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Date : 20220627

Dossier : T‑785‑22

Référence : 2022 CF 957

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 juin 2022

En présence de monsieur le protonotaire Benoit M. Duchesne

ENTRE :

ANDRE BLAIR

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS ET ORDONNANCE MODIFIÉS

[1] Le demandeur, M. Blair, est incarcéré à l’Établissement de Beaver Creek. Le 2 juin 2021, il a présenté une demande à la Cour supérieure de justice de l’Ontario en vertu du paragraphe 745.6(1) du Code criminel en vue d’obtenir une réduction du délai préalable à sa libération conditionnelle. Ce type de demande est appelée demande de la « dernière chance ». Lorsque M. Blair a présenté cette demande, son statut d’affiliation à un groupe menaçant la sécurité était celui de membre inactif des M&E (Markham & Eglington) Crew Bloods.

[2] Le 10 mars 2022, soit neuf mois après que M. Blair a présenté sa demande de la « dernière chance », qui est toujours en instance, le directeur de l’Établissement de Beaver Creek a pris la décision de modifier son statut d’affiliation à un groupe menaçant la sécurité afin de le faire passer de membre « inactif » à celui de membre « actif » des M&E Crew Bloods (la décision contestée). M. Blair a été informé de cette décision le 18 mars 2022 et en a demandé le contrôle judiciaire le 12 avril 2022.

[3] Le défendeur, le procureur général du Canada (le procureur général), a déposé une requête par écrit, en application de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), en vue d’obtenir une ordonnance radiant la demande de contrôle judiciaire de M. Blair, au motif qu’elle est prématurée et qu’elle n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie. Le procureur général soutient que M. Blair n’a pas épuisé la procédure de règlement des griefs dont il dispose en vertu des articles 90 et 91 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la Loi) et le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 (le Règlement), et qu’il est tenu de se prévaloir de ce recours pour demander la révision de la décision contestée avant que la Cour intervienne et en effectue le contrôle.

[4] M. Blair s’oppose à la requête au motif qu’il existe, dans son cas, des circonstances exceptionnelles telles que la procédure de règlement des griefs établie par la Loi et le Règlement ne constitue pas une solution de rechange appropriée au contrôle judiciaire. Parmi ces circonstances exceptionnelles, il y a, selon lui, le fait que, si elle ne fait pas l’objet d’un contrôle judiciaire, la décision contestée pourrait nuire à ses chances d’obtenir gain de cause dans la demande de la « dernière chance » qu’il a présentée neuf mois plus tôt et qui est toujours en instance. Il fait également valoir, entre autres choses, qu’il est peu probable que la procédure de règlement des griefs prévue par la Loi et le Règlement atteigne son terme avant que sa demande de la « dernière chance » soit tranchée, ce qui signifie que la décision contestée sera toujours en vigueur lorsqu’il sera statué sur sa demande de la « dernière chance ». À son avis, il n’était donc pas nécessaire qu’il se prévale de la procédure de règlement des griefs avant de présenter une demande de contrôle judiciaire.

[5] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la requête du procureur général.

I. Le critère juridique applicable à une requête en radiation

[6] Les parties conviennent que le critère à appliquer à une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire est celui énoncé dans l’arrêt Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada), 2013 CAF 250 (JP Morgan). Dans cet arrêt, la Cour a écrit ce qui suit au paragraphe 47 :

« La Cour n’accepte de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il est “manifestement irrégulier au point de n’avoir aucun[e] chance d’être accueilli” [...] Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande [...] »

[7] Pour déterminer si le requérant satisfait au critère rigoureux établi, la Cour doit tenir compte du fait que l’un ou l’autre des éléments suivants constitue un vice fondamental et manifeste qui appelle la radiation de l’avis de demande (JP Morgan, au para 66; Première Nation de Dakota Plains c Smoke, 2022 CF 911 (CanLII) au para 6) :

a) l’avis de demande ne révèle aucune action recevable en droit administratif qui peut être introduite devant la Cour fédérale;

b) la Loi sur les Cours fédérales ou quelque autre principe juridique interdit à la Cour fédérale de se prononcer sur le recours en droit administratif;

c) la Cour fédérale ne peut accorder la mesure demandée dans l’avis de demande.

[8] Lorsqu’elle est saisie d’une requête en radiation, la Cour doit lire l’avis de demande de manière à saisir la véritable nature de la demande et faire une appréciation réaliste de la nature essentielle de celle‑ci en s’employant à en faire une lecture globale et pratique (JP Morgan, aux para 49 et 50).

[9] Les faits allégués dans l’avis de demande doivent être tenus pour avérés, et l’avis doit être interprété de manière libérale de façon à remédier à tout vice de forme. Ce n’est pas parce que les faits allégués dans l’avis de demande sont tenus pour avérés pour les besoins de la requête que les descriptions des faits ou les conjectures énoncées dans l’avis devraient également être tenues pour avérées.

[10] Selon les principes applicables aux actes de procédure établis dans les Règles et dans notre jurisprudence, les motifs invoqués dans l’avis de demande doivent être concis, mais pas trop succincts, et être complets, exhaustifs et détaillés. Les faits pertinents au soutien des motifs doivent également être inclus. Le demandeur ne doit toutefois pas inclure l’entièreté de la preuve qu’il versera au dossier, ni même énoncer l’identité de toutes les personnes qui produiront des déclarations sous serment à l’appui de la demande. Alors que l’entièreté de la preuve ne figurera évidemment pas dans l’avis de demande de contrôle judiciaire, les motifs doivent tous être énoncés à ce stade préliminaire (JP Morgan, aux para 38 à 46; Soprema Inc c Canada (Procureur général), 2021 CF 732 (CanLII) aux para 37 à 39, conf par 2022 CAF 103 (CanLII)). Il ne suffit pas à un demandeur d’affirmer que son droit à l’équité procédurale a été violé. Il doit préciser les règles d’équité procédurale qui, selon lui, ont été violées et comment elles l’ont été. De même, le demandeur qui soutient qu’une décision comporte une erreur de droit doit renvoyer à la jurisprudence sur laquelle repose sa thèse et indiquer en quoi la décision est erronée. Si le demandeur fait valoir que la décision visée par la demande de contrôle judiciaire est déraisonnable, son avis de demande devrait alors indiquer en quoi et pourquoi elle est déraisonnable. Ne pas formuler adéquatement des allégations qui, si elles sont avérées, pourraient amener le tribunal à exercer son pouvoir discrétionnaire en matière de contrôle judiciaire porte un coup fatal à une demande de contrôle judiciaire (Soprema Inc, précitée).

[11] En règle générale, les affidavits ne sont pas recevables à l’appui des requêtes en radiation d’une demande de contrôle judiciaire. Plusieurs considérations justifient cette règle générale de l’irrecevabilité des affidavits, comme l’a énoncé la Cour d’appel fédérale au paragraphe 52 de l’arrêt JP Morgan :

[51] En règle générale, les affidavits ne sont pas recevables pour appuyer une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire.

[52] Plusieurs considérations justifient cette règle générale :

• Les affidavits peuvent donner lieu à des contre‑interrogatoires et des refus de répondre à des questions et ils risquent, en conséquence, de retarder l’examen des demandes de contrôle judiciaire. Ce genre de situation est contraire à l’exigence du législateur selon laquelle les demandes doivent être instruites « à bref délai » et « selon une procédure sommaire ».

• Le défendeur qui introduit une requête en radiation d’un avis de demande n’est pas tenu de déposer un affidavit. Dans sa requête, il doit signaler l’existence d’un vice fondamental et manifeste dans l’avis de demande, à savoir un vice qui semble évident. Un vice dont la démonstration nécessite le recours à un affidavit n’est pas manifeste. Normalement, l’incapacité du défendeur de produire un élément de preuve ne lui est pas préjudiciable. Celui‑ci peut déposer l’élément de preuve plus tard lorsque la demande est examinée au fond, sous réserve de certaines restrictions, et la Cour peut souvent statuer sur le fond dans un délai de quelques mois. Si la demande est infondée, elle est rejetée assez tôt. Et s’il est nécessaire de statuer plus rapidement sur le fond, le défendeur peut toujours demander une ordonnance en accélération de l’instruction de la demande.

• Dans le cas du demandeur qui répond à une requête en radiation de la demande, il faut partir du principe que dans pareille requête, les faits allégués dans l’avis de demande sont tenus pour avérés : Chrysler Canada Inc. c. Canada, 2008 CF 727, au paragraphe 20, confirmé en appel, 2008 CF 1049. Cela élimine la nécessité de faire état des faits au moyen d’un affidavit. De plus, le demandeur doit présenter un énoncé « complet » des motifs dans son avis de demande. La Cour ainsi que les parties opposées peuvent à bon droit supposer que l’avis de demande renferme tout ce qui est essentiel pour octroyer la réparation demandée. L’avis de demande ne peut être complété ou renforcé par un affidavit.

[12] Les exceptions à la règle de l’irrecevabilité des affidavits dans les requêtes en radiation ne doivent être permises que dans les cas où elles ne vont pas à l’encontre des justifications à la règle générale de l’irrecevabilité et ceux où l’exception sert l’intérêt de la justice. Par exemple, constitue une exception le fait pour un document d’être mentionné et incorporé par renvoi à l’avis de demande (Paul c Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1280 (CanLII) au para 23; voir aussi McLarty c Canada, 2002 CAF 206 (CanLII) au para 10; Harris c Canada, 2000 CanLII 15738 (CAF), [2000] 4 CF 37 (CAF), souscrivant au jugement de la Cour d’appel de l’Ontario dans Web Offset Publications Limited et al v Vickery et al (1999), 1999 CanLII 4462 (CA Ont), 43 O.R. (3d) 802 (CA)). Dans ces circonstances, une partie peut produire un affidavit joignant simplement le document en annexe, sans plus, afin d’aider la Cour.

[13] En l’espèce, les deux parties ont déposé des dossiers de requête contenant des affidavits et des documents. Ces affidavits et les pièces documentaires qui y sont jointes doivent être examinés à la lumière des principes exposés ci‑dessus avant qu’il soit statué sur la question de savoir si la demande de contrôle judiciaire de M. Blair devrait être radiée, car, si ces éléments sont jugés recevables, leur contenu pourrait aider la Cour à comprendre la véritable nature de la demande.

[14] Le procureur général a déposé un bref affidavit qui contient une copie de la décision du directeur de l’établissement, ainsi qu’une copie d’un grief au dernier palier déposé par M. Blair pour contester cette décision et des copies de la Directive du commissaire 081 : Plaintes et griefs des délinquants et des Lignes directrices 081‑1 : Processus de règlement des plaintes et des griefs des délinquants. Seule la décision du directeur de l’établissement est expressément mentionnée et invoquée dans l’avis de demande. Cette décision ne constitue, en soi, qu’une partie d’un document plus long et plus complet intitulé [traduction] « Évaluation de l’affiliation à un groupe menaçant la sécurité », où sont énumérés les incidents et les démarches qui ont mené à la décision contestée. Son contenu est expressément invoqué dans plusieurs paragraphes de l’avis de demande. Elle est incorporée par renvoi à l’avis de demande, elle est visée par l’une des exceptions à la règle de l’irrecevabilité des affidavits et des éléments de preuve documentaire dans les requêtes en radiation, et elle a été correctement admise en preuve. Ce n’est pas le cas pour le reste de l’affidavit et des pièces documentaires qui y sont jointes. La copie du grief au dernier palier déposé par M. Blair pour contester la décision du directeur de l’établissement, qui est jointe en tant que pièce à l’affidavit du procureur général, est irrecevable dans la présente requête et n’est pas prise en compte.

[15] M. Blair a déposé un affidavit tout aussi bref que celui du procureur général qui contient des copies des griefs qu’il a déposés le 19 septembre 2017, le 12 juillet 2017 et le 15 mai 2019. Il a également fourni une copie du document intitulé « Audit des recours des délinquants », qui a été publié le 6 mars 2018 par le Service correctionnel du Canada, et une copie du Rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel 2016‑2017. Aucun de ces documents n’est mentionné dans l’avis de demande. Ils ne sont pas visés par l’exception relative aux éléments de preuve mentionnée plus haut et ils ne peuvent pas être admis ou pris en compte dans la présente requête.


II. L’avis de demande de contrôle judiciaire

[16] Les faits qui suivent sont tirés de l’avis de demande de M. Blair, de la décision contestée et de l’évaluation de l’affiliation à un groupe menaçant la sécurité qui y est mentionnée.

[17] M. Blair est incarcéré à l’Établissement de Beaver Creek, où il purge une peine d’emprisonnement à perpétuité (25 ans) pour meurtre au premier degré.

[18] Le 2 juin 2021, M. Blair a présenté une demande de la « dernière chance » en vue d’obtenir une réduction du délai préalable à sa libération conditionnelle. Cette demande est en instance devant la Cour supérieure de justice. On ignore quand elle sera instruite.

[19] Lors d’une évaluation antérieure, M. Blair s’était vu attribuer le statut de membre des « M&E (Markham & Eglington) Crew Bloods », un groupe menaçant la sécurité qui opère dans la région de Toronto. Le 14 décembre 2018, son statut d’affiliation à un groupe menaçant la sécurité a été modifié et est passé de membre « actif » à celui de membre « inactif ». Selon lui, ce changement de statut aura une incidence favorable sur l’issue de sa demande de la « dernière chance ».

[20] L’affiliation de M. Blair à un groupe menaçant la sécurité a été réévaluée par l’Établissement de Beaver Creek à la fin de l’automne 2021 et au début de l’année 2022 après la saisie d’un téléphone intelligent et d’une carte Micro SD qui se trouvaient dans sa cellule. M. Blair a reconnu que la carte Micro SD lui appartenait. Cette carte contenait notamment des photographies et des renseignements de sources ouvertes sur d’autres personnes ayant des liens avec des groupes menaçant la sécurité de Toronto, ainsi que des cartes montrant les quartiers où opèrent divers groupes menaçant la sécurité.

[21] L’agent du renseignement de sécurité qui a procédé à la réévaluation a déclaré qu’il avait consulté le Service de police de Toronto et que ce dernier considérait M. Blair comme un membre actif des M&E Crew Bloods. Il a recommandé la modification du niveau d’activité ou d’affiliation de M. Blair à l’égard du groupe menaçant la sécurité M&E Crew Bloods afin que M. Blair n’ait plus le statut de membre « inactif », mais plutôt celui de membre « actif ».

[22] M. Blair a eu l’occasion de contester verbalement et par écrit l’évaluation et les recommandations de l’agent du renseignement de sécurité, ce qu’il a fait les 12 et 14 février 2022.

[23] Le directeur de l’Établissement de Beaver Creek a souscrit à la recommandation de l’agent du renseignement de sécurité et, le 10 mars 2022, il a décidé de modifier le statut d’affiliation à un groupe menaçant la sécurité de M. Blair afin de le faire passer de membre « inactif » à celui de membre « actif ». Le niveau d’affiliation de M. Blair à un groupe menaçant la sécurité a été modifié en conséquence.

[24] À titre de réparation, M. Blair demande à la Cour d’annuler la décision du directeur de l’établissement au motif : a) qu’elle comporte une erreur de droit ou est déraisonnable, b) que les arguments et les éléments de preuve qu’il a présentés ne sont pas adéquatement pris en compte dans les motifs de la décision, et, de façon plus générale, c) que la décision résulte d’un manquement à l’équité procédurale.

III. ANALYSE

A. Le caractère suffisant de l’avis de demande de contrôle judiciaire

[25] Bien que M. Blair allègue dans son avis de demande que la décision contestée comporte une erreur de droit, il ne précise pas laquelle. Il mentionne qu’il s’appuie sur les articles 3, 4, 23, 24 et 25 de la Loi et sur la Directive du commissaire 568‑3 : Identification et gestion des groupes menaçant la sécurité, mais il n’indique pas comment l’application de ces dispositions amènerait un décideur à conclure que la décision contestée comporte une erreur de droit ou est déraisonnable.

[26] L’article 3 de la Loi énonce le but du système correctionnel, alors que l’article 4 établit les principes de fonctionnement du Service correctionnel du Canada (le Service) qui aident ce dernier à atteindre le but énoncé à l’article 3.

[27] L’article 23 de la Loi énumère les renseignements que le Service doit obtenir en prenant toutes les mesures possibles après la condamnation ou le transfèrement d’une personne au pénitencier et précise la marche que doit suivre le délinquant pour avoir accès aux renseignements qui, en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et de la Loi sur l’accès à l’information, peuvent lui être communiqués. L’article 23 vise une période précise qui n’est pas pertinente en l’espèce. Cette disposition n’est d’aucune utilité à M. Blair.

[28] L’article 25 de la Loi dispose que, aux moments opportuns, le Service est tenu de communiquer à la Commission des libérations conditionnelles du Canada, aux gouvernements provinciaux, aux commissions provinciales de libération conditionnelle, à la police et à tout organisme agréé par le Service en matière de surveillance de délinquants les renseignements pertinents dont il dispose soit pour prendre la décision de les mettre en liberté soit pour leur surveillance. Cette disposition n’est d’aucune utilité à M. Blair, car la décision contestée ne concerne aucun des destinataires désignés à l’article 25 et n’indique pas si des renseignements, complets ou non, leur ont été fournis.

[29] Le paragraphe 24(1) de la Loi dispose que le Service est tenu de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu’il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets. Cette disposition a une portée suffisamment large pour s’appliquer aux renseignements que pourrait détenir le Service concernant l’affiliation de M. Blair à un groupe menaçant la sécurité au fil du temps, y compris en 2022 (Ewert c Canada, 2018 CSC 30 (CanLII), [2018] 2 RCS 165 aux para 37 à 45). Le paragraphe 24(1) pourrait être utile à la demande de M. Blair; cependant, ce dernier n’allègue pas que le Service n’a pas veillé à ce que les renseignements qu’il détenait à son sujet fussent à jour en violation du paragraphe 24(1), ni ne précise comment ce manquement pourrait faire que la décision contestée comporte une erreur de droit ou la rend déraisonnable.

[30] Le paragraphe 24(2), qui a une portée plus restreinte, permet au délinquant qui croit que les renseignements qu’a compilés le Service en vertu du paragraphe 23(1) sont erronés de demander au Service d’en effectuer la correction. À l’instar des articles 23 et 25 de la Loi, le paragraphe 24(2) n’est pas utile à M. Blair pour faire valoir que la décision contestée comporte une erreur de droit ou est déraisonnable, car il s’applique aux renseignements recueillis en vertu du paragraphe 23(1) et à une demande de correction de ces renseignements.

[31] Dans son avis de demande, M. Blair ne précise pas non plus en quoi la décision contestée est déraisonnable; il se contente de contester les faits qu’a retenus le décideur et sur lesquels celui‑ci s’est appuyé pour prendre sa décision.

[32] Dans son avis de demande, M. Blair ne précise pas comment son droit à l’équité procédurale a été violé malgré le fait qu’il ait présenté des observations écrites et orales au directeur de l’établissement avant que ce dernier prenne sa décision.

[33] Dans les parties les plus détaillées de son avis de demande, M. Blair réitère la justification sommaire énoncée dans l’évaluation de l’affiliation à un groupe menaçant la sécurité, qui contient la décision contestée, et il résume les arguments sur lesquels il s’appuie pour contester la modification de son statut d’affiliation à un groupe menaçant la sécurité. Pour étayer ses brèves observations, il répète mot à mot les brefs motifs fournis à l’appui de la décision contestée. Il ne précise pas ce à quoi il s’oppose.

[34] Enfin, M. Blair affirme qu’il a déposé sa demande de la « dernière chance » le 2 juin 2021 et qu’elle est toujours en instance devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Il soutient que la décision contestée, si elle est maintenue, se retrouvera devant la cour qui est saisie de sa demande de la « dernière chance » et qu’elle nuira grandement à ses chances d’obtenir une réduction du délai préalable à sa libération conditionnelle. Malgré cette affirmation, M. Blair n’allègue pas que l’effet hypothétique de la décision contestée sur sa demande de la « dernière chance » constitue une circonstance exceptionnelle telle que la procédure de règlement des griefs prévue par la Loi n’est plus un recours approprié.

[35] Compte tenu de ce qui précède, j’estime que, dans son avis de demande de contrôle judiciaire, M. Blair n’énonce pas adéquatement les motifs concis, complets et exhaustifs qu’il devait à tout le moins présenter pour que notre Cour puisse éventuellement accorder la mesure sollicitée si le fond de la demande était examiné. Même si une modification de l’avis pourrait en théorie sauver la demande et permettre de la compléter en général, M. Blair n’a pas demandé d’autorisation de modifier son avis de demande.

[36] Toutefois, pour les motifs qui suivent, la question de savoir si une modification permettrait de corriger les lacunes de la demande est une question théorique sur laquelle la Cour n’a pas à se prononcer.

B. Le principe de l’épuisement des recours et les circonstances exceptionnelles

[37] Comme je le mentionne plus haut, le procureur général soutient que la demande de contrôle judiciaire de M. Blair devrait être radiée, au motif qu’elle est prématurée parce que M. Blair n’a pas épuisé la procédure de règlement des griefs qui lui est ouverte selon les articles 90 et 91 de la Loi et le Règlement.

[38] Dans ses observations écrites, M. Blair admet qu’il n’a pas épuisé la procédure interne de règlement des griefs du Service.

[39] M. Blair admet également dans ses observations écrites que la procédure interne de règlement des griefs du Service peut être une solution de rechange adéquate au contrôle judiciaire dans la plupart des cas, mais qu’il existe, dans son cas, des circonstances exceptionnelles telles que cette procédure ne constitue pas un recours approprié.

[40] Les circonstances exceptionnelles invoquées par M. Blair sont les suivantes : a) la décision contestée nuira grandement à ses chances d’avoir gain de cause dans sa demande de la « dernière chance »; b) la procédure de règlement des griefs pourrait ne pas avoir atteint son terme avant que sa demande de la « dernière chance » soit entendue. Seule la première de ces circonstances est invoquée dans l’avis de demande, et elle n’est pas présentée comme une circonstance exceptionnelle.

[41] Le contrôle judiciaire est une réparation discrétionnaire que la Cour envisagera lorsque la partie lésée ne dispose d’aucune autre voie adéquate de recours subsidiaire (Harelkin c Université de Regina, 1979 CanLII 18 (CSC), [1979] 2 RCS 561; Nome c Canada, 2016 CF 187 aux para 19 et suivants).

[42] Dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 (CanLII) (CB Powell), aux paragraphes 30 à 33, la Cour d’appel fédérale a décrit le principe bien établi de non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours. Ce principe a depuis été repris par notre Cour dans de nombreuses décisions (Dugré c Canada (Procureur général), 2020 CF 789 (CanLII) aux para 24 à 57). Selon la règle générale qui s’ensuit de ce principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé tous les recours utiles qui lui sont ouverts en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustrée par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point. En règle générale, à défaut de circonstances exceptionnelles, les cours ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts n’ont pas été épuisés. En d’autres termes, les personnes qui présentent une demande de contrôle judiciaire doivent, en principe, se prévaloir de tous les recours qui leur sont ouverts dans le cadre du processus administratif avant de demander à la cour de procéder au contrôle judiciaire de la décision dont elles se plaignent.

[43] Compte tenu des faits qu’il a admis dans ses observations écrites, M. Blair semble connaître la procédure de règlement des griefs dont il dispose au titre des articles 90 et 91 de la Loi et de son règlement d’application. À l’article 90 de la Loi, cette procédure est définie de façon très générale comme visant les griefs des délinquants sur des questions relevant du commissaire du Service. Ce dernier a, aux termes du paragraphe 6(1) de la Loi, toute autorité sur le Service et tout ce qui s’y rattache. À mon avis, un grief à l’encontre de la décision prise à la suite de l’évaluation de l’affiliation d’un délinquant avec un groupe menaçant la sécurité relève de la vaste portée de la procédure de règlement des griefs établie par le législateur dont doivent se prévaloir les délinquants, y compris M. Blair. M. Blair ne prétend pas que la décision contestée ne relève pas de la portée de la procédure de règlement des griefs établie par la Loi.

[44] Il ressort généralement de la jurisprudence de notre Cour que la procédure de règlement des griefs prévue aux articles 90 et 91 de la Loi constitue une voie de recours appropriée qui doit être épuisée avant toute demande de contrôle judiciaire (Giesbrecht c Canada, 1998 CanLII 7905 au para 14; MacInnes c Établissement Mountain, 2014 CF 212 au para 17; Nome c Canada (Procureur général), 2016 CF 187 aux para 21, 22, Nome c Canada (Procureur général), 2018 CF 1054 au para 7; Thompson c Canada (Service correctionnel), 2018 CF 40 aux para 14 à 17).

[45] La Cour interviendra et permettra que soit contournée la procédure de règlement des griefs lorsque des circonstances exceptionnelles le justifient (Rose c Canada (Procureur général), 2011 CF 1495 au para 35; Nickerson v Canada (Correctional Service), 2019 CF 1136 (CanLII) aux para 15 et 16).

[46] Les circonstances exceptionnelles s’entendent généralement d’« un cas d’urgence, [d’]une irrégularité manifeste entachant la procédure ou [de] l’existence d’un préjudice physique ou intellectuel causé à un détenu » (Rose c Canada (Procureur général), 2011 CF 1495 au para 35; Marleau c Canada (Procureur général), 2011 CF 1149 au para 34; Gates c Canada (Procureur général), 2007 CF 1058 au para 26). Il ne s’agit pas des seules circonstances exceptionnelles. Très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est rigoureux. Des doutes soulevés à l’égard de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou le fait que toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (CB Powell, précité, au para 33).

[47] M. Blair soutient que l’effet qu’aura la modification de son statut d’affiliation à un groupe menaçant la sécurité sur sa demande de la « dernière chance » constitue une « circonstance exceptionnelle » ayant pour effet que la procédure de règlement des griefs n’est pas un recours approprié. Il affirme que la décision contestée nuira grandement à ses chances d’avoir gain de cause dans sa demande de la « dernière chance », qui est en instance devant la Cour supérieure de justice. Dans ses observations écrites, il présente les diverses étapes d’une demande de la « dernière chance » et il précise qu’un juge de la Cour supérieure de justice est saisi de la demande, que le juge désigné pour instruire sa demande de la « dernière chance » a été nommé le 14 juin 2021 et que celle‑ci est en instance depuis un an et est susceptible d’être tranchée avant que la procédure de règlement des griefs soit menée à terme. Il n’a fait valoir aucun de ces points dans son avis de demande.

[48] M. Blair fait en outre valoir que la décision contestée a des répercussions sur sa vie quotidienne à l’Établissement de Beaver Creek, parce qu’elle a ralenti sa capacité de faire des progrès au sein de l’établissement et d’obtenir une réévaluation à la baisse de sa cote de sécurité et qu’elle constitue une menace possible pour sa sécurité. Il n’a invoqué aucun motif à l’appui de cet argument dans son avis de demande.

[49] Dans l’affaire Karas c Canada (Procureur général), 2020 CF 345 (CanLII) (Karas), notre Cour a examiné si la demande de contrôle judiciaire présentée par un délinquant à l’encontre de la décision de lui attribuer une cote de sécurité maximale, moyenne ou minimale devrait être rejetée parce qu’il n’avait pas épuisé les recours internes en matière de griefs prévus par la Loi. Le délinquant soutenait, comme le fait M. Blair en l’espèce, que le risque de voir sa position affaiblie dans une autre instance, à savoir sa demande de la « dernière chance » fondée sur l’article 745.6 du Code criminel, en raison de la décision dont il souhaitait obtenir la révision par un autre recours que la procédure de règlement des griefs constituait une circonstance exceptionnelle telle que la Cour devait lui permettre de se soustraire à l’obligation d’épuiser la procédure interne de règlement des griefs. La Cour n’a pas été convaincue, car les perspectives du délinquant d’obtenir gain de cause dans sa demande de la « dernière chance » étaient hypothétiques et n’étaient pas étayées par des éléments de preuve (Karas, aux para 21 et 22).

[50] Même si la décision de la Cour dans Karas portait sur le fond d’une demande de contrôle judiciaire et non sur une requête en radiation, elle est instructive pour les besoins de la présente affaire, car la Cour y précise que les répercussions possibles d’une décision sur les perspectives du demandeur d’obtenir gain de cause dans une demande de la « dernière chance » distincte ne constituent pas une « circonstance exceptionnelle » qui permettrait au demandeur de se soustraire à l’obligation d’épuiser la procédure de règlement des griefs dont il dispose.

[51] M. Blair soutient qu’il faut établir une distinction entre l’affaire Karas et la présente affaire, parce que le statut d’affiliation à un groupe menaçant la sécurité qu’il conteste en l’espèce risque davantage de nuire à l’issue de sa demande de la « dernière chance » que la modification de la cote de sécurité du demandeur dans l’affaire Karas. Bien que je puisse évaluer les répercussions liées aux différentes cotes de sécurité au vu d’un dossier de preuve approprié, le demandeur ne m’a présenté aucun élément de preuve pour étayer la thèse soulevée et n’a avancé aucune allégation à l’appui de cette thèse dans son avis de demande. La thèse de M. Blair ne me convainc par ailleurs pas, car il n’y est pas question de la nature hypothétique des répercussions défavorables qu’aurait la décision contestée sur ses chances d’obtenir gain de cause dans une autre instance ni du fait qu’aucun élément n’étaye l’existence de ces répercussions.

[52] Les allégations formulées par M. Blair dans son avis de demande ne traduisent pas de cas d’urgence ni l’existence d’un préjudice physique ou intellectuel du type de celui qui a été reconnu par la Cour dans l’affaire Gates c Canada (Procureur général), 2007 CF 1058 (CanLII), comme constituant une circonstance exceptionnelle. L’affaire Gates portait sur des préoccupations de santé réelles et immédiates liées à des changements de température et sur l’obligation qu’avait le Service de fournir un milieu sain aux détenus dans les pénitenciers. La circonstance exceptionnelle en cause dans cette affaire correspondait tout à fait aux circonstances exceptionnelles donnant lieu à un préjudice physique ou intellectuel causé à un détenu.

[53] Bien que l’on puisse soutenir que la procédure de règlement des griefs devant être suivie est trop lente pour arriver à son terme avant qu’il soit statué sur la demande de la « dernière chance » de M. Blair, cet argument demeure une observation sans fondement. Dans sa demande, M. Blair n’a pas invoqué le temps requis pour que la procédure de règlement des griefs soit menée à terme et il n’a présenté aucun élément de preuve admissible à l’appui de cet argument.

[54] Je suis d’avis qu’aucune des circonstances exceptionnelles invoquées en l’espèce ne permettrait d’exempter M. Blair de l’obligation d’épuiser la procédure de règlement des griefs prévue par la Loi.


IV. CONCLUSION

[55] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la requête du procureur général et je radie la demande de contrôle judiciaire de M. Blair, sans autorisation de la modifier, car elle n’a aucune chance d’être accueillie. Le vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base la capacité de la Cour d’entendre la demande de contrôle judiciaire de M. Blair au stade actuel est l’existence d’un autre recours approprié prévu par la Loi dont M. Blair doit se prévaloir avant que la Cour n’intervienne. Il n’y a pas de circonstances exceptionnelles en l’espèce qui permettraient à la Cour de contourner la procédure de règlement des griefs créée par le législateur.

LA COUR ORDONNE :

1. La requête présentée par le procureur général en vue de faire radier la demande de contrôle judiciaire de M. Blair est accueillie.

2. La demande de contrôle judiciaire de M. Blair est radiée sans autorisation de la modifier.

3. Les parties sont priées de se consulter et d’en arriver à une entente quant aux dépens. Si elles n’arrivent pas à s’entendre, le procureur général peut signifier et déposer des observations écrites sur les dépens d’au plus trois pages (sans compter les annexes ou les appendices) dans les 15 jours suivant la date de la présente ordonnance, et M. Blair peut signifier et déposer des observations écrites sur les dépens d’au plus trois pages (sans compter les annexes ou les appendices) dans les 15 jours suivant la date du dépôt de ces observations.

Blanc

« Benoit M. Duchesne »

Blanc

Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑785‑22

 

INTITULÉ :

ANDRE BLAIR c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JUIN 2022 (SUR DOSSIER)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE PROTONOTAIRE DUCHESNE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 JUIN 2021

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Peter Ketcheson

Michael A. Crystal Professional Corporation Inc.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brooklyne Eeuwes

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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