[28] En ce qui concerne maintenant la déclaration sous serment de la sœur de la demanderesse, l’agent a accepté l’information qui y figurait au sujet de l’attaque à laquelle se serait livré l’ex‑beau‑frère, mais il a conclu en dernière analyse [traduction] « qu’il manquait des détails » quant à savoir si l’agression avait été signalée aux autorités ou si le frère de la demanderesse avait obtenu des soins médicaux.

[29] J’estime que les conclusions tirées par l’agent rataient la cible. Comme l’a souligné la demanderesse, et c’est aussi mon avis, la déclaration a été présentée pour démontrer que la famille de l’ex‑époux de la demanderesse cherchait toujours à lui causer des préjudices et, si elle avait été acceptée, elle aurait renversé la conclusion contraire tirée par la SPR. Le fait que la famille de la demanderesse a ou non demandé la protection de l’État ne change pas la preuve d’une détermination soutenue à lui causer de graves préjudices, d’autant plus que l’agent avait souligné qu’il n’avait [traduction] « aucune préoccupation » en ce qui concernait la crédibilité des éléments de preuve.

[30] Le défendeur soutient qu’il est raisonnable qu’un agent fasse allusion au manque de corroboration, selon la décision Arsu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 617 [Arsu], au para 37. Le défendeur cite aussi la décision Haji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 474 [Haji] aux para 19‑32, dans laquelle l’agent, de façon raisonnable, « a déterminé que l’affidavit de la conjointe du demandeur avait peu de valeur probante, sans tenir compte de la crédibilité, en raison de son manque de détails, de l’absence de corroboration et de son intérêt dans l’ERAR » (au para 22). Le défendeur prétend que la demanderesse ne s’est pas acquittée du fardeau de la preuve, ce qui veut tout simplement dire que les éléments de preuve qu’elle a produits sont insuffisants pour étayer la thèse avancée selon la prépondérance des probabilités.

[31] Je rejette l’observation formulée par le défendeur, pour trois raisons.

[32] En premier lieu, la déclaration sous serment de la sœur de la demanderesse au sujet de l’incident qui s’est produit en septembre 2017– et d’autres incidents de harcèlement – était très détaillée. La sœur a rapporté, expressément au sujet de l’attaque perpétrée en septembre 2017, la date et le lieu auxquels s’est produit l’événement, les personnes qui se sont rendues à leur domicile, les propos tenus et les gestes posés par l’ex‑beau‑frère, et la réaction des membres de la famille à l’attaque. L’affaire peut se distinguer de la décision Haji parce que la déclaration sous serment de la sœur contenait beaucoup plus de détails en l’espèce.

[33] En second lieu, comme j’ai conclu dans la décision Darville c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 476 [Darville], un agent a commis une erreur en reprochant à un demandeur de ne pas avoir produit de documents médicaux pour corroborer son affirmation selon laquelle il s’était blessé après avoir été pourchassé par un gang, même s’il n’y avait aucune information sur la question de savoir si le demandeur avait eu besoin de soins médicaux en raison de la blessure. Comme je l’ai souligné dans la décision Darville :

[20] Le demandeur fait remarquer que l’agent n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité, mais qu’il [traduction] « sembl[ait] déterminé à juger l’affaire en fonction du caractère suffisant de la preuve », plutôt qu’au regard de l’invraisemblance ou de la crédibilité. Le demandeur soutient que l’agent devait être conscient du fait qu’il ne pouvait pas tirer de conclusions quant à la crédibilité sans lui poser des questions, et qu’il a donc exigé des éléments de preuve corroborants au lieu de contester directement la véracité de la preuve présentée. Le demandeur renvoie à la décision Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 [Senadheerage], dans laquelle le juge Grammond a résumé la jurisprudence concernant les cas où un décideur peut exiger des éléments de preuve corroborants :

[36] En résumé, le décideur ne peut exiger des éléments de preuve corroborants que dans les cas suivants :

  • 1. Il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration, comme des doutes quant à la crédibilité du demandeur d’asile, l’invraisemblance du témoignage du demandeur d’asile ou le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï‑dire;

  • 2. On pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir.

[21] Bien que la décision Senadheerage portait sur une demande d’asile, elle a également été invoquée dans le contexte d’une demande d’ERAR : Nadarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 171 aux para 13‑16.

[22] Dans la décision Onyekweli‑Ugeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1138, je me suis tournée vers l’analyse faite par le juge Norris au paragraphe 31 de la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 [Ahmed], pour obtenir une orientation quant à la distinction entre le « caractère suffisant de la preuve » et la crédibilité :

[31] […] si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve. […]

[…]

[25] Au lieu de chercher à savoir si ces déclarations, si elles étaient admises, justifieraient que soit accueillie la demande d’ERAR du demandeur, l’agent a souligné que ce dernier [traduction] « n’a[vait] pas fourni d’éléments de preuve documentaire objectifs à l’appui de ses déclarations. Par exemple, [l’agent a noté] que des photographies de la maison, des factures ou des reçus pour des rénovations et des réparations, ou des rapports de police n’[avaient] pas été présentés ».

[26] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il est difficile de comprendre pourquoi l’agent voulait voir des photos de la maison, alors que le demandeur avait fourni plusieurs déclarations de lui‑même et de membres de sa famille, à la fois assermentées et non assermentées, indiquant que le gang avait pris le contrôle de la maison. En ce qui concerne les factures de réparation dont l’agent a souligné l’absence, le demandeur soutient, et j’en conviens, qu’aucun élément de preuve ne donnait à penser qu’il avait fait des réparations – il avait plutôt soutenu que la maison était dans un état inhabitable.

[27] Il ressort de l’observation selon laquelle le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve documentaire [traduction] « objectifs », que l’agent semble avoir douté de la véracité de l’affirmation du demandeur, et non qu’il a tiré une conclusion quant au caractère suffisant de la preuve dont il disposait.

[28] La décision Senadheerage confirme que, dans un cas comme celui qui nous occupe, l’agent aurait dû fournir un motif indépendant pour exiger la corroboration, et donner au demandeur l’occasion de présenter les éléments de preuve qu’il jugeait manquants. Le défaut de l’agent de le faire a rendu la décision déraisonnable.

[29] L’agent a commis une erreur similaire lorsqu’il a déclaré que le demandeur n’avait pas fourni de documents médicaux pour corroborer son affirmation selon laquelle il s’était blessé au dos en tombant d’une colline après avoir été pourchassé par le gang, même s’il n’y avait aucune information sur la question de savoir si le demandeur avait eu besoin de soins médicaux en raison de la chute.

[34] Contrairement à la décision Arsu, la SPR n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité en l’espèce. Au contraire, outre la conclusion favorable quant à la crédibilité qu’a tirée la SPR, l’agent a aussi tiré une conclusion favorable quant à la crédibilité au sujet des éléments de preuve documentaire fournis par la demanderesse. En dépit de cette conclusion favorable, l’agent a rejeté les éléments de preuve en raison d’un manque de corroboration sans en exposer les raisons, ce qui est contraire à la décision Senadheerage.

[35] En troisième lieu, je rejette l’argument avancé par le défendeur parce que l’agent disposait d’éléments de preuve selon lesquels l’un des attaquants était un policier. De plus, la déclaration sous serment de la sœur renfermait des éléments de preuve qu’elle avait déjà appelé la police au sujet du harcèlement que subissait la famille, mais qu’elle s’était fait dire que, puisque [traduction] « personne n’avait été tué ou blessé », la police ne pouvait pas intervenir. L’agent n’a pas mentionné ces éléments de preuve avant de conclure [traduction] « qu’il manquait des détails quant à savoir si l’agression avait été signalée aux autorités par la suite ». L’omission de l’agent de mentionner les éléments de preuve qui auraient pu dissiper ses propres doutes a rendu la décision déraisonnable.

V. Conclusion

[36] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[37] L’intitulé est modifié par la suppression du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

[38] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6577‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un autre décideur.

  3. L’intitulé est modifié par la suppression du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

  4. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6577‑20

 

INTITULÉ :

ZEYNEP YILDIRIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR vidÉoconfÉrence

DATE DE L’AUDIENCE :

le 24 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA juge GO

 

DATE DES MOTIFS :

le 9 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Kristen Lloyd

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Catherine Vasilaros

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kristen Lloyd

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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