Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220506


Dossier : IMM-448-20

Référence : 2022 CF 670

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

ABIEMWENSE JOY OGBEBOR

IKPONMWOSA OGBEBOR

OSASENAGA PRISCA OGBEBOR

KENNETH IWINOSA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse principale et ses trois enfants mineurs (collectivement, les demandeurs) sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision défavorable rendue le 9 décembre 2019 (la décision) à la suite d’un examen des risques avant renvoi (ERAR).

[2] Avant de présenter leur demande d’ERAR, les demandeurs, qui sont originaires du Nigéria, avaient demandé l’asile, sans succès, au motif que la demanderesse principale faisait partie d’un groupe social particulier en tant que femme bisexuelle. S’appuyant sur des incohérences dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA), sur le témoignage de la demanderesse principale, sur les omissions constatées dans le formulaire FDA et sur une conclusion selon laquelle les événements entourant le décès de la partenaire de la demanderesse principale manquaient de vraisemblance, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a jugé que la demanderesse principale n’était pas un témoin crédible. Le 10 janvier 2018, la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Par la suite, les demandeurs se sont vu refuser l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[4] La seule question en litige est celle de savoir si la décision est raisonnable.

[5] Sous réserve de certaines exceptions qui ne s’appliquent pas en l’espèce, la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle a été énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[6] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige d’une cour de révision qu’elle fasse preuve de retenue envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

[7] La cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’« [un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [...] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » : Vavilov, au para 102.

[8] Le défendeur a exhorté la Cour à employer la norme de l’« erreur manifeste et déterminante » dans son examen des conclusions de fait ou des inférences factuelles de l’agent et à faire preuve de retenue à l’égard de ces conclusions.

[9] J’estime qu’il n’est pas nécessaire de s’écarter de la norme de la décision raisonnable, si fermement et rigoureusement établie dans l’arrêt Vavilov, lorsque la déférence à l’égard d’un tribunal est de mise en l’absence de l’une ou l’autre des erreurs énoncées précédemment et dans l’arrêt Vavilov.

III. L’examen des risques avant renvoi

[10] Les demandeurs ont présenté une demande d’ERAR le 30 janvier 2019. Cette demande contenait des observations détaillées faisant état d’incohérences lors de l’audience devant la SPR. En outre, quatre nouveaux éléments de preuve ont été présentés.

[11] S’appuyant sur les questions énoncées au paragraphe 13 de l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, l’agent a admis les nouveaux éléments de preuve. Après les avoir examinés, il a rejeté la demande principalement au motif que les demandeurs n’avaient pas dissipé les nombreuses réserves qu’avait la SPR en matière de crédibilité.

[12] Pour décider si la décision est raisonnable, j’estime qu’il suffit d’examiner deux des nouveaux éléments de preuve.

A. La photographie montrant la demanderesse principale avec Happy

[13] Le premier des nouveaux éléments de preuve examinés par l’agent était une photographie montrant la demanderesse principale avec Happy. L’agent a fait observer que l’avocat avait souligné que, sur la photo, le bras de la demanderesse principale entourait la taille de Happy et leurs visages se touchaient. Dans les observations présentées à l’agent, il était mentionné qu’il serait très inhabituel pour deux femmes n’entretenant pas de relation intime de prendre une telle pose et qu’il ne serait pas normal que deux femmes entretenant une relation platonique se tiennent de cette façon.

[14] Les demandeurs soutiennent que, compte tenu de l’importance de la photo, l’agent a commis une erreur dans le traitement de celle-ci en ne procédant pas à une évaluation globale de la crédibilité de la demanderesse principale. Ils s’opposent au processus par lequel l’agent a conclu que la photo, examinée individuellement, n’était pas suffisamment convaincante pour réfuter les conclusions de la SPR.

[15] Les demandeurs affirment qu’il aurait été plus approprié pour l’agent d’évaluer si la photo montrant la demanderesse principale avec Happy, examinée conjointement avec les autres éléments de preuve, suffisait pour réfuter les conclusions de la SPR.

[16] Le défendeur souligne que les demandeurs n’ont présenté aucune jurisprudence à l’appui de l’argument selon lequel chaque élément de preuve doit être évalué globalement par rapport à chaque autre élément de preuve. Il précise que ce principe s’applique dans le contexte des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, et non dans celui des demandes d’ERAR.

[17] J’estime raisonnable l’évaluation de la photographie faite par l’agent, compte tenu des conclusions factuelles de la SPR. Il n’était pas tenu d’examiner de nouveau tous les éléments de preuve corroborants. Une demande d’ERAR ne doit pas devenir une seconde demande d’asile : Kaybaki c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 32 au para 11.

B. L’article du quotidien Nigerian Observer

[18] Le deuxième nouvel élément de preuve était un article du Nigerian Observer décrivant en détail le meurtre de l’ancienne partenaire de la demanderesse principale, Happy, par une foule en colère. L’article indiquait que la police recherchait l’amante de Happy et désignait la demanderesse principale comme telle. De ce fait, la demanderesse principale dit craindre d’être tuée par le mari de Happy ou d’autres personnes si elle est renvoyée au Nigéria.

[19] Lorsqu’il a examiné cet élément de preuve, l’agent a renvoyé à un article du cartable national de documentation qui cite des commentaires partagés concernant la prévalence du journalisme dit « à enveloppes brunes » chez les citoyens ordinaires, c’est-à-dire lorsqu’une personne soudoie un journaliste pour qu’il crée ou modifie un reportage :

Lorsqu’il lui a été demandé à quel point il était courant de voir des citoyens ordinaires soudoyer des journalistes afin qu’ils créent ou modifient des reportages, le rédacteur en chef adjoint des enquêtes a déclaré que cela est [traduction] « très courant »[...] À l’inverse, le journaliste a fait observer qu’il n’était pas courant pour des citoyens ordinaires de soudoyer des journalistes afin qu’ils créent ou modifient des reportages [...] La même source a expliqué que, même s’il ne s’agit pas d’une pratique courante, cela peut arriver s’ils sont en mesure [traduction] « [d’]acquitter le montant de la facture ».

[20] L’agent a reconnu que la preuve concernant le journalisme dit « à enveloppes brunes » était partagée, mais il a décidé d’attribuer une faible valeur probante à l’article, et ce, sans se prononcer sur l’authenticité de celui-ci. Aucune raison compréhensible n’a été donnée pour expliquer cette conclusion. La raison invoquée était la suivante : [traduction] « [p]our les motifs qui précèdent, et compte tenu des réserves en matière de crédibilité exprimées par la SPR, j’accorde une faible valeur probante à l’article ».

[21] Comme le font valoir les demandeurs, ce raisonnement est préoccupant. L’authenticité est une question à laquelle il convient de ne répondre que par oui ou non. Un document ne saurait être que partiellement authentique. Si un faible poids est accordé à un document sur le fondement de son authenticité, une conclusion explicite à ce sujet doit d’abord être tirée (Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082, au para 20) :

[20] La Cour a, en outre, observé antérieurement sur la pratique des décisionnaires à accorder « peu de poids » aux documents sans tirer de conclusions explicites sur leur authenticité; voir par exemple, Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 622, aux paragraphes 1 à 3, [2009] ACF no 799 et Warsame c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 1202, au paragraphe 10. Si un décideur n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, il doit le dire et n’accorder absolument aucun poids au document. Les décideurs ne devraient pas jeter des doutes sur l’authenticité d’un document pour ensuite s’efforcer de se couvrir en accordant « peu de poids » au document. Comme l’a observé le juge Nadon dans Warsame, [traduction] « [c]’est tout ou rien » : au paragraphe 10.

[22] De plus, la prévalence du journalisme dit « à enveloppes brunes » au Nigéria ne peut pas constituer, à elle seule, un motif suffisant pour mettre en doute l’authenticité d’un document. Cela équivaudrait, comme l’a dit le juge Ahmed, à « une conclusion de culpabilité par association » : Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 (Oranye) aux para 27-29 .

[23] Le défendeur s’appuie sur la décision Obinna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1152 (Obinna), pour soutenir qu’il y a lieu d’accorder peu de poids à un article si celui-ci contredit les conclusions quant à l’absence de crédibilité.

[24] Cependant, dans cette affaire, la SPR a conclu que les renseignements contenus dans les articles étaient en contradiction avec le témoignage de la demanderesse et qu’il était impossible d’établir l’origine des articles, dont bon nombre étaient rédigés en utilisant des termes presque identiques : Obinna, au para 31.

[25] Ce n’est pas le cas en l’espèce. Dans l’affaire qui nous occupe, la faible valeur probante a été attribuée sur le fondement de renseignements non concluants sur la situation dans le pays, lesquels jetaient un doute sur l’authenticité du document. L’agent n’a tiré aucune conclusion quant à son authenticité, pas plus qu’il ne l’a évalué en fonction de son contenu et de sa cohérence avec les autres éléments de preuve corroborants dont il disposait. Une telle erreur ne satisfait pas à la norme de transparence requise.

IV. Conclusion

[26] À première vue, l’article établit l’existence de la relation entre la demanderesse et Happy et celle d’un risque sérieux pour la demanderesse. Selon mon examen de la jurisprudence, et pour les motifs qui précèdent, je conclus que le traitement fait par l’agent de l’article du Nigerian Observer était déraisonnable. Compte tenu de l’importance de l’article quant à l’issue, la décision doit être annulée et renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

[27] Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question sérieuse de portée générale.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-448-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-448-20

 

INTITULÉ :

ABIEMWENSE JOY OGBEBOR, IKPONMWOSA OGBEBOR, OSASENAGA PRISCA OGBEBOR, KENNETH IWINOSA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 18 août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

le 6 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Dov Maierovitz

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

EME Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.