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Date : 20220513


Dossier : IMM‑5352‑21

Référence : 2022 CF 723

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 13 mai 2022

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

THI HA PHAM

QUOC KHANH NGUYEN

KHANH NAM NGUYEN

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La défenderesse principale [la DP] et ses deux fils sont des citoyens du Vietnam. Dans une décision datée du 22 juillet 2021, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a invalidé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle les défendeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger. La SAR a jugé que la SPR avait commis une erreur en concluant que les défendeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable au Vietnam et que les défendeurs ne disposaient vraisemblablement pas d’une protection adéquate de l’État.

[2] Le ministre demandeur sollicite, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire de la décision de la SAR, soutenant qu’elle est déraisonnable. Je me range du côté du demandeur. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande sera accueillie.

II. Contexte

[3] En 2018, la DP et son petit ami de l’époque sont entrés au Canada munis de visas de visiteur et ont commencé à cohabiter. En août 2018, les enfants mineurs de la DP ont rejoint le couple au Canada. Le jour de l’arrivée des enfants, une altercation a eu lieu entre le petit ami de la DP et le fils aîné de cette dernière. Le fils a été blessé au visage à l’aide d’un couteau, la police a été appelée et le petit ami de la DP a été accusé de voies de fait. Une mesure d’expulsion a ensuite été prise et le petit ami de la DP a été renvoyé au Vietnam en juillet 2019.

[4] En novembre 2018, la DP a déposé une demande d’asile pour elle‑même et ses enfants. Elle affirme craindre que son ancien petit ami tente de la retrouver et de la tuer, elle et sa famille, si elle retournait au Vietnam. Elle ne croit pas que la police au Vietnam mettrait en place des mesures visant à la protéger, puisque le crime initial a eu lieu au Canada, et elle affirme qu’elle ne serait pas capable de s’établir au Vietnam faute de moyens financiers. Elle affirme également que le visage de son fils aîné a été marqué par l’agression et qu’il aurait du mal à trouver un emploi et à tisser des liens sociaux au Vietnam, une société axée sur l’image. Enfin, la DP allègue qu’elle craint les représailles de son ancien époux violent (le père biologique de ses deux fils) et de sa famille s’ils découvrent que son fils a été victime d’une blessure grave [TRADUCTION]°« sous sa supervision ».

[5] La SPR a conclu que la preuve présentée par les défendeurs était crédible dans l’ensemble, mais que la question déterminante était celle de l’existence d’une PRI à Hô Chi Minh‑Ville. La SPR a conclu que les défendeurs n’avaient pas réussi à démontrer l’existence d’un risque sérieux de persécution de la part de l’ancien petit ami ou de l’ancien époux de la DP dans la PRI. La SPR a également rejeté les allégations de la DP concernant les besoins médicaux de son fils et les perspectives d’emploi et sociales au Vietnam, en relevant l’absence de preuve à l’appui de ces allégations. La SPR a fait remarquer que l’alinéa 97(1)b) de la LIPR exclut le risque résultant de l’incapacité d’un pays de fournir des soins médicaux adéquats et a conclu que la preuve photographique révélait que le fils de la DP n’était pas aussi gravement défiguré que celle‑ci le laissait entendre.

[6] La SPR a également conclu qu’il ne serait pas injustement sévère de s’attendre à ce que les défendeurs déménagent dans la PRI. En ce qui concerne l’absence de soutien familial dans la PRI, la SPR a relevé que la DP effectue un travail qualifié dans des salons de manucure et qu’elle subvient aux besoins de ses enfants au Canada sans ce soutien. La SPR a également conclu que la DP subvenait à ses propres besoins et à ceux de ses enfants au Vietnam grâce à son travail de technicienne en pose d’ongles et qu’elle était une femme d’affaires prospère. La SPR a fait remarquer que la DP possède toujours une maison au Vietnam et que les enfants pourraient fréquenter l’école dans la PRI.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[7] La SAR a jugé que la SPR avait commis une erreur en concluant que Hô Chi Minh‑Ville était une PRI viable.

[8] La SAR a soutenu que l’ancien petit ami de la DP pouvait avoir la motivation et les moyens de retrouver les défendeurs dans la PRI et de leur faire du mal. La SAR a conclu que les motifs pour lesquels la SPR a tiré la conclusion contraire comportaient des lacunes.

[9] De plus, la SAR a conclu qu’il était peu probable que les défendeurs aient accès à une protection adéquate de l’État contre l’ancien petit ami de la PR. La SAR s’est appuyée sur le Cartable national de documentation pour conclure qu’il existe de graves lacunes en ce qui a trait à la protection des femmes contre la violence fondée sur le sexe au Vietnam. Par exemple, la SAR a relevé que les Nations Unies se sont dites préoccupées par le faible taux de signalement et de condamnation dans le pays, malgré le fait que le Vietnam ait renforcé son cadre juridique pour contrer la violence faite aux femmes. La SAR a également relevé que la preuve à propos de l’efficacité générale de la protection de l’État est aussi nuancée, dans la mesure où la police au Vietnam « maintient efficacement l’ordre », mais « agit généralement impunément » en plus d’être sujette à la corruption.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[10] En soutenant que la décision de la SAR est déraisonnable, le demandeur soulève deux questions :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que Hô Chi Minh‑Ville n’était pas une PRI viable?

  2. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les défendeurs ne bénéficieraient pas d’une protection adéquate de l’État au Vietnam?

[11] Il n’y a aucun différend quant à la norme de contrôle applicable en l’espèce. La décision de la SAR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La décision doit, dans son ensemble, être transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Il ne suffit pas que la décision soit justifiable; un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné (Vavilov, au para 86).

V. Analyse

A. L’analyse relative à la PRI n’est pas justifiée ni transparente

[12] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que l’ancien petit ami de la DP aurait probablement les moyens de retrouver cette dernière dans la PRI.

[13] En ce qui concerne ces moyens, la SAR a tenu compte de la distance entre la PRI et la ville natale de l’ancien petit ami, ainsi que de la taille de Hô Chi Minh‑Ville. Cependant, la SAR s’est fondée sur la disponibilité de vols rapides et peu coûteux entre les deux villes et sur le fait que la DP, en tant que mère monoparentale, serait probablement encline à fréquenter un cercle d’amis. La SAR a conclu que ces facteurs établissaient la probabilité que l’ancien petit ami de la DP serait en mesure de retrouver les défendeurs.

[14] Le demandeur soutient que la preuve ne permet pas d’étayer la conclusion de la SAR. Le demandeur fait valoir qu’il n’y a aucun élément de preuve démontrant que l’ancien petit ami a les moyens de se rendre à la PRI proposée par avion. En outre, la SAR n’a pas expliqué comment l’ancien petit ami pourrait retrouver les défendeurs dans une ville de plusieurs millions d’habitants. La suggestion de la SAR selon laquelle cela serait possible en faisant appel à des amis communs n’était appuyée par aucun élément de preuve. La SAR a plutôt formulé l’hypothèse que la DP compterait sur un cercle d’amis pour « joindre les deux bouts » au Vietnam, que ce cercle comprendrait des amis communs à la DP et à l’ancien petit ami et enfin que ces amis communs feraient part de l’emplacement de la DP à l’ancien petit ami. Le demandeur relève que la DP n’a pas compté sur des amis pour s’installer, travailler et subvenir aux besoins de ses enfants au Canada et fait valoir qu’il n’y avait aucun motif raisonnable de conclure qu’elle n’aurait pas d’autre choix que de compter sur des amis dans la PRI.

[15] Les défendeurs concèdent que la preuve ne fait pas référence au coût ou à la facilité des déplacements par avion entre la ville de résidence de l’ancien petit ami et la PRI proposée, mais ils soutiennent que la conclusion de la SAR est fondée sur le fait que l’ancien petit ami de la DP pourrait être en mesure de la retrouver à Hô Chi Minh‑Ville, parce qu’elle y aurait un cercle d’amis. Les défendeurs sont d’avis qu’il était loisible à la SAR d’accepter la preuve de la DP selon laquelle elle ne serait en sûreté nulle part au Vietnam. Il est soutenu que les décideurs qui se prononcent sur les demandes d’asile doivent se livrer à certaines conjectures quant au sort qui attend le demandeur d’asile et, en l’espèce, la SAR n’a pas outrepassé sa compétence ni rendu une décision déraisonnable.

[16] Je ne conteste pas la position des défendeurs selon laquelle les demandes d’asile obligent généralement les décideurs à tirer des inférences, ce qui laisse inévitablement une certaine place à la conjecture. Toutefois, les inférences tirées par un décideur doivent être fondées sur des éléments de preuve clairs et non conjecturaux (Wijekoon Mudiyanselage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 312 au para 22, citant Soos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 455 aux para 13‑14).

[17] La SAR ne relève pas les éléments de preuve qui sous‑tendaient ses conclusions selon lesquelles la DP chercherait probablement à obtenir le soutien d’amis communs pour s’établir dans la PRI et que ces amis signaleraient probablement ses allées et venues à son ancien petit ami. Le demandeur souligne à juste titre, d’après la preuve de la DP, que cette dernière compterait sur les membres de sa famille pour obtenir du soutien, et non sur des amis et des connaissances. En outre, la DP a expressément reconnu qu’elle ne sait pas comment son ancien petit ami pourrait la retrouver dans la PRI. L’évaluation relative à la PRI par la SAR ne fait pas état d’une analyse transparente, cohérente et rationnelle et, par conséquent, elle est déraisonnable.

B. La SAR a commis une erreur en concluant que la présomption de protection de l’État avait été réfutée

[18] Je suis également d’avis que la SAR a commis une erreur en appliquant un seuil moins strict que celui de la [TRADUCTION]°« preuve claire et convaincante » pour conclure que les défendeurs avaient réfuté la présomption en faveur de la protection de l’État.

[19] En examinant la preuve documentaire, la SAR a reconnu les efforts du Vietnam pour améliorer ses interventions visant à contrer la violence faite aux femmes. La SAR a souligné que la preuve fait état du taux élevé de violence faite aux femmes, d’un faible taux de signalement et de condamnation et de services aux victimes inadéquats. La SAR a ensuite abordé la question de l’efficacité de la protection de l’État, en relevant que la preuve à ce sujet est nuancée et que la police vietnamienne est vulnérable à la corruption. Cependant, la SAR a omis d’évaluer les éléments de preuve pertinents en fonction de la situation de la DP. Il n’est pas aisé de voir en quoi le caractère nuancé de la preuve objective sur la question de l’efficacité de la protection de l’État mène à la conclusion que le Vietnam ne peut assurer une protection adéquate à une personne ayant le profil de la DP.

[20] Bien que cela ne soit pas expressément abordé par la SAR, il est également important de reconnaître qu’une réticence subjective à rechercher la protection de l’État ne suffit pas à réfuter la présomption du caractère adéquat de la protection de l’État (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004 au para 33). En l’espèce, et malgré la preuve que la DP avait déjà été victime d’abus de la part de son ancien mari, il n’y avait aucun élément de preuve démontrant qu’elle avait tenté d’obtenir la protection de l’État ou qu’elle pensait que cela l’exposerait à un plus grand danger. Le défaut de la SAR d’aborder la question de la réticence subjective entache également le caractère raisonnable de l’analyse relative à la protection de l’État.

VI. Conclusion

[21] La présente demande est accueillie. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier et j’estime qu’aucune ne se pose en l’espèce.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5352‑21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question n’est certifiée.

 

« Patrick Gleeson »

blank

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5352‑21

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c THI HA PHAM, QUOC KHANH NGUYEN, KHANH NAM NGUYEN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

Hilla Aharon

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Golden

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour le demandeur

 

Michael Golden Law Corporation

Burnaby (Colombie‑Britannique)

 

pour les défendeurs

 

 

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