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Date : 20220615


Dossier : IMM‑672‑21

Référence : 2022 CF 902

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 juin 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

IRENE GONZALEZ DE BARRAGAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Irene Gonzalez De Barragan, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision, datée du 6 janvier 2021, par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a refusé de lui accorder une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à l’égard de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada.

[2] Après examen du dossier dont la Cour est saisie, y compris les observations écrites et orales des parties, et après avoir pris en compte le droit applicable, la demanderesse n’a pas réussi à me convaincre que la décision de l’agent était déraisonnable. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Contexte

[3] La demanderesse est une citoyenne de la Colombie. Ses trois enfants, ses cinq petits‑enfants et son arrière‑petit‑enfant vivent au Canada en tant que citoyens ou résidents permanents. Depuis 2011, la demanderesse a visité le Canada à de nombreuses reprises. Au moment de la décision quant à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, elle avait vécu au Canada pendant environ 72 mois au total depuis 2013; sa plus récente entrée au pays au moyen de son visa de visiteur remontait à 2018, et son autorisation de séjour avait été prolongée à deux reprises.

[4] Le 31 janvier 2019, la demanderesse a présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Sa demande était fondée sur son établissement au Canada, sur des considérations liées à son âge et à son état de santé, sur ses liens familiaux et la séparation familiale, puis sur l’intérêt supérieur de ses enfants.

[5] Dans sa décision, l’agent n’était pas convaincu, compte tenu des éléments de preuve au dossier et de la situation particulière de la demanderesse, que l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR était justifié.

[6] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en appliquant le mauvais critère pour évaluer (i) l’intérêt supérieur des enfants [l’ISE] et (ii) les facteurs d’ordre humanitaire qu’elle avait soulevés.

[7] Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov au para 85).

[8] Il incombe à la demanderesse de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable (Vavilov, au para 100). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie qui conteste la décision que celle‑ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont pas] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

[9] La cour doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la décision qu’elle aurait rendue à sa place. Ce n’est pas le rôle de la cour de révision d’apprécier à nouveau ou de réévaluer la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier ses conclusions de fait (Vavilov, au para 125).

II. Analyse

[10] L’octroi d’une exemption en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire (Fatt Kok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 741, au para 7; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265, aux para 19‑20). Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire de dispenser certains étrangers des exigences habituelles de la loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Le pouvoir discrétionnaire à cet égard représente une exception sensible et flexible au fonctionnement habituel de la LIPR qui permet d’accorder une mesure à vocation équitable, notamment pour mitiger la rigidité de la loi dans les cas appropriés (Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121 aux para 13 et 14 [Rainholz]).

[11] Les considérations d’ordre humanitaire s’entendent des faits établis par la preuve qui seraient de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne, dans la mesure où ses malheurs justifient l’octroi d’un redressement spécial aux fins des dispositions par ailleurs applicables de la LIPR (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13 et 21 [Kanthasamy]). Comme l’a fait remarquer mon collègue, le juge Andrew D. Little, « [s]elon l’interprétation retenue du paragraphe 25(1), l’agent doit évaluer les difficultés auxquelles le ou les demandeurs se heurteront lorsqu’ils quitteront le Canada. Bien qu’ils ne soient pas employés dans la loi elle‑même, la jurisprudence d’appel a confirmé que les adjectifs “inhabituelles”, “injustifiées” et “excessives” décrivaient les difficultés susceptibles de justifier une dispense au titre de cette disposition » (Rainholz, au para 15).

[12] Le paragraphe 25(1) de la LIPR renvoie également à la nécessité de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés. En considérant l’ISE, le décideur doit être « réceptif, attentif et sensible » à cet intérêt (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75 [Baker]).

[13] Le fardeau d’établir qu’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifiée incombe aux demandeurs. C’est à leurs risques et péril qu’ils omettent de soumettre des éléments de preuve ou de produire des renseignements pertinents à l’appui d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Rainholz au para 18).

A. L’intérêt supérieur des enfants

[14] La demanderesse plaide que l’agent n’a pas accordé de poids à l’ISE, ni fourni d’analyse de son poids relatif, et qu’il n’a pas examiné la preuve de façon adéquate. Le défendeur fait valoir que, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, l’agent a examiné les éléments de preuve présentés, a reconnu l’existence de liens familiaux étroits en l’espèce et a explicitement conclu que les considérations liées à l’ISE faisaient pencher la balance en faveur d’une décision favorable.

[15] Je ne suis pas convaincue que l’agent a commis une erreur dans l’évaluation de l’ISE. L’agent a établi que trois petits‑enfants et un arrière‑petit‑enfant satisfaisaient à la définition d’enfant, il a reconnu le rôle que leur grand‑mère jouait dans leur vie, il a fait référence, dans l’ensemble, aux lettres d’appui des petits‑enfants de la demanderesse ainsi qu’aux deux articles qui avaient été soumis au dossier, et il a conclu que les considérations liées à l’ISE faisaient pencher la balance en faveur d’une décision favorable. L’agent a également relevé, cependant, que peu d’éléments de preuve avaient été présentés pour démontrer que l’un ou l’autre des enfants de la demanderesse était incapable de prendre soin de ses propres enfants (les petits‑enfants de la demanderesse) ou que ceux‑ci ne pourraient plus bénéficier des systèmes de soins de santé, d’éducation et de services sociaux canadiens ou du soutien de leurs parents et d’autres membres de la famille.

[16] La demanderesse n’est pas la principale fournisseuse de soins des enfants. Au vu du dossier, il était loisible à l’agent de conclure qu’il n’était pas nécessaire, pour le bien‑être des enfants, d’accorder une dispense à la demanderesse (Gutierrez Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 339 au para 25).

[17] En outre, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en ne faisant pas mention de Juliana, née en 1997. Juliana, la petite‑fille de la demanderesse, était âgée de 21 ans lorsque la demande a été présentée. La demande était accompagnée de nombreuses lettres d’appui, dont l’une provenait de Juliana. L’exposé circonstancié de la demanderesse reprend des passages de huit des lettres d’appui, dont celle de Juliana.

[18] Un décideur est présumé avoir soupesé et considéré toute la preuve qui lui a été présentée, et le défaut de mentionner un élément de preuve particulier ne signifie pas qu’il a été négligent (Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au para 38). Les cours de révision ne peuvent pas s’attendre à ce que les décideurs administratifs répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse (Vavilov, aux para 91 et 128). En l’espèce, il est clair que l’agent a tenu compte des lettres d’appui et il a également repris les propos formulés par la demanderesse : [TRADUCTION] « J’ai cinq petits‑enfants âgés de 4, 7, 15 et 21 ans qui vivent à Hamilton ». En outre, Juliana n’est pas une enfant mineure, et l’agent n’a donc pas, selon moi, commis une erreur en ne traitant pas particulièrement du cas de Juliana dans sa décision.

B. Le critère appliqué par l’agent menant au rejet de la demande

[19] La demanderesse soutient que (i) l’agent a appliqué une norme du caractère exceptionnel, et que (ii) la décision n’est pas transparente ou intelligible, parce que l’agent a rejeté la demande après avoir accordé un poids favorable ou neutre à chacun des facteurs en l’espèce.

[20] Je conclus que l’agent a raisonnablement pris en compte tous les facteurs pertinents soulevés par la demanderesse et les a soupesés. Il a ensuite clairement expliqué qu’il n’était pas convaincu que ces facteurs justifiaient l’octroi d’une dispense. Premièrement, l’ISE ne revêt pas un caractère déterminant quant à l’issue d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 aux para 2 et 8; Baker au para 75; Mebrahtom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 821 au para 18 [Mebrahtom]). Deuxièmement, il n’est pas nécessairement incohérent qu’un agent conclue que le facteur de l’ISE joue dans une certaine mesure en faveur d’une dispense, comme le font d’autres facteurs, et pourtant conclue que, en se fondant sur l’appréciation globale, la dispense pour des considérations d’ordre humanitaire n’est pas justifiée (Mebrahtom, au para 19).

[21] En outre, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en faisant référence à d’autres options d’immigration et qu’il a donc adopté une approche qui s’avère incompatible avec celle exposée dans l’affaire Kanthasamy. Je ne suis pas de cet avis. L’agent avait relevé (i) que la demanderesse vivait au Canada avec un statut d’immigrant valide depuis 2011; (ii) la disponibilité d’autres options d’immigration, comme le parrainage ou le super visa; (iii) l’absence d’explication quant à la raison pour laquelle elle n’a pas été parrainée après l’an 2004, et (iv) le manque de preuve au dossier démontrant que la demanderesse serait inadmissible aux options mentionnées ou que celles‑ci ne répondraient pas à ses besoins. L’agent a aussi pris note du fait que la demanderesse avait déclaré que de retourner en Colombie pour présenter une demande à partir de ce pays et d’attendre sans aucune garantie lui causerait des difficultés excessives.

[22] En fait, l’agent a conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve démontrant qu’elle ne pourrait pas visiter le Canada ou qu’elle ne serait pas admissible à la résidence permanente si elle présentait sa demande depuis l’extérieur du pays. Le manque d’éléments de preuve ou le défaut de produire des renseignements pertinents à l’appui d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire se fait au péril du demandeur (Rainholz, au para 18). En l’espèce, il incombait à la demanderesse d’établir les motifs qui permettraient à l’agent d’immigration d’accorder une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et il « n’incombait pas à l’agente d’immigration de démontrer pourquoi cette mesure devait être refusée » (Goraya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 341 au para 16).

[23] La demanderesse a en outre fait valoir à l’audience qu’elle ne peut pas obtenir un super visa, puisque l’octroi d’un tel visa nécessite l’établissement de liens qui l’unissent à la Colombie. Le défendeur a répondu que la même exigence s’applique à l’octroi d’un visa de visiteur temporaire, et que la demanderesse n’a eu aucune difficulté à obtenir un tel visa. Je suis d’avis que l’argument de la demanderesse est hypothétique et, en l’espèce, il lui incombait de présenter tout élément de preuve pertinent à cet égard.

[24] Je suis d’avis que la mention, par l’agent, de la possibilité d’autres options d’immigration n’a pas donné lieu à une erreur susceptible d’un contrôle judiciaire. La décision était fondée sur l’appréciation de nombreux facteurs, y compris sur l’établissement de la demanderesse, sur des considérations liées à son âge et à son état de santé, sur ses liens familiaux et la séparation familiale, ainsi que sur l’ISE.

III. Conclusion

[25] Pour tout ce qui précède, je conclus que les motifs de l’agent étaient justifiés, transparents et intelligibles et qu’ils satisfont à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov.

[26] La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑672‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑672‑21

INTITULÉ :

IRENE GONZALEZ DE BARRAGAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 MARS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Lindsay Campbell Senese

POUR LA DEMANDERESSE

Simarroop Dhillon

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Campbell Senese Law

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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