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Date : 20220630


Dossier : T‑1812‑21

Référence : 2022 CF 968

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 30 juin 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

DUNCAN BOWES CD

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 12 juin 2021 [la décision contestée], par laquelle l’autorité de dernière instance [l’ADI] de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes a rejeté le grief qu’avait déposé le demandeur en vertu de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5. Dans ce grief, le demandeur contestait le fait d’avoir été nommé par sa chaîne de commandement à une nouvelle assignation temporaire.

[2] Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que la décision contestée était raisonnable et qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Le contexte

[3] Le demandeur, Duncan Bowes CD, est membre des Forces armées canadiennes. En juin 2010, il a signé une déclaration officielle (qui a été révisée en avril 2015), par laquelle il acceptait d’être en [traduction] « service de classe B » du 31 juillet 2017 au 31 juillet 2020 sur le Navire canadien de Sa Majesté Chippawa [NCSM Chippawa] à Winnipeg, au Manitoba. Cette déclaration officielle prévoyait notamment que, au cours de sa période de service, le demandeur puisse être appelé à occuper un poste n’importe où au Canada ou à l’étranger. Le demandeur a également fait l’objet d’une revue du développement du personnel [RDP], qui indiquait qu’il pourrait être appelé à exécuter [traduction] « d’autres tâches » au besoin.

[4] En février 2019, la chaîne de commandement du demandeur a dû affecter deux membres de l’équipage du NCSM Chippawa à des postes d’instructeur pour un cours de qualification militaire de base [QMB], qui devait se donner du 6 mai au 15 septembre 2019 au Camp Vimy, situé à la Base des Forces canadiennes de Valcartier, au Québec.

[5] En mars 2019, le demandeur a été informé qu’il avait été nommé, ainsi que deux autres candidats potentiels qualifiés, à l’un de ces postes. À l’époque, il était administrateur des installations et coordonnateur de l’instruction sur le NCSM Chippawa.

[6] Le demandeur a contesté cette affectation en affirmant que l’autre candidat – le second recruteur de l’unité – devrait être nommé à sa place. Son capitaine [le maître de 1re classe] l’a informé que le recruteur de l’unité n’était pas disponible, car il devait suivre un cours et était occupé à planifier et à organiser une autre activité d’attraction des Forces armées canadiennes à l’échelle nationale. On considérait également que l’absence du recruteur pendant l’été serait trop préjudiciable à l’unité. Le demandeur a demandé l’autorisation de s’entretenir avec son commandant en second au sujet de sa nomination. Sa demande a été rejetée, et son maître de 1re classe lui a ordonné d’accepter l’affectation. Le demandeur a finalement choisi de mettre fin volontairement à son service lorsque son affectation n’a pas été modifiée.

[7] Le demandeur a déposé un grief pour contester sa nomination à cette affectation. Il mettait en doute le fait que le recruteur de l’unité n’était pas disponible ainsi que la raison de sa nomination. Il a également fourni plusieurs raisons personnelles qui, selon lui, n’avaient pas été prises en compte lors de la nomination. Il a demandé que la durée de l’affectation soit réduite ou que l’affectation soit annulée, que le recruteur de l’unité soit tenu d’accepter le poste, que le nom de la personne qui l’avait nommé lui soit révélé et que son contrat soit rétabli s’il devait être résilié. Il a également déposé une nouvelle plainte contre le maître de 1re classe pour cause de harcèlement.

[8] Le demandeur a initialement présenté son grief à son commandant, qui l’a renvoyé au Directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes [l’autorité de première instance ou API]. Après avoir reçu des observations supplémentaires de la part du demandeur, l’API a rejeté le grief le 28 octobre 2019 [la décision de l’API]. L’API a conclu qu’il était justifié d’affecter le demandeur à ce poste, compte tenu des résultats de sa RDP, et qu’il était logique et raisonnable de le faire. Le second recruteur de l’unité ayant déjà été affecté à un poste d’instructeur en QMB au Camp Vimy, l’unité se serait trouvée sans recruteur si le premier était affecté au poste en question à la place du demandeur.

[9] Le 6 novembre 2019, le demandeur a demandé que la décision de l’API soit renvoyée à l’ADI, qui l’a renvoyée au Comité d’examen externe des griefs militaires [le Comité] avant de rendre sa décision.

[10] Avant que le Comité ne fasse ses recommandations, le demandeur a demandé officieusement l’autorisation d’ajouter d’autres allégations à son grief, soit des allégations de harcèlement et de congédiement implicite ainsi que des allégations de favoritisme de la part du maître de 1re classe envers le recruteur de l’unité.

[11] Dans son rapport, le Comité a refusé d’analyser ces nouvelles allégations ou de tirer des conclusions à leur égard, car il jugeait qu’elles n’étaient pas étayées par la preuve. Il a conclu que le demandeur n’avait pas été lésé. Il a conclu qu’un ordre légitime avait été donné au NCSM Chippawa pour que soient affectés deux membres de son équipage au Camp Vimy et qu’il fallait y obtempérer. Le Comité a conclu que la décision de choisir le demandeur pour occuper l’un des postes était raisonnable. Selon sa RDP et sa déclaration officielle, le demandeur avait l’obligation d’exécuter les autres tâches que lui assignerait sa chaîne de commandement n’importe où au Canada. Il était donc possible qu’il soit choisi pour occuper l’un des postes. La chaîne de commandement du demandeur avait expliqué les raisons pour lesquelles il avait été sélectionné et elle n’était pas tenue de prendre en compte ses préférences dans les circonstances.

[12] L’ADI a souscrit aux conclusions du Comité et a conclu que le NCSM Chippawa était tenu d’affecter deux des membres de son équipage au Camp Vimy et que le maître de 1re classe avait l’autorisation d’ordonner au demandeur d’accepter le poste. Elle a jugé que cet ordre était compatible avec la RDP et la déclaration officielle du demandeur et que ce dernier était tenu de s’y conformer. Selon l’ADI, le demandeur a volontairement mis fin à son emploi en ne se conformant pas à cet ordre. L’ADI a conclu que le demandeur a été traité de manière équitable et a rejeté son grief.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[13] La présente demande soulève deux questions :

  1. La décision de l’ADI était‑elle raisonnable?

  2. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[14] La norme de contrôle qui s’applique aux décisions de l’ADI est celle de la décision raisonnable : Bond‑Castelli c Canada (Procureur général), 2020 CF 1155 aux para 29‑31. Aucune des situations dans lesquelles la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée n’est présente : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16‑17.

[15] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85‑86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité : Vavilov, aux para 85, 91‑95, 99‑100.

[16] Les questions d’équité procédurale font l’objet d’un examen qui s’apparente au contrôle selon la norme de la décision correcte, même si, à strictement parler, elles ne sont pas assujetties à l’analyse relative à la norme de contrôle. Il faut plutôt examiner ces questions en se demandant si la procédure suivie par le décideur était équitable : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Sangha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 95 au para 13.

III. Analyse

A. La décision de l’ADI était‑elle raisonnable?

[17] Le demandeur soutient que la décision contestée était déraisonnable, car l’ADI n’a pas tenu compte de ses arguments concernant le harcèlement et le favoritisme et n’a pas conclu qu’il avait fait l’objet d’un congédiement implicite. Il affirme que l’ADI n’a pas tenu compte de la décision rendue à l’égard de sa plainte de harcèlement même si elle avait été tranchée avant que l’ADI ne rende sa décision. Bien que sa plainte de harcèlement ait été rejetée, le demandeur soutient que cette décision indique qu’il y avait des preuves de conflits au travail et affirme qu’il était inopportun de rejeter sa demande d’entretien avec son commandant en second au sujet de son affectation à Valcartier. Selon lui, l’ADI aurait dû prendre en considération le rejet de sa plainte de harcèlement dans sa décision.

[18] Le défendeur fait valoir que la décision contestée était raisonnable, compte tenu des besoins opérationnels des Forces armées canadiennes. Il soutient que, dans ses différentes plaintes, le demandeur ne conteste pas la décision faisant l’objet du contrôle et que ces plaintes n’ont pas été déposées auprès de la bonne instance. Il affirme que le demandeur n’a pas précisé de quelle façon l’ADI aurait pu procéder pour rendre une autre décision sans nuire aux objectifs de recrutement des Forces armées canadiennes.

[19] Les allégations de harcèlement, de favoritisme et de congédiement implicite n’ont pas été soulevées dans le premier grief déposé auprès de l’API. Après le renvoi du grief au Comité, le demandeur a écrit à ce dernier le 28 avril 2020 pour ajouter officieusement ces allégations à sa plainte. Dans ses observations supplémentaires, le demandeur affirmait que son maître de 1re classe, qui, selon lui, avait fait preuve de favoritisme à l’égard du recruteur de l’unité, ne l’avait pas traité de manière équitable et transparente. Le demandeur a indiqué qu’il a demandé à deux reprises l’autorisation de s’entretenir avec son commandant en second au sujet de l’affectation à Valcartier, mais sa demande a été rejetée chaque fois.

[20] Le Comité a accepté la correspondance supplémentaire que lui avait envoyée le demandeur et a indiqué qu’elle serait versée au dossier du grief. Lorsqu’il a formulé ses conclusions et ses recommandations, le Comité a fait observer que le demandeur n’avait présenté aucun élément de preuve pour étayer ses allégations. Il a déclaré qu’il n’analyserait pas les allégations et qu’il ne tirerait pas de conclusions à leur égard.

[21] Le demandeur a répété les mêmes arguments lorsqu’il a écrit au Comité pour répondre à ses recommandations et à ses conclusions.

[22] L’ADI n’a formulé aucune autre observation concernant ces arguments dans sa décision.

[23] L’article 29.13 de la Loi sur la défense nationale (et l’article 7.23 des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes) dispose que le chef d’état‑major de la défense, agissant à titre d’ADI, doit motiver sa décision à l’égard d’un grief s’il s’écarte des conclusions et recommandations du Comité. Cependant, le Comité a expressément indiqué qu’il ne tirerait pas de conclusions concernant les allégations de harcèlement, de favoritisme et de congédiement implicite, car elles étaient sans fondement. Rien n’obligeait l’ADI à motiver ces arguments. Comme l’indiquait la décision contestée, le demandeur alléguait dans son grief qu’il [traduction] « n’aurait pas dû recevoir l’ordre d’accepter un poste d’instructeur en qualification militaire de base [QMB] à l’extérieur de [son] unité ».

[24] L’allégation de harcèlement et l’allégation selon laquelle il y a eu manquement à l’équité procédurale parce que le demandeur n’a pas eu l’occasion de s’entretenir avec son commandant en second au sujet de la nomination ont fait l’objet d’une décision distincte, qui a été rendue le 30 janvier 2020 par le capitaine de vaisseau de la région de l’Ouest. Dans cette décision, le capitaine de vaisseau a conclu que les actes reprochés ne répondaient pas aux critères nécessaires pour constituer du harcèlement au sens des politiques applicables. Il a indiqué que le demandeur pouvait déposer un grief auprès de l’API s’il n’était pas satisfait de sa décision. Le capitaine de vaisseau a également conclu qu’il était inopportun de refuser au demandeur l’entretien qu’il avait demandé son commandant en second au sujet de l’assignation temporaire à Valcartier et que cette décision serait portée à l’attention de son commandant dans une communication distincte. Rien ne justifiait que l’ADI tienne compte de ces éléments lorsqu’elle a rendu la décision qui fait l’objet de la présente demande.

[25] En outre, je suis d’avis que le demandeur n’a pas démontré que le raisonnement de l’ADI concernant les circonstances dans lesquelles il a quitté son emploi était entaché d’une erreur. Le demandeur invoque la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34, ainsi que l’alinéa 29c) de la Loi sur l’assurance‑emploi, LC 1996, c 23. Ces dispositions ne s’appliquent pas, car elles portent sur l’admissibilité des employés à des prestations d’assurance‑emploi lorsqu’ils ont quitté volontairement leur emploi. De telles prestations ne sont pas en cause en l’espèce.

[26] Le demandeur invoque également un document de politique qui reprend la définition de congédiement implicite tirée du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 (815‑1‑IPG‑033). Selon cette définition, l’expression « congédiement implicite » est utilisée dans les cas où l’employeur « a négligé de respecter les conditions d’emploi » ou « a modifié unilatéralement [l]es conditions d’emploi » de l’employé.

[27] En l’espèce, le demandeur a explicitement accepté d’effectuer son service n’importe où au Canada et d’accomplir les tâches que lui ordonne d’exécuter sa chaîne de commandement, comme le prévoit sa déclaration officielle. Comme l’a fait remarquer l’ADI :

[traduction]

[...] Je note que le fait de vous assigner cette tâche ne contrevient pas aux modalités de la déclaration officielle que vous avez volontairement signée et que la déclaration officielle prévoyait, en fait, la possibilité que de telles tâches vous soient assignées.

Je conclus donc que votre chaîne de commandement vous a donné un ordre légitime lorsqu’elle vous a affecté à un poste d’instructeur en QMB du 6 mai au 15 septembre 2019. La tâche qui vous a été assignée était temporaire et, une fois celle‑ci terminée, vous deviez retourner à votre unité pour effectuer le reste de votre service de classe B, comme le prévoyait votre déclaration officielle. Le service dans la Première réserve est, en soi, volontaire et vous devez y consentir. Étant donné que vous n’avez pas accepté d’accomplir la tâche prévue dans votre déclaration officielle et que vous avez manifesté votre désaccord lorsque vous avez volontairement mis fin à votre service de classe B, je suis d’avis que votre unité ne vous a pas poussé à mettre fin à votre emploi.

[28] Bien que l’ADI n’ait formulé aucune remarque sur les lois invoquées par le demandeur, elle a répondu à l’essentiel de ses arguments en mentionnant la déclaration officielle et en expliquant que la tâche en question était visée par l’entente conclue avec lui. Elle a raisonnablement conclu que le demandeur avait volontairement quitté son emploi et que son unité ne l’avait pas poussé à mettre fin à son emploi.

[29] Les autres arguments soulevés par le demandeur ne sont pas convaincants et ne sont rien de plus qu’un désaccord quant à l’issue de la décision contestée, ce qui ne constitue pas un motif de contrôle judiciaire : Njomo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1402 au para 35.

[30] Il en faut davantage pour établir qu’une décision est déraisonnable. Cet élément supplémentaire n’est pas présent en l’espèce.

B. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?

[31] Le demandeur a admis dans ses observations orales qu’il ne considérait pas que la procédure de règlement des griefs était inéquitable sur le plan procédural. Il soutient qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale uniquement en ce qui a trait à ses allégations de favoritisme et de traitement inéquitable de la part de son maître de 1re classe.

[32] Bien que le demandeur se soit vu refuser au départ la possibilité de présenter des observations à sa chaîne de commandement, il a eu pleinement l’occasion de le faire tout au long de la procédure de règlement des griefs, et il a tiré parti de ces possibilités, notamment en obtenant des prorogations de délai. Le demandeur n’a pas établi que la procédure suivie par le décideur était inéquitable.

[33] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[34] Comme le demandeur n’était pas représenté par un avocat, je n’adjugerai aucuns dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Nathalie Ayotte, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1812‑21

 

INTITULÉ :

DUNCAN BOWES CD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Duncan Bowes CD

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Meghan Riley

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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