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Date    : 20040610

Dossier : T-494-03

Référence : 2004 CF 848

Vancouver (Colombie-Britannique), le jeudi 10 juin 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

ENTRE :

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                       ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                          demandeur

                                                                          - et -

                                                            MING LUNG CHEN

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Dans une décision en date du 3 février 2003, le juge de la citoyenneté Louis Sekora (le juge de la citoyenneté) a accordé la citoyenneté canadienne au défendeur, M. Ming Lung Chen. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) en appelle de la décision du juge de la citoyenneté aux termes du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi) et l'article 21 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7.

[2]                Les faits qui ont donné naissance au présent appel peuvent être résumés de la façon suivante. Le défendeur a obtenu son statut de résident permanent quand il a immigré au Canada en même temps que sa famille le 25 mai 1992. Dans sa demande de citoyenneté, le défendeur a indiqué qu'il s'était absenté du Canada de façon régulière depuis 1998. En réponse à un questionnaire sur la résidence, le défendeur a expliqué son absence. Il soutient qu'il a conservé et continué d'exploiter son commerce d'herboriste chinois à Taiwan. En outre, il a fréquemment rendu visite à sa mère souffrante, qui vit également à Taiwan.

[3]                En vertu de l'alinéa 5(1)c) de la Loi, le ministre peut attribuer la citoyenneté à toute personne qui est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, et qui a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout. Plus particulièrement, l'alinéa 5(1)c) de la Loi donne des instructions sur la manière de calculer les jours :


5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

...

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

...

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:


(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;


[4]                Le défendeur a demandé la citoyenneté canadienne en avril 2002. Dans les quatre années qui ont précédé immédiatement sa demande de citoyenneté, il a été présent au Canada pendant 535 jours et absent pendant 925 jours. Ce qui fait qu'il manque au défendeur 560 jours de résidence pour se qualifier aux termes de l'alinéa 5(1)c) de la Loi. Néanmoins, le juge de la citoyenneté a approuvé sa demande.

[5]                Tout d'abord, la présente Cour doit déterminer quelle est la norme applicable quand elle procède au contrôle d'une décision d'un juge de la citoyenneté (Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226 (C.S.C.), 2003 CSC 19). Dans l'application de la méthode pragmatique et fonctionnelle, la Cour doit tenir compte de quatre facteurs pour déterminer la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer à une décision administrative particulière : (1) l'objet ou les objets de la loi dans son ensemble et celui des dispositions particulières, (2) la nature de la question, c'est-à-dire s'il s'agit d'une question de droit, d'une question de fait ou d'une question mixte de fait et de droit; (3) l'expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige; et (4) l'existence d'une clause privative ou d'un droit d'appel (Dr. Q, précité; Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247 (C.S.C.), 2003 CSC 20).

[6]                Si l'on garde ces facteurs à l'esprit, j'adopte le raisonnement du juge MacKay dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Chang, 2003 CF 1472, aux paragraphes 5 à 7, [2003] A.C.F. no 1871 (C.F.) (QL), dans laquelle il a déclaré que la norme de contrôle appropriée était celle de la décision raisonnable simpliciter :

Les avocats des deux parties invoquent la décision Re: Koo et la décision Lam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 410 (C.F. 1re inst.). Dans cette dernière affaire, monsieur le juge Lutfy (maintenant juge en chef de la Cour fédérale) a conclu qu'il fallait faire preuve de retenue à l'égard de la décision du juge de la citoyenneté lorsque celui-ci avait correctement appliqué un critère de résidence reconnu. L'intimé affirme que c'est ce qui a été fait en l'espèce et qu'il faut faire preuve de retenue à l'égard de la décision du juge de la citoyenneté. Le ministre appelant soutient pour sa part que le juge n'a pas bien appliqué le critère de la décision Re: Koo et qu'il n'a pas pris en considération certains faits. Les deux avocats renvoient à la norme de contrôle énoncée par le juge Lutfy dans la décision Lam, savoir une norme fondée sur le caractère raisonnable, mais qui se rapproche de la norme de la décision correcte.

Compte tenu de la décision Lam, la norme de la décision correcte a été appliquée dans Lin c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2002] A.C.F. no 492 (C.F. 1re inst.), relativement à une décision portant sur l'application de l'alinéa 5(1)c) de la Loi. Cette même norme, à l'issue d'un raisonnement différent, a été appliquée dans la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 1693 (C.F. 1re inst.).

À mon avis, à la lumière de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, la norme de contrôle applicable en l'espèce est la décision raisonnable simpliciter, mais la Cour n'a pas à faire preuve d'une très grande retenue à l'égard de la décision du juge de la citoyenneté. Cette norme tient à l'appréciation de la situation, y compris la disposition de la Loi qui permet d'interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté, à la nature de la question à juger lorsqu'on est en présence d'une question de droit et de fait dans laquelle l'application du droit est plus importante que la détermination des faits, et à l'expertise de la Cour relativement à celle du juge de la citoyenneté lorsqu'il s'agit de trancher des questions où l'application de la loi prévaut.

[7]                Dans la décision Re : Koo (1992), 59 F.T.R. 27, au paragraphe 10, [1992] A.C.F. no 1107 (C.F. 1re inst.) (QL), Madame la juge Reed a énoncé un critère en six étapes que l'on peut utiliser pour déterminer si la condition de résidence a été respectée :


1) la personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s'absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

2) où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

3) la forme de présence physique de la personne au Canada dénote-t-elle que cette dernière revient dans son pays ou, alors, qu'elle n'est qu'en visite?

4) quelle est l'étendue des absences physiques (lorsqu'il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence réputée que lorsque les absences en question sont considérables)?

5) l'absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint, qui a accepté un emploi temporaire à l'étranger)?

6) quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

[8]                La résidence antérieure est pertinente pour évaluer les attaches du requérant avec le Canada (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Xu, 2002 CFPI 1111, aux paragraphes 10 et 11, [2002] A.C.F. no 1493 (C.F. 1re inst.) (QL)). En réponse au premier facteur énoncé dans la décision Re : Koo, le juge de la citoyenneté a déclaré ce qui suit : [traduction] « Il est demeuré au Canada pendant 20 jours pour ensuite se rendre à Taiwan afin de rendre visite à un parent malade. C'est un médecin herboriste à Taiwan » . Le juge de la citoyenneté semble avoir tenu compte du fait que M. Chen est retourné à Taiwan peu après avoir obtenu son statut d'immigrant reçu au Canada; toutefois, il ne se demande jamais si M. Chen s'était établi au Canada avant son premier départ. Le juge de la citoyenneté n'a également pas examiné la forme des absences de M. Chen et si ses absences étaient récentes ou si elles se sont produites sur une longue période de temps avant le dépôt de la demande de citoyenneté.


[9]                Deuxièmement, le juge de la citoyenneté a indiqué ce qui suit pour ce qui est du deuxième facteur énoncé dans la décision Re : Koo, précitée :

[traduction]

« Son épouse vit à Richmond. Sa demande de citoyenneté canadienne est approuvée. Il a une fille et deux fils qui sont citoyens canadiens et qui vivent aussi à Richmond. »

Bien que le juge de la citoyenneté ait examiné la situation de la famille proche du défendeur, il n'a pas tenu compte de la situation de sa famille étendue, malgré une preuve indiquant que le défendeur rendait régulièrement visite à sa mère à Taiwan.


[10]            En réponse au troisième facteur énoncé dans la décision Re : Koo, précitée, qui porte sur la question de savoir si la forme de présence physique de la personne dénote que cette dernière revient dans son pays, le juge de la citoyenneté déclare ceci : [traduction] « Il possède deux maisons à Richmond, de même que deux entreprises de bleuets et un centre-jardin. Il a également fait d'autres placements » . Ces observations ne répondent pas à la question qui, plutôt que de traiter de l'étendue des possessions du défendeur au Canada, porte sur la nature de sa présence physique dans le pays : le défendeur rentre-t-il à la maison au Canada après chacune de ses absences ou y est-il simplement en visite? En l'espèce, le juge de la citoyenneté a tout simplement omis d'examiner la nature de la présence physique du défendeur au Canada. Quand les absences sont un mode de vie régulier plutôt qu'un phénomène temporaire, elles indiquent que la vie est partagée entre les deux pays, et non pas un mode de vie centralisé au Canada, comme le prévoit la Loi (Wu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 435, [2003] A.C.F. no 639 (1re inst.) (QL)).

[11]            En réponse au quatrième facteur énoncé dans la décision Re : Koo, qui porte sur l'étendue des absences physiques, le juge de la citoyenneté énumère le nombre de jours pendant lesquels M. Chen a été présent au Canada et ceux pendant lesquels il a été absent. Dans ses motifs, il indique ce qui suit : [traduction] « Il a été présent au Canada pendant 535 jours et absent du Canada pendant 925 jours. Il lui manque donc 560 jours, mais il a été présent au Canada pendant une période de 240 jours depuis la date du dépôt de sa demande le 23 avril 2002. » Les absences de M. Chen sont importantes. Il ne s'agit pas d'un cas où il ne manque au défendeur que quelques jours sur les 1 095 jours exigés et où il est par conséquent facile de conclure à une résidence présumée. Le critère approprié suppose que l'on compte la présence physique pendant les quatre années qui ont précédé le dépôt de la demande de citoyenneté. Il n'est pas pertinent de tenir compte du fait que M. Chen a été au Canada 240 jours de plus depuis le dépôt de sa demande de citoyenneté.

[12]            En réponse au cinquième facteur, le juge de la citoyenneté indique ce qui suit : [traduction] « La raison pour laquelle il était absent pendant 15 jours par mois est que c'est un médecin herboriste. Il a mis son entreprise en vente » . Je conviens avec le demandeur que le fait que M. Chen souhaitait vendre son entreprise n'est pas un facteur pertinent.

[13]            Enfin, pour ce qui est du dernier facteur énoncé dans la décision Re : Koo, précitée, le juge de la citoyenneté déclare ce qui suit : [traduction] « Il a beaucoup d'investissements au Canada. Son épouse, ses fils et sa fille se trouvent au Canada. Ses fils et sa fille sont citoyens canadiens. » Bien que la famille et les placements soient des indices de ses attaches avec le Canada, ces observations ne comparent pas ces attaches avec la qualité de ses attaches avec Taiwan.

[14]            Le juge de la citoyenneté a également tenu compte de facteurs non pertinents. Sous la rubrique « Décision » , le juge de la citoyenneté met l'accent sur les facteurs qui ont été déterminants dans sa décision. Il déclare ceci :

[traduction]

Il a une entreprise de bleuets à Richmond, et également un centre-jardin. Il faut compter cinq ans avant que l'on puisse cueillir des bleuets. Cela signifie que la récolte sera bientôt prête. Mais il se trouve au Canada depuis mai 1992. Il a accumulé beaucoup plus que le temps nécessaire au Canada, c'est-à-dire 1 095 jours. J'approuve donc sa demande de citoyenneté.


[15]            Le fait que M. Chen soit propriétaire d'entreprises et le temps qu'il a consacré pour les établir ne sont pas des facteurs déterminants pour se prononcer sur la condition de résidence. En outre, il n'y avait aucune preuve de la présence de M. Chen au Canada depuis 1992, jusqu'au début de la période de calcul de la résidence. M. Chen a déclaré dans son questionnaire sur la résidence qu'il est retourné dès le début à Taiwan pour continuer d'exploiter son commerce d'herboriste. Le calcul du temps nécessaire au Canada ne commence pas au moment où M. Chen a obtenu son droit d'établissement en 1992, mais bien au début de la période de quatre ans qui a précédé sa demande de citoyenneté. D'après ce calcul, il manque 560 jours sur le nombre de jours exigés.

[16]            Bien qu'il faille faire preuve de retenue à l'égard des conclusions d'un juge de la citoyenneté, j'estime en l'espèce que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en appliquant à tort le critère énoncé dans la décision Re : Koo, précitée, et qu'il a également fondé sa décision sur des considérations non pertinentes. Par conséquent, j'estime que la conclusion à laquelle il est parvenu, n'est pas raisonnable.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que l'appel du ministre soit accueilli. La décision du juge de la citoyenneté en date du 3 février 2003, ayant trait au défendeur, est infirmée.

                                                                                _ Luc Martineau _             

                                                                                                     Juge                        

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                       T-494-03

INTITULÉ :                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

L'IMMIGRATION c. MING LUNG CHEN

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 9 juin 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :      LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :     le 10 juin 2004

COMPARUTIONS :

Peter Bell                                                          POUR LE DEMANDEUR

Personne                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg                                              POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Personne                                                           POUR LE DÉFENDEUR


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