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Date : 20220608


Dossier : IMM-2713-21

Référence : 2022 CF 861

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 8 juin 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

IRENA TCERKOVNAIA

demanderesse

et

MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Irena Tcerkovnaia, est citoyenne de la Russie. Elle est arrivée au Canada en 2012 grâce à un permis d’études. Après avoir terminé ses études secondaires, elle s’est inscrite à l’Université Ryerson (comme elle s’appelait alors).

[2] Au début de sa deuxième année d’université, pendant le semestre d’hiver 2017, la demanderesse a vécu une période stressante en raison de la maladie d’un membre de sa famille. Son état mental a nui à ses résultats scolaires, par ailleurs excellents, notamment pour ses examens de mi-session, où elle a obtenu des résultats médiocres inattendus. Alors qu’elle était inscrite à temps plein, la demanderesse a décidé d’abandonner deux cours.

[3] Après quatre années d’études, elle a obtenu un baccalauréat en commerce et a présenté une demande de permis de travail postdiplôme [le PTPD]. Sa première demande a été rejetée en décembre 2020. En janvier 2021, elle a présenté une nouvelle demande avec l’aide d’un consultant en immigration. Dans une lettre adressée à l’agent, la demanderesse a expliqué les circonstances survenues au cours du semestre d’hiver 2017, et elle a soumis à l’appui une lettre d’un conseiller en soutien aux étudiants internationaux de l’Université Ryerson.

[4] Le 5 mars 2021, l’agent a rejeté la demande pour les motifs suivants :

[traduction]
Au Canada, les étudiants étrangers sont admissibles à un permis de travail postdiplôme seulement s’ils ont maintenu leur statut d’étudiant à temps plein au pays pendant chaque session d’études et ont terminé un programme d’études d’une durée d’au moins huit mois dans l’un ou l’autre des établissements suivants :

  • une université, un collège communautaire, un CÉGEP;

  • une école publique de métiers ou une école technique;

  • un établissement d’enseignement privé autorisé à décerner des diplômes en vertu d’une loi provinciale.

Comme vous ne remplissez pas cette condition, il a été déterminé que vous n’êtes pas admissible à un permis de travail dans cette catégorie.

[5] Le 12 mars 2021, la demanderesse a sollicité un réexamen et a joint un nouvel élément de preuve, à savoir une lettre datée du 11 mars 2021 de l’Université Ryerson attestant qu’elle était inscrite comme étudiante à temps plein à l’hiver 2017 et qu’elle était inscrite à quatre cours pendant la majeure partie du semestre. La lettre indiquait qu’en raison de circonstances indépendantes de sa volonté, la demanderesse avait abandonné deux de ses cours pour lesquels son rendement scolaire était satisfaisant, et ce, dans les délais requis par l’Université. Il était également indiqué que les cours annulés ne figuraient pas sur le relevé de notes et qu’aucun remboursement n’avait été effectué.

[6] Le 14 avril 2021, l’agent a rejeté la demande de réexamen et a indiqué que les motifs étaient les mêmes que pour le rejet précédent, en mars.

[7] La demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte de la lettre de l’Université indiquant qu’elle était considérée comme une étudiante à temps plein au semestre d’hiver 2017. Le défendeur fait valoir que l’agent a raisonnablement rejeté la demande au motif que les études de la demanderesse n’étaient pas continues.

[8] J’accueille la demande, car je conclus que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve, qu’il n’a pas fait preuve de jugement et qu’il n’a pas examiné tous les facteurs pertinents.

II. Question en litige et norme de contrôle

[9] La demanderesse soulève une seule question : l’agent a-t-il commis une erreur de droit et de fait en concluant qu’elle n’était pas étudiante à temps plein au semestre d’hiver 2017?

[10] Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Bien que les deux parties citent une jurisprudence plus ancienne, notre Cour a rendu une décision récente où la norme de la décision raisonnable a été appliquée au bien-fondé d’une décision concernant le réexamen d’une demande de PTPD : Idowu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 46 au para 5.

[11] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov, au para 100). Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

A. Conditions d’obtention d’un PTPD

[12] Selon le guide du programme PTPD d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [le guide], pour obtenir un permis de travail postdiplôme, le demandeur doit être diplômé d’un établissement d’enseignement désigné (EED) et prouver clairement qu’il répond à toutes les exigences qui suivent :

  • · avoir terminé un programme de formation universitaire ou professionnelle d’une durée d’au moins 8 mois au Canada dans un établissement désigné et menant à un grade, un diplôme ou à un certificat.

  • · avoir maintenu son statut d’étudiant à temps plein pendant chacune des sessions du ou des programmes d’études qu’il a terminés et soumis dans le cadre de sa demande de permis de travail postdiplôme. Il est possible de faire exception à cette règle uniquement pour :

    • o la prise d’un congé d’études;

    • o la dernière session d’études;

  • · avoir reçu un relevé de notes et une lettre officielle de l’EED concerné confirmant qu’il a satisfait aux critères de réussite de son programme d’études.

Dans les 180 jours suivant la date de présentation de sa demande de permis de travail postdiplôme, le demandeur doit également satisfaire à un des critères ci‑dessous :

  • · être titulaire d’un permis d’études valide;

  • · avoir été titulaire d’un permis d’études valide;

  • · avoir été autorisé à étudier au Canada sans avoir à obtenir de permis d’études en vertu des alinéas 188(1)a) et b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR).

[Souligné dans l’original.]

[13] Sous la rubrique « Prise d’un congé d’études », le guide indique :

Si un étudiant demeure au Canada tout en prenant un congé d’études de son programme, l’agent doit déterminer s’il se conforme aux conditions de son permis d’études, selon les modalités figurant à la page Évaluation des conditions liées à un permis d’études. Si le demandeur a pris une période de congé autorisée par son EED à tout moment au cours de ses études, il doit inclure dans sa demande des documents prouvant que le congé a été autorisé par l’EDD. L’agent peut demander des documents supplémentaires pour effectuer leur évaluation. Aux termes de l’alinéa [220.1(1)b) du RIPR], les étudiants doivent :

  • · être inscrits dans un EED;

  • · demeurer inscrits;

  • · suivre activement leur cours ou leur programme d’études.

Si l’agent estime que l’étudiant a poursuivi activement ses études pendant son congé, celui‑ci peut encore être admissible au Programme de permis de travail postdiplôme (PPTPD).

[14] Enfin, sous la rubrique « Évaluation des conditions liées à un permis d’études », le guide indique :

L’agent doit faire preuve de jugement et prendre en compte tous les facteurs pertinents lorsque vient le temps d’évaluer si l’étudiant respecte les conditions liées à son permis d’études.

B. La décision était-elle déraisonnable?

[15] La demanderesse fait valoir que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de la lettre de l’Université Ryerson. Elle ajoute que l’Université était pleinement consciente du fait qu’elle avait abandonné deux cours à la fin du semestre, mais qu’elle la considérait toujours comme une étudiante à temps plein. De l’avis de la demanderesse, l’agent ne pouvait faire abstraction du point de vue de l’Université, à savoir que la demanderesse était une étudiante à temps plein à l’hiver 2017.

[16] Je conviens avec la demanderesse que l’agent n’a pas tenu compte de la lettre de l’Université du 11 mars 2021.

[17] Selon les notes du Système mondial de gestion des cas [le SMGC], les motifs à l’appui du rejet du 5 mars 2021 étaient les suivants :

[traduction]
La cliente présente une demande de dispense C43 pour un permis de travail ouvert, après avoir obtenu un baccalauréat en commerce (gestion des affaires, économie et science de la gestion) à l’Université Ryerson.

Les relevés de notes fournis montrent que durant l’hiver 2017, la cliente était inscrite à deux cours. Selon l’Université Ryerson, les étudiants à temps plein sont ceux qui sont inscrits à trois cours ou plus par semestre. Étant donné que la cliente n’a pas maintenu son statut d’étudiante à temps plein pendant chacune des sessions du programme d’études et qu’elle a étudié à temps partiel au cours de l’hiver 2017, ce qui outrepasse l’exception autorisée d’études à temps partiel au cours de la dernière session d’études, la cliente ne satisfait pas aux critères du sous-alinéa 205c)(ii) des Règles.

[18] Après avoir reçu la demande de réexamen de la demanderesse, qui était accompagnée de la lettre de l’Université, l’agent a motivé sa décision comme suit dans les notes du SMGC :

[traduction]
La cliente demande un nouvel examen et j’ai réexaminé sa demande. Elle a soumis une lettre réitérant ses arguments accompagnée de relevés de notes de l’Université Ryerson. Elle était inscrite à deux cours au semestre d’hiver 2017 après l’abandon de deux cours. Au cours de ce semestre, la cliente a obtenu deux crédits. Selon l’Université Ryerson, les étudiants à temps plein sont ceux qui sont inscrits à quatre crédits (quatre cours) par semestre. Pour être admissible à un permis de travail postdiplôme, la cliente doit avoir maintenu son statut d’étudiante à temps plein au Canada pendant chacune des sessions du ou des programmes d’études qu’elle a terminés et soumis dans le cadre de sa demande de permis de travail postdiplôme, sauf si elle a pris un congé d’études ou en est à sa dernière session d’études.

En conclusion, la cliente n’a pas maintenu son statut d’étudiante à temps plein pendant chacune des sessions de son programme d’études et a outrepassé l’exception autorisée d’études à temps partiel au cours de la dernière session d’études. À la lumière de tous les renseignements dont je dispose, notamment les relevés de notes, la lettre de fin d’études et les renseignements supplémentaires fournis, je ne suis pas convaincu que la cliente satisfait aux critères du sous-alinéa 205c)(ii) des Règles. La décision est maintenue et une lettre a été envoyée.

[19] Bien que les notes du SMGC mentionnées précédemment fassent référence à la lettre et aux relevés de notes de la demanderesse, ces motifs ne font aucune mention de la lettre de l’Université du 11 mars 2021. Au lieu de cela, comme dans les motifs du rejet du 5 mars 2021, l’agent a continué à défendre sa conclusion en affirmant que, selon l’Université Ryerson, [traduction] « les étudiants à temps plein sont ceux qui sont inscrits à quatre crédits (quatre cours) par semestre » (alors que dans son rejet du 5 mars, il indiquait que l’Université définissait le temps plein comme une inscription à trois cours ou plus par semestre). Cette conclusion contredit l’affirmation contraire de l’Université Ryerson, qui a confirmé le statut à temps plein de la demanderesse pendant le semestre d’hiver 2017, bien qu’elle ait annulé deux cours durant cette période. Le fait que l’agent n’a pas tenu compte des nouveaux éléments de preuve qui contredisaient ses motifs a rendu la décision déraisonnable.

[20] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement conclu que la demanderesse était tenue de maintenir son statut d’étudiante à temps plein au Canada pendant chaque session de son programme d’études. Selon le défendeur, le fait que la demanderesse se soit inscrite à des études à temps plein n’est pas pertinent. Le défendeur fait valoir que le guide indique clairement qu’un demandeur doit avoir étudié à temps plein de façon continue au Canada.

[21] Je rejette les arguments du défendeur pour les motifs suivants.

[22] Comme le soutient le défendeur, dans la décision Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 452 [Brown], au paragraphe 20, le juge Manson a conclu que le ministre a le pouvoir d’établir des critères d’admissibilité dans le guide.

[23] Dans la décision Brown, le juge Manson a fait référence à la décision Nookala c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1019 et a fait remarquer ce qui suit :

[23] Les critères d’admissibilité énoncés dans la politique relative au Programme de permis de travail postdiplôme sont obligatoires et doivent être satisfaits pour qu’un candidat soit admissible à l’obtention d’un permis de travail postdiplôme. Rien dans la politique ne confère aux agents d’immigration un quelconque pouvoir discrétionnaire de modifier les conditions d’admissibilité ou d’y déroger (Nookala, au paragraphe 12).

[24] Dans la décision Munyanyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 802 [Munyanyi] au paragraphe 25, le juge Manson s’est penché de nouveau sur la question de l’admissibilité au PTPD, ajoutant que « [s]elon la jurisprudence, rien dans les IEP‑PTPD ne confère à l’agent d’immigration le pouvoir discrétionnaire de modifier les critères d’admissibilité ou d’en faire abstraction », mais en revanche, le guide prévoit que l’agent « doit faire preuve de jugement et prendre en compte tous les facteurs pertinents lorsque vient le temps d’évaluer si l’étudiant respecte les conditions liées à son permis d’études ». Le juge Manson a ensuite accueilli le contrôle judiciaire d’une demande de PTPD présentée par un demandeur qui avait dû prendre un congé d’études en raison d’une pénurie de devises au Zimbabwe.

[25] Le défendeur cite également la décision Idowu au paragraphe 7, qui indique qu’un candidat au PTPD doit, entre autres, avoir « conservé son statut d’étudiant à temps plein pendant chacun des trimestres du programme ». La décision Idowu se distingue de l’espèce quant aux faits. Dans cette affaire, Mme Idowu n’a pas contesté avoir été étudiante à temps partiel pendant un semestre en raison de difficultés financières ni n’avoir été inscrite à aucun cours pendant trois semestres. En rejetant la demande de contrôle judiciaire, la juge Pallotta a fait remarquer que dans sa demande de PTPD, Mme Idowu « n’a[vait] pas expliqué pourquoi ses parents ne pouvaient pas lui fournir une aide financière et n’a[vait] pas fourni de preuve établissant que ses parents ou elle n’avaient pas les moyens de payer des études à temps plein pendant les trimestres concernés » : Idowu, au para 14. De plus, la lettre de l’université confirmait simplement que Mme Idowu avait rempli toutes les exigences pour l’obtention du baccalauréat en commerce : Idowu, au para 15.

[26] En l’espèce, la demanderesse a expliqué pourquoi elle a dû abandonner deux cours lors du semestre d’hiver 2017, et elle a fourni la preuve que ces explications avaient été acceptées par l’Université Ryerson dans sa décision de la considérer comme étudiante à temps plein. Comme l’agent n’a pas tenu compte de la lettre de l’Université en l’espèce, je ne peux conclure qu’il a fait preuve de jugement et qu’il a tenu compte de tous les facteurs pertinents dans son évaluation de l’admissibilité de la demanderesse à un PTPD, comme l’exige le guide : Munyanyi, au para 25.

[27] De plus, bien que le défendeur soutienne que la simple inscription à des études à temps plein n’est pas pertinente et que la demanderesse doit avoir étudié à temps plein au Canada de façon continue, cette distinction n’a pas été soulevée dans la décision. L’argument du défendeur ne peut servir à étayer les motifs après le fait.

[28] Dans sa décision, l’agent indique plutôt que, selon l’Université Ryerson, les étudiants à temps plein sont ceux qui sont inscrits à quatre cours pendant le semestre. Si l’agent a jugé bon de s’appuyer sur une définition de l’Université concernant les étudiants à temps plein fondée sur le nombre de cours auxquels ils sont [traduction] « inscrits » au cours du semestre, il était alors illogique pour l’agent de ne pas accepter la lettre du 11 mars 2021 de l’Université comme preuve que la demanderesse était « inscrite » en tant qu’étudiante à temps plein.

[29] Enfin, je ne trouve aucune formulation dans le guide établissant une distinction entre « inscription à temps plein » et « études à temps plein ».

IV. Conclusion

[30] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[31] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2713-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2713-21

 

INTITULÉ :

IRENA TCERKOVNAIA c MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MAI 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Aleksei Grachev

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aleksei Grachev

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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