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Date : 20220624


Dossier : IMM‑6363‑21

Référence : 2022 CF 954

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 24 juin 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

THEODORA NNE ICHI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Theodora Nne Ichi, est une citoyenne du Nigéria âgée de 68 ans. Elle soutient qu’elle craint d’être persécutée au Nigéria par l’oncle de son gendre [l’agent de persécution] et ses partisans, en raison de leur volonté de contraindre sa fille, A.C., à subir une mutilation génitale féminine [MGF]. La demanderesse prétend qu’ils cherchent à lui nuire en vue de forcer A.C. à subir un tel sort.

[2] A.C. et son époux ont fui aux États‑Unis avant de finalement revendiquer l’asile au Canada, lequel leur a été accordé pour des motifs religieux sans lien avec la MGF.

[3] Après l’arrivée d’A.C., de son époux et de leur jeune fils aux États‑Unis en juin 2016, la demanderesse leur a rendu visite en octobre 2017. En raison des difficultés survenues dans la foulée de leur installation aux États‑Unis, A.C. et son époux ont jugé qu’il vaudrait mieux que la demanderesse confie l’enfant à un ami de la famille vivant au Ghana, qui pouvait en prendre soin. Après avoir découvert que son petit‑fils était négligé, la demanderesse l’a récupéré et est retournée au Nigéria.

[4] Selon la demanderesse, après son arrivée dans ce pays, l’agent de persécution a tenté d’enlever l’enfant en pénétrant de force chez elle, ce qui a mené à une confrontation, à la suite de laquelle l’enfant a subi une lésion grave aux yeux. Par la suite, elle a emmené l’enfant aux États‑Unis en 2018, puis au Canada pour le remettre à ses parents.

[5] L’agent de persécution s’en est de nouveau pris à la demanderesse après le retour de celle‑ci au Nigéria. Il s’est introduit dans sa maison et l’a saccagée. Il l’a également interrogée quant à l’endroit où se trouvaient sa fille et son petit‑fils, et l’a agressée. La demanderesse a fui aux États‑Unis avant de se rendre au Canada en mai 2019 pour y revendiquer l’asile.

[6] Aux yeux de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], la question principale portait sur le caractère valable de la possibilité de refuge intérieur [la PRI]. Après avoir appliqué le critère à deux volets relatif à la PRI élaboré dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.), [1992] 1 CF 706 [Rasaratnam], la SPR a conclu dans la décision du 5 août 2021 que la demanderesse n’encourait pas de risque sérieux de persécution à Awka et qu’elle pourrait raisonnablement s’y réfugier.

[7] Conformément au sous‑alinéa 110(2)d)(i) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, la demanderesse n’était pas en droit d’interjeter appel de la décision auprès de la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Par conséquent, elle a déposé devant la Cour la présente demande de contrôle judiciaire.

[8] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est raisonnable et je rejette la demande.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[9] La seule question en litige dans la présente demande est de savoir si la SPR a commis une erreur dans son analyse relative à la PRI.

[10] Les parties conviennent que les présentes questions en litige sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, comme le prévoit l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[11] La norme du caractère raisonnable est fondée sur la déférence, mais elle est rigoureuse : Vavilov, aux para 12‑13. La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[12] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante : Vavilov, au para 100. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou tous les doutes que suscite une décision qui justifient une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui‑ci : Vavilov, au para 125. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

A. Premier volet relatif à la PRI : La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il n’existait pas de risque sérieux de persécution à Awka?

[13] La demanderesse a une fille mariée qui réside à Awka avec son époux, leurs quatre enfants et ses deux frères. Selon la demanderesse, la SPR n’a pas tenu compte du fait que l’agent de persécution connaît le lieu de résidence de ses enfants à Awka ni de la probabilité qu’il s’y rende pour la trouver tout comme il l’avait fait au temps où elle vivait chez elle à Umuahia. La demanderesse soutient plutôt que, dans ses conclusions, la SPR a tenu pour acquis que l’agent de persécution ignorait tout du lieu de résidence de sa seconde fille, raisonnement qui relevait non seulement de la conjecture, mais qui rendait également la décision déraisonnable.

[14] Je rejette cette thèse, car aucun élément de preuve versé au dossier de la SPR n’étaye le fait que l’agent de persécution savait que des membres de la famille de la demanderesse vivaient à Awka. En effet, je constate que l’avocat de la demanderesse n’a également pas eu recours à cet argument dans ses observations déposées après l’audience de la SPR. Les arguments de la défenderesse concernant Awka ont plutôt porté sur le deuxième volet relatif à la PRI, sur lequel je vais me pencher plus loin.

[15] En outre, et contrairement à ce que la demanderesse allègue, la SPR s’est prononcée quant à la possibilité que la demanderesse soit localisée à Awka lorsqu’elle a évalué si d’autres membres de la collectivité de l’agent de persécution pourraient la prendre pour cible. La demanderesse avance que la SPR a fait fi d’éléments de preuve à ce sujet, ou les a mal interprétés. Je ne suis pas d’accord. Avant de conclure que la preuve produite par la demanderesse ne permettait pas d’établir l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution dans la ville proposée à titre de PRI, la SPR a énoncé plusieurs motifs, à savoir :

  • a) L’agent de persécution habite à Umuozo, dans l’État d’Imo, où vivent également des membres de sa famille élargie. La demanderesse n’était pas en mesure de dire qui il pourrait inciter à l’aider en vue de la localiser dans un autre État, mais elle a indiqué que des rencontres entre la famille et des membres de la collectivité de l’agent de persécution ont lieu dans tout le pays.

  • b) La preuve ne permettait pas d’identifier quiconque dans la collectivité de l’agent de persécution qui serait susceptible d’être incité à localiser la demanderesse.

  • c) La preuve documentaire révèle qu’aucune violence ou mesure de représailles n’est exercée contre les parents qui refusent de faire subir une MGF à leur fille.

  • d) Aucun élément de preuve n’étaye l’hypothèse selon laquelle l’agent de persécution pourrait exercer une influence sur le gouvernement nigérian ou son appareil étatique.

  • e) Quoique certains membres de la collectivité de l’agent de persécution puissent habiter à Awka, une ville de 100 000 à 250 000 personnes située dans un autre État, la probabilité que l’un d’entre eux localise la demanderesse et en informe l’agent de persécution est si faible qu’elle n’établit pas davantage qu’une simple possibilité de persécution.

  • f) L’observation de l’avocat voulant qu’une organisation inconnue puisse publier en ligne les coordonnées de la demanderesse, et ce, afin de permettre à l’agent de persécution de la localiser relève entièrement de la conjecture.

[16] À mon avis, ces motifs sont raisonnablement appuyés par la preuve au dossier. Par conséquent, je conclus que la SPR a raisonnablement jugé que la demanderesse n’encourait pas de possibilité sérieuse de persécution dans la ville proposée à titre de PRI. Bien que la SPR n’ait pas expressément désigné un autre agent de persécution dans sa décision, sa conclusion voulant que la preuve ne permette pas d’établir que la collectivité de l’agent de persécution appuie celui‑ci était raisonnable.

[17] La demanderesse invoque également la décision Aigbe c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2020 CF 895 [Aigbe] pour appuyer sa position. Dans cette affaire, la Cour a conclu que la SAR avait commis une erreur en concluant qu’il était peu probable que les demandeurs soient localisés à Abuja s’ils ne vivaient pas avec des membres de leur famille, puisqu’ils vivaient chez des membres de leur famille lorsqu’ils avaient été repérés à Lagos. À mon sens, la décision Aigbe se distingue de l’espèce, car le raisonnement tenu par la SAR était différent de celui tenu par la SPR dans la présente affaire.

B. Deuxième volet : La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il serait raisonnable pour la demanderesse, compte tenu de l’ensemble des circonstances, de se réfugier à Awka?

[18] En ce qui concerne le second volet du critère relatif à la PRI, suivant l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2000] 2 CF 164 [Ranganathan] au para 15, le demandeur ne doit démontrer « rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur […] [et doit apporter] une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions ».

[19] La demanderesse réitère devant la Cour les mêmes arguments qu’elle a fait valoir devant la SPR pour expliquer pourquoi Awka ne constitue pas une PRI valable dans son cas. Ces facteurs sont les suivants : a) elle est une personne âgée et veuve; b) le taux de chômage des femmes et des personnes âgées est élevé au Nigéria; c) il existe une pénurie de logements; d) elle ne touche aucun revenu parce que le gouvernement nigérian ne verse aucune pension aux retraités comme elle; e) elle souffre de plusieurs maladies; f) sa fille vivant à Awka et celle vivant au Canada ne seraient pas en mesure de subvenir à ses besoins. Dans sa plaidoirie, la demanderesse a mis l’accent sur ce dernier élément.

[20] Bien que je sois sensible à la situation de la demanderesse, j’estime que celle‑ci n’a soulevé aucune erreur susceptible de contrôle commise par la SPR, laquelle a soupesé l’ensemble de ces arguments et les a abordés dans sa décision.

[21] En ce qui concerne plus particulièrement la capacité de la fille de la demanderesse vivant à Awka de subvenir aux besoins de sa mère, la décision fait état de ce qui suit :

[…] l’affirmation selon laquelle des dépenses supplémentaires pour subvenir aux besoins de sa mère constitueraient un fardeau et nuiraient au mariage de sa fille adulte à Awka ne signifie pas qu’il n’existe pas de source de soutien.

[22] La conclusion ci‑dessus tirée par la SPR est étayée par le témoignage de la demanderesse et ne révèle aucune erreur susceptible de contrôle.

[23] La fille de la demanderesse, A.C., a témoigné durant l’audience devant la SPR et a fait valoir qu’il serait difficile pour son couple d’envoyer de l’argent à sa mère. Or, elle a également fait part de sa préoccupation selon laquelle les fonds envoyés à Awka ne seraient peut‑être pas dépensés par sa mère. La SPR a relevé, dans sa décision, que la demanderesse vit en ce moment avec A.C. et son époux. Elle a également fait état de leur soutien envers celle‑ci pendant les cinq années qui ont suivi sa retraite et qui ont précédé son arrivée au Canada. Sur ce fondement, la SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’A.C. et son époux ne seraient pas en mesure de lui procurer un soutien au besoin. Elle a également jugé que la demanderesse n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle ne disposerait d’aucun appui familial au Nigéria ou au Canada. Je ne vois aucune raison d’intervenir à l’égard de cette conclusion, compte tenu de la preuve dont disposait la SPR.

[24] En effet, le commissaire de la SPR a pris acte du fait que la situation est difficile à vivre pour la demanderesse. Or, malgré les obstacles qu’elle aurait à affronter, le commissaire de la SPR a estimé qu’elle « n’[avait] pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que l’ensemble des obstacles auxquels elle pourrait se heurter en déménageant à Awka compromettraient sa vie et sa sécurité. Par conséquent, ces conditions n’atteignent pas le seuil très élevé du caractère déraisonnable ». À mon avis, la SPR a tiré une conclusion qui était justifiée, transparente et intelligible au regard de la preuve et des contraintes juridiques auxquelles elle est assujettie : Ranganathan, au para 15.

[25] Enfin, l’argument soulevé par la demanderesse voulant que le commissaire de la SPR ait commis une erreur en ne tenant pas compte du fait qu’A.C. a, au Canada, la qualité de réfugié au sens de la Convention est dénué de fondement. A.C. s’est vue conférer l’asile du fait de sa religion chrétienne, et non parce qu’elle risquait de subir une MGF. Le commissaire n’a tiré aucune conclusion défavorable relative à la crédibilité de la demanderesse et n’a donc pas rejeté les allégations relatives à la MGF. De surcroît, la SPR a effectivement reconnu, quoique brièvement, qu’A.C. a eu gain de cause.

[26] Bien qu’elle ait débouté la demanderesse de sa demande d’asile, la SPR a estimé que celle‑ci aurait probablement à affronter des obstacles si elle devait retourner au Nigéria. Ces obstacles peuvent devenir des facteurs pertinents à sonder advenant le cas où la demanderesse choisirait d’explorer d’autres avenues en vue de régulariser son statut au Canada.

IV. Conclusion

[27] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[28] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6363‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6363‑21

 

INTITULÉ :

THEODORA NNE ICHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MaI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Solomon Orjiwuru

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Erin Estok

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Solomon Orjiwuru

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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