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Date : 20000630


Dossier : IMM-3316-00

OTTAWA (ONTARIO), LE VENDREDI 30 JUIN 2000

DEVANT M. LE JUGE LEMIEUX


ENTRE

     PASTORA POLANCO JORDAN, REINALDO ISMAEL JORDAN

     et MARCOS LOPEZ JORDAN,

     demandeurs,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.

     ORDONNANCE


     Pour les motifs fournis, la demande de sursis d'exécution de la mesure de renvoi du Canada présentée par le demandeur est rejetée.


     « François Lemieux »

    

     J U G E


Traduction certifiée conforme


Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad a.






Date : 20000630


No du greffe : IMM-3316-00



ENTRE

     PASTORA POLANCO JORDAN, REINALDO ISMAEL JORDAN

     et MARCOS LOPEZ JORDAN,

     demandeurs,

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION,

     défendeur.

     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX :


[1]          Les demandeurs, Pastora Jordan, la mère, son fils Reinaldo Jordan, âgé de 20 ans et son neveu Marcos Jordan, âgé de 13 ans dont elle a la garde juridique au Canada, tous trois ressortissants du Venezuela, demandent à la cour la suspension provisoire de l'exécution de la mesure de renvoi du Canada dont l'exécution a été fixée au 4 juillet 2000.

[2]          Dans leur demande d'autorisation et de contrôle judiciaire, déposée le 26 juin 2000, les demandeurs sollicitent une ordonnance de mandamus qui obligerait le ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration Canada ( « le ministère » ) à se prononcer avant leur renvoi au sujet de leur demande d'établissement en se fondant sur des motifs d'ordre humanitaire.

LES FAITS

[3]          Les demandeurs sont arrivés au Canada en 1993. Ils ont présenté des demandes de statut de réfugié qui ont été rejetées par la section du statut le 28 novembre 1995. Ils ont demandé l'autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire devant la cour mais cette demande a été refusée. À la suite de ce rejet, la mesure d'interdiction de séjour conditionnel qui avait été prise à leur endroit est devenue exécutoire.

[4]          Le 17 septembre 1997, ils ont demandé à être déclarés demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada, mais cette demande a été rejetée. L'agent de révision des revendications refusées a jugé que les demandeurs n'étaient pas des personnes qui seraient exposées personnellement à l'un des risques suivants, objectivement identifiable, à savoir que leur vie serait menacée, qu'ils pourraient faire l'objet de sanctions excessives ou se voir infliger un traitement inhumain s'ils étaient obligés de quitter le Canada.

[5]          En janvier 1997, Pastora Jordan a présenté une demande de résidence permanente au Canada dans laquelle elle sollicitait une exemption pour des motifs d'ordre humanitaire de façon à ce que sa demande puisse être traitée au Canada. Son fils et son neveu figuraient dans cette demande à titre de personnes à charge.

[6]          Dans le contexte de la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire l'avocat des demandeurs a déposé, le 27 octobre 1998, auprès de CIC un rapport psychiatrique préparé par Vincent DeMarco, un psychiatre consultant. Celui-ci a diagnostiqué chez Pastora Jordan un syndrome de stress post-traumatique. Il a fondé son diagnostic sur les déclarations de Pastora Jordan selon lesquelles elle avait été agressée sexuellement par des policiers au Venezuela, fait qui, selon le dossier, n'a été communiqué ni à la section du statut ni à l'agent de révision des revendications refusées.

[7]          Dans sa lettre, le Dr DeMarco affirme avoir interrogé la patiente par l'intermédiaire d'un interprète, Csilla Nagy, une travailleuse sociale d'Access Alliance. Son rapport indique que Pastora Jordan a cinq enfants dont deux vivent au Canada. Le Dr DeMarco indique qu'un des trois autres enfants est médecin au Venezuela. Dans sa lettre de présentation du rapport destiné au Ministère, l'avocat des demandeurs informe le ministère que « le présent rapport fournit des éléments de preuve supplémentaires qui corroborent le risque psychologique auquel seraient exposés cette femme et les membres de sa famille mentionnés dans sa demande si ces personnes étaient renvoyées dans leur pays » .

[8]          Le 29 février 2000, le Ministère a refusé de donner suite à la demande de Pastora Jordan. Pour exercer ce pouvoir discrétionnaire, il faut déterminer, notamment, si la mesure entraînerait des difficultés inhabituelles, non méritées ou disproportionnées pour les personnes visées, et si ces personnes risquent de faire l'objet de sanctions graves de la part de leur gouvernement si elles retournaient dans leur pays d'origine.

[9]          Les demandeurs n'ont pas présenté de demande d'autorisation de contrôle judiciaire à l'égard de cette décision de rejet. J'ai demandé à l'avocat des demandeurs les raisons de cette omission, compte tenu du rapport psychiatrique qui avait été déposée en octobre 1998. L'avocat des demandeurs m'a informé que ces derniers avaient décidé de procéder autrement.

[10]          Le 14 mars 2000, Pastora Jordan a présenté une deuxième demande de résidence permanente qu'elle souhaitait voir traiter au Canada pour des raisons humanitaires. Cette deuxième demande différait de la première qui avait été rejetée en février 2000. La deuxième demande était parrainée par la fille de Pastora Jordan qui est une résidente permanente du Canada. Dans cette deuxième demande, Pastora Jordan mentionnait son fils et son neveu à titre de personnes à charge. Cette deuxième demande n'a pas encore été traitée.

[11]          Le 6 juin 2000, Reinaldo Jordan a présenté en son propre nom une demande de résidence permanente au Canada en demandant que celle-ci soit traitée au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire. Il a déposé sa demande parce qu'il a épousé le 20 mai 2000, Lindsay Angelow, une ressortissante canadienne, qui le parraine. Cette demande n'a pas encore été traitée.

[12]          Pour appuyer sa demande de suspension provisoire, Pastora Jordan a déposé un affidavit daté du 22 juin 2000. Joint à titre de pièce « A » à cet affidavit, figure une lettre datée du 4 mars 2000 envoyée par Csilla Nagy d'Access Alliance au Ministère. Cette lettre indique que Pastora Jordan est sa cliente depuis le 16 février 1998. Voici ce que déclare Csilla Nagy :

[TRADUCTION] Elle est venue me voir parce qu'à l'époque elle risquait d'être expulsée. Elle était très émue parce qu'elle avait peur de retourner au Venezuela. Elle m'a révélé que la police l'avait harcelée, notamment en l'emprisonnant et en la violant en prison. (On trouvera d'autres détails dans la copie ci-jointe d'un examen effectué par le Dr Vincent DeMarco le 2 juin 1998). Je suis la première personne à qui elle ait confié avoir été victime d'agressions sexuelles. Elle était très honteuse de ces agressions... Elle m'a par la suite autorisée à prendre contact avec une clinique psychiatrique et à fournir ce rapport de consultation à son avocat en vue d'appuyer sa demande d'immigration.
J'ai fourni des services de counselling en santé mentale à Mme Jordan pendant toute cette période et ai toujours été prête à la recevoir depuis, si elle en avait besoin. Sa famille n'est toujours pas au courant des agressions sexuelles dont elle a fait l'objet et c'est ce qu'elle souhaite.

[13]          Csilla Nagy termine la lettre envoyé au Ministère en déclarant ce qui suit :

[TRADUCTION] Je crains que cette femme exceptionnelle et son enfant exceptionnel ne soient brisés s'ils étaient déportés au Venezuela. Dans ce pays, Mme Jordan serait obligée de se cacher pour ne pas être retrouvée par ses tortionnaires. Elle y courrait un risque grave parce que l'esprit de corps des policiers est très fort. Sa santé mentale ne pourrait que se détériorer gravement, non seulement parce qu'elle se retrouverait dans le lieu où elle a été torturée mais aussi parce qu'elle souffrirait d'avoir été rejetée par le Canada. Elle ne peut comprendre l'échec qu'elle a subi ici. Son fils était extrêmement troublé par la lettre rejetant leur demande et je crois qu'il ne sait pas non plus pourquoi il n'a pas été accepté.

ANALYSE

[14]          Les demandeurs ne contestent pas la légalité de la mesure d'expulsion prise à leur endroit. L'article 48 de la Loi sur l'immigration énonce que sous réserve des articles 49 et 50 (qui ne trouvent pas application ici), la mesure de renvoi est exécutée dès que les circonstances le permettent.

[15]          Selon notre jurisprudence, le seul fait qu'une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire ait été déposée n'empêche pas l'exécution d'une mesure de renvoi.

[16]          Il faut qu'il existe des circonstances spéciales qui obligent notre Cour à intervenir. L'une de ces circonstances est le retard que met le Ministère à traiter une demande fondée sur des considérations humanitaires, notamment lorsqu'elle est parrainée par un conjoint. L'arrêt Moudrak c. Canada (M.C.I.), [1998] F.C.J. No. 1273, une décision du juge Lutfy, tel était alors son titre, en est un exemple. Ce n'est pas le cas en l'espèce. On peut également citer Schelkanov c. Canada (M.C.I.), [1994] F.C.J. No. 496, une décision du juge Strayer, tel était alors son titre.

[17]          L'avocat des demandeurs soutient que les faits de l'espèce répondent aux critères à trois volets, à savoir, existence d'une question grave, préjudice irréparable et prépondérance des inconvénients.

[18]          L'avocat des demandeurs affirme que le critère de la question grave s'applique ici parce que les deux demandes fondées sur des considérations humanitaires sont fondées et ont de bonnes chances d'être approuvées.

[19]          Je ne peux retenir cet argument parce que ce facteur n'est pas un de ceux qui peut autoriser la Cour à suspendre l'exécution d'une mesure de renvoi valide. Les demandes seront traitées par le Ministère qui prendra une décision à leur égard.

[20]          L'avocat des demandeurs affirme que je devrais agir de façon équitable et pratique dans cette affaire. Il affirme que si l'on oblige les demandeurs à quitter le Canada, il est peu probable qu'ils puissent revenir au Canada pour passer une entrevue relative à leurs demandes parce qu'ils n'ont pas les moyens de le faire. L'avocat des demandeurs n'a toutefois apporté aucune preuve pouvant appuyer ces arguments. De toute façon, je suis d'accord avec l'avocat du défendeur lorsqu'il affirme qu'il est possible d'interroger les demandeurs à l'étranger et qu'à notre époque moderne, il existe d'autres façons de communiquer.

[21]          J'ai considéré si notre Cour pouvait intervenir en se fondant sur le diagnostic psychiatrique de Pastora Jordan. Là encore, l'avocat des demandeurs me demande d'être équitable et affirme qu'il ne serait pas équitable de renvoyer les demandeurs au Venezuela. Malheureusement, je ne peux retenir cet argument.

[22]          Notre Cour ne possède pas une compétence d'équity en première instance qui lui permettrait de décider, d'une façon générale, s'il est équitable ou non de renvoyer quelqu'un du Canada. Notre Cour ne peut intervenir que dans des cas précis en fonction de principes juridiques qui, en l'espèce, imposent aux demandeurs le fardeau d'établir le critère à trois volets qui permet d'accorder une suspension.

[23]          Le dossier indique que l'état mental de Pastora Jordan a été révélé au Ministère en octobre 1998. Rien n'indique que le Ministère n'en a pas tenu compte lorsqu'il a décidé de rejeter sa demande fondée sur des considérations humanitaires et, comme je l'ai mentionné plus haut, les demandeurs n'ont pas demandé l'autorisation de contester cette décision devant notre Cour.

[24]          S'il n'avait pas été tenu compte de ce rapport médical, ils auraient eu un bon motif pour demander une autorisation. J'ai examiné si la lettre de Csilla Nagy du 4 mars 2000 constituait un nouvel aspect dont le Ministère devrait tenir compte avant d'exécuter la mesure de renvoi. J'estime que la lettre de Mme Nagy datée du 4 mars 2000 n'apporte pas d'éléments vraiment nouveaux, dont le Ministère n'aurait pas eu connaissance antérieurement et qu'il n'aurait pas considéré dans le cadre de la demande rejetée en février 2000.

[25]          Les circonstances de la présente affaire sont très semblables à celles de l'affaire Ram c. Canada (M.C.I.), [1996] F.C.J. No. 883, une décision de mon collègue, le juge MacKay. Dans cette affaire, le juge MacKay a statué que la demande d'établissement du demandeur présentée au Canada et fondée sur des motifs humanitaires, compte tenu de son mariage récent avec une citoyenne canadienne, ne soulevait pas de question grave. Il a souligné le fait que la demande fondée sur des considérations humanitaires en cause ferait l'objet d'un examen approfondi conformément au processus utilisé par le Ministère.

[26]          Il a également évoqué la possibilité que ces souffrances causent un grave stress émotionnel et un bouleversement de la famille. Il a également reconnu que la mesure de renvoi pourrait causer des perturbations et des difficultés psychologiques à M. Ram mais il a ajouté que c'était aussi le cas de toutes les personnes qui sont obligées de quitter le Canada contre leur volonté lorsqu'elles n'ont pas le droit d'y demeurer.

[27]          Le juge MacKay a abordé la question de l'équité. On a invoqué la présence dans cette affaire de circonstances particulières ainsi que le fait qu'il n'était pas vraiment urgent que M. Ram soit renvoyé du Canada. Il a écarté cet argument en disant que le Ministre était tenu en vertu de la loi d'accomplir les fonctions qui lui étaient attribuées par elle, notamment celle qui consiste à veiller que les personnes qui n'ont pas le droit de demeurer dans notre pays ne puissent le faire.

[28]          Dans les circonstances, j'estime que les demandeurs n'ont pas démontré l'existence d'une question grave.

[29]          Par ces motifs, la demande de sursis à l'exécution de la mesure de renvoi du Canada présentée par les demandeurs est rejetée.

     « François Lemieux »

    

     J U G E

OTTAWA (ONTARIO)

LE 30 JUIN 2000

Traduction certifiée conforme


Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER


No DE GREFFE :              IMM-3316-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Pastora Polanco Jordan et al. C. M.C.I.

ENTENDU PAR TÉLÉCONFÉRENCE ENTRE OTTAWA ET TORONTO


DATE DE L'AUDIENCE :          29 juin 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE prononcés par le juge Lemieux

EN DATE DU 30 juin 2000



ONT COMPARU :

Marc Boissonneault              pour les demandeurs

David Tyndale                  pour le défendeur



PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Marc Boissonneault

Toronto (Ontario)                  pour les demandeurs

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada      pour le défendeur

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