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Date : 20220506


Dossier : IMM-3153-21

Référence : 2022 CF 673

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2022

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

THEVASUTHAN MANIKKARASA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Manikkarasa (le demandeur), qui est citoyen du Sri Lanka, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel qu’il avait interjeté à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni la qualité de personne à protéger au sens des paragraphes 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi]. La demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire prévue à l’article 72 de la LIPR a été accueillie.

I. Les faits

[2] Le demandeur est arrivé au Canada le 9 juillet 2019. Ce qui précède son arrivée est beaucoup plus nébuleux. Compte tenu de la conclusion à laquelle est parvenue la Cour, il est prudent de lire attentivement les allégations formulées en l’espèce. La Cour a conclu que l’affaire devait être renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[3] Le demandeur a allégué avoir été témoin de l’enlèvement de son oncle le 19 décembre 2007. Selon son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA), daté du 27 juillet 2019, le demandeur aidait son oncle dans son magasin lorsque ce dernier a été enlevé par plusieurs personnes (probablement quatre personnes, accompagnées d’un chauffeur); le demandeur a tenté d’intervenir, mais on l’a repoussé. Dans son formulaire FDA, le demandeur a indiqué que les ravisseurs étaient des membres de l’armée sri-lankaise, mais qu’ils n’étaient pas en uniforme. Le demandeur s’identifie comme étant [traduction] « d’origine ethnique et de nationalité tamoule sri-lankaise ». L’enlèvement s’est produit pendant la guerre civile au Sri Lanka (qui a duré de 2006 à 2009, selon le formulaire FDA).

[4] Il ne semble pas y avoir eu de développements notables dans cette affaire avant le 30 avril 2018. Le demandeur affirme que, dans un camp militaire de Sooriyapura où il livrait des marchandises, il a reconnu un officier qui avait participé l’enlèvement de son oncle près de neuf ans plus tôt. Il y a eu affrontement, puis le demandeur a été expulsé du camp.

[5] Le même jour, alors qu’il rentrait chez lui, le demandeur a été intercepté par quatre militaires en uniforme. Son véhicule a été endommagé, et il a été emmené dans la jungle, où il a été insulté et intimidé sous la menace d’une arme à feu. Le demandeur affirme qu’on lui a demandé pourquoi il posait des questions au sujet de son oncle; on lui a fermement ordonné de ne rien dire à propos de l’officier responsable de l’enlèvement. On l’a prévenu qu’il serait sous surveillance. On l’a ensuite relâché, après lui avoir volé l’argent qu’il avait sur lui.

[6] Selon le formulaire FDA, un deuxième événement s’est produit le 18 juillet 2018. Dans celui-ci, le demandeur indique avoir été emmené par l’armée dans le même camp, à Sooriyapura, où on lui a demandé s’il avait parlé à quiconque ou aux médias de l’enlèvement de son oncle ou de l’officier impliqué. Le demandeur affirme qu’il a été battu et menacé avant d’avoir été autorisé à partir.

[7] Le troisième événement serait survenu le 30 juillet 2018. Le demandeur affirme avoir été emmené de nouveau au camp de Sooriyapura, où [traduction] « [il a] été torturé et accusé d’avoir parlé de l’officier qui a[vait] enlevé [son] oncle aux médias et à une organisation de protection des droits de la personne » (formulaire FDA, p 2-3, dossier certifié du tribunal (DCT), p 63). Dans son formulaire FDA, il mentionne avoir dit à sa tante qu’il avait identifié un officier responsable de l’enlèvement et que ce dernier se trouvait au camp militaire. Il ajoute que sa tante a porté plainte auprès des autorités compétentes.

[8] Le demandeur affirme avoir été détenu, interrogé et torturé pendant quatre jours. Son épouse a retenu les services d’un avocat, qui a obtenu sa mise en liberté après avoir soudoyé un officier. Cet officier a dit à l’avocat que l’armée prévoyait tuer le demandeur. Avec l’aide de son avocat, le demandeur a trouvé refuge dans une église de Trincomalee, où il est demeuré du mois d’août à la mi-décembre 2018.

[9] Le demandeur a quitté le Sri Lanka le 27 décembre 2018. Il est arrivé aux États-Unis le 9 février 2019 et y a été initialement détenu. Il est arrivé au Canada le 9 juillet 2019. Le demandeur rapporte que l’armée sri-lankaise le recherchait et que des militaires se sont présentés à son domicile alors qu’il se cachait dans l’église et après son départ du Sri Lanka.

[10] Deux éléments de preuve doivent être mentionnés. L’un d’eux est une lettre de l’avocat sri-lankais qui a joué un rôle déterminant dans l’obtention de la mise en liberté du demandeur après que l’armée l’eut arrêté, le 30 juillet 2018. Dans cette lettre de trois paragraphes datée du 25 décembre 2019, l’avocat sri-lankais affirme certaines choses qui ne peuvent que relever du ouï-dire au sujet de l’enlèvement de l’oncle du demandeur et des arrestations dont le demandeur a fait l’objet avant le 30 juillet 2018. Selon la conseil du demandeur, cet élément de preuve serait corroborant. Toutefois, il ne s’agit pas d’un élément de preuve indépendant, car l’avocat sri-lankais y répète des renseignements sur des faits dont il n’a pas été témoin : le contenu de ce paragraphe n’est pas corroboré par une source indépendante du témoignage du demandeur.

[11] Le deuxième paragraphe de la lettre est exempt de pareille lacune. L’avocat sri-lankais y décrit son rôle dans la mise en liberté du demandeur après la détention qui a commencé le 30 juillet 2018. Il affirme avoir joué un rôle déterminant en permettant à son client de trouver refuge dans une église après que l’officier lui eut dit que [traduction] « l’armée prévoyait de tuer [s]on client » (lettre de l’avocat sri-lankais, T. Karikalan, DCT, p 165-166). Enfin, il conclut sa lettre en exprimant l’opinion que le demandeur est en danger parce qu’il est bien connu des autorités locales. En effet, l’épouse du demandeur a reçu la visite de membres du personnel [traduction] « du renseignement de l’armée » qui voulaient savoir où se trouvait son époux.

[12] L’autre élément de preuve est une lettre (DCT, p 167), datée du 27 décembre 2019, rédigée par le prêtre qui a hébergé le demandeur pendant environ trois mois et demi à la fin de l’année 2018. Le prêtre y atteste que le demandeur s’est réfugié à son église de crainte que l’armée sri-lankaise ne l’arrête.

II. La décision à l’examen

[13] La SPR a conclu que la crédibilité était la question déterminante en l’espèce. Il n’a pas été établi que le demandeur s’exposait à une sérieuse possibilité de persécution au Sri Lanka à la lumière de son témoignage, qui est considéré comme vague, général et présentant des incohérences et des invraisemblances à propos desquelles le demandeur n’a pas fourni d’explication satisfaisante. La SPR a fait part de ses réserves.

[14] La seule décision dont la Cour est saisie est celle que la SAR a rendue après avoir procédé à sa propre appréciation de la preuve présentée à la SPR (le demandeur n’a présenté aucun nouvel élément de preuve, et il n’y a pas eu d’audience devant la SAR). La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle la crédibilité était la question déterminante en l’espèce.

[15] À la lecture des brefs motifs de la SAR, il semble que l’analyse se soit limitée à deux questions :

  • 1) le demandeur a été évasif à propos de la question de savoir si sa tante, l’épouse de son oncle enlevé, avait porté plainte aux autorités après qu’il eut affronté l’officier en avril 2018;

  • 2) dans son formulaire FDA et dans son témoignage, le demandeur allègue avoir été pris pour cible parce qu’il avait affronté l’un des ravisseurs de l’oncle. La SAR conclut que les incidents de 2018 n’ont pas été établis.

[16] Quant à la révélation faite aux « autorités », comme l’écrit la SAR, le demandeur indique clairement dans son formulaire FDA qu’il n’a rien révélé aux [traduction] « médias et [à une organisation de défense des] droits de la personne à propos de l’officier qui a enlevé [s]on oncle », mais qu’il a « parlé à [s]a tante, Mme Sivagurunathan, de l’officier responsable de l’enlèvement de [s]on oncle et de l’endroit où il se trouvait (le camp militaire de Sooriyapura) » (formulaire FDA, p 2-3, DCT, p 63). La SAR conteste le témoignage du demandeur devant la SPR et conclut qu’il manquait de crédibilité. Je reproduis le paragraphe 11 de la décision de la SAR, où sont énoncés ses motifs sur cette question :

[11] L’appelant a d’abord dit dans son formulaire FDA que sa tante avait parlé à une organisation de défense des droits de la personne. Il a ensuite admis qu’il n’en était pas certain, mais qu’il l’avait simplement déduit parce qu’il avait été interrogé à ce sujet pendant sa détention. Il a aussi dit dans son témoignage qu’il n’a pas reparlé à sa tante après sa mise en liberté, même après être venu au Canada. L’appelant ne semble pas savoir exactement ce qui a mené à sa détention, et, même s’il a énoncé les raisons avec certitude dans son formulaire FDA, son témoignage était évasif en ce qui a trait à cet aspect crucial de sa demande d’asile. Je suis d’accord avec la SPR pour dire que ce témoignage évasif et contradictoire mine la crédibilité de l’appelant.

[17] L’autre question concerne les événements qui auraient eu lieu en 2018. La SAR cherche une contradiction entre, d’une part, le formulaire FDA et le témoignage du demandeur, et, d’autre part, la lettre de son avocat sri-lankais qui a obtenu sa mise en liberté au début du mois d’août 2018 et qui a joué un rôle déterminant en trouvant un refuge dans une église.

[18] Au paragraphe 6 de ses motifs, la SAR a mis en parallèle l’allégation selon laquelle le demandeur a affronté le ravisseur présumé le 30 avril 2018 et la lettre de l’avocat sri-lankais indiquant que le demandeur a été détenu le 30 juillet 2018. La lettre contient des renseignements sur le rôle de l’avocat dans la mise en liberté du demandeur et la rencontre du demandeur et du prêtre qui l’a ensuite hébergé. La SAR voit une faille dans la lettre en raison de la mention [traduction] « pour avoir révélé aux autorités, y compris des droits de la personne, l’enlèvement de son oncle », car la véritable cause des problèmes du demandeur avec l’armée serait l’affrontement du 30 avril 2018. Elle considère que le demandeur et son avocat se contredisent sur la raison de sa détention. Cela, affirme-t-elle, constitue un « grave problème de crédibilité » (décision de la SAR, au para 6).

[19] La SAR poursuit ses explications en affirmant que l’avocat était la personne la mieux placée pour savoir pourquoi son client était détenu. L’affrontement du 30 avril 2018, qui, selon la SAR, est la cause principale des problèmes du demandeur avec les autorités, n’est pas mentionné dans la lettre de l’avocat. Elle ajoute que l’avocat n’énonce pas correctement la raison pour laquelle le demandeur a été détenu et qu’il donne une raison qui « contredit d’autres aspects importants de la preuve » (décision de la SAR, au para 7). Cette situation « soulève de graves préoccupations en matière de crédibilité relativement aux principales allégations de l’appelant selon lesquelles il aurait reconnu et affronté l’un des ravisseurs de son oncle » (décision de la SAR, au para 9).

[20] En effet, la SAR relève une « contradiction » entre la version des faits du demandeur et celle de son avocat sri-lankais qui l’a représenté lors de son arrestation, le 30 juillet 2018. Cette « contradiction » est le motif sur lequel s’appuie la SAR pour conclure que les incidents de 2018 ne sont même pas établis (décision de la SAR, aux para 12 à 16). La lettre du prêtre, quoiqu’acceptée par la SAR, ne corrobore pas les incidents qui se seraient produits en 2018 et qui auraient amené le demandeur à se cacher, puis à fuir le Sri Lanka. Cette lettre ne l’emporte pas sur les réserves relatives à la crédibilité que suscite la contradiction entre la version des faits de l’avocat sri-lankais et celle du demandeur.

[21] Par conséquent, la SAR conclut que les incidents de 2018 n’ont pas été établis et que la raison du départ est inconnue. L’enlèvement a eu lieu il y a si longtemps que « rien dans le dossier ne donne à penser [que le demandeur] serait pris pour cible aujourd’hui en raison de ce qui s’est passé en 2007 » (décision de la SAR, au para 15).

III. Norme de contrôle et analyse

[22] Les parties n’ont pas traité de la norme de contrôle applicable en l’espèce dans leurs observations écrites. Néanmoins, l’affaire a été plaidée selon la norme de la décision raisonnable, et il ne fait aucun doute que les questions relatives à la crédibilité sont examinées par la cour de révision selon cette norme.

[23] La norme de la décision raisonnable s’accompagne du principe de retenue judiciaire, et la cour de révision adopte une attitude de respect appropriée. Toutefois, il reste que le contrôle judiciaire doit comporter une évaluation sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse, des décisions administratives (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 12).

[24] L’arrêt Vavilov enjoint aux cours de révision de s’assurer de bien comprendre la décision à l’examen afin de trancher la question de savoir si elle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable : la justification, l’intelligibilité et la transparence. La décision doit être « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, précité, au para 99). Il ne fait aucun doute que le contrôle vise maintenant non seulement le résultat, mais également le processus décisionnel : les motifs comptent. Ils constituent le « mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision » (Vavilov, précité, au para 81). À mon avis, le raisonnement en l’espèce est déficient au point de rendre la décision de la SAR déraisonnable, faute d’intelligibilité et de transparence.

[25] Les lacunes de la décision sont suffisamment graves pour qu’il ne soit pas permis d’affirmer qu’elle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable. Elles ne sont ni superficielles ni accessoires. Au contraire de celles que seule une chasse au trésor, phrase par phrase, permet de mettre au jour, les lacunes sont suffisamment capitales et importantes pour rendre la décision déraisonnable. À mon avis, la présente affaire est un excellent exemple de ce qui est décrit au paragraphe 126 de l’arrêt Vavilov :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : par. 48.

[Je souligne.]

[26] La Cour a examiné attentivement la transcription de l’audience devant la SPR. L’audience a été plutôt chaotique, car le commissaire de la SPR, la conseil du demandeur et l’interprète y ont tous pris la parole. Comme on l’a vu précédemment, la SAR a relevé une contradiction entre l’exposé du demandeur et la lettre de son avocat sri-lankais. Cet avocat n’a aidé le demandeur que relativement à sa détention qui avait commencé le 30 juillet 2018. De l’avis de la SAR, l’avocat était le mieux placé pour savoir pourquoi son client était détenu. Aucun fondement n’est invoqué à l’appui d’un tel avis, et je n’en connais aucun. Plus important encore, il est difficile de savoir en quoi consiste cette « contradiction ».

[27] La SAR voit une erreur dans la lettre de l’avocat au point d’affirmer qu’elle est en « contradiction » avec la version des faits du demandeur. L’avocat y décrit seulement ce qu’il a fait pour obtenir la mise en liberté du demandeur entre la fin du mois de juillet et le début du mois d’août 2018. La lettre indique clairement que le demandeur [traduction] « a été détenu par l’armée en 2018 pour avoir révélé aux autorités, y compris à une organisation de défense des droits de la personne, l’enlèvement de son oncle, M. Murugupillai, survenu en décembre 2007 ». En fait, le demandeur ne dit pas dans son formulaire FDA qu’il a été détenu parce qu’il a reconnu et affronté le ravisseur de son oncle le 30 avril 2018. Le demandeur a affronté le ravisseur présumé le 30 avril 2018, mais il a ensuite quitté le camp militaire. Ce n’est qu’en revenant chez lui plus tard dans la journée, selon le formulaire FDA, qu’il a été intercepté sur une route dans la jungle par des militaires en uniforme qui l’ont intimidé et qui lui ont dit de ne rien révéler au sujet de l’officier de l’armée qui aurait participé à l’enlèvement.

[28] Tant dans son formulaire FDA que dans son témoignage devant la SPR, le demandeur a clairement indiqué qu’il avait été arrêté deux fois en juillet 2018. Il explique qu’il a été arrêté deux fois parce qu’il était soupçonné d’avoir parlé de la personne qu’il avait affrontée le 30 avril 2018. Le demandeur a été arrêté le 18 juillet 2018, et on lui a alors demandé s’il avait parlé à des personnes ou aux médias de l’enlèvement et de l’officier qui y aurait participé. D’après le formulaire FDA, le demandeur n’aurait pas été détenu au camp militaire le 18 juillet 2018 en raison de l’affrontement du 30 avril, mais plutôt parce que des renseignements auraient vraisemblablement été révélés au sujet du ravisseur présumé.

[29] Le demandeur a également été détenu le 30 juillet 2018. Cette fois, selon le formulaire FDA, la détention a duré quatre jours, pendant lesquels le demandeur a été torturé et accusé d’avoir parlé aux médias et à une organisation de défense des droits de la personne de l’officier impliqué dans l’enlèvement de son oncle et de sa présence au camp de Sooriyapura. Je n’ai pas relevé d’hésitation dans le témoignage devant la SPR. Par conséquent, selon la preuve, les détentions du 18 et du 30 juillet 2018 étaient liées aux renseignements révélés au sujet de l’enlèvement allégué; l’affrontement du 30 avril 2018 n’a pas mené à une détention dans le camp militaire. Il convient de souligner que la SAR ne mentionne pas précisément l’arrestation et la détention qui auraient eu lieu le 18 juillet, même si elles ont été mentionnées dans le formulaire FDA et lors de l’audience devant la SPR. Le motif de l’arrestation serait que le lien entre l’officier militaire et l’enlèvement a été révélé. La preuve ne semble pas aller en ce sens.

[30] La décision de la SAR présente deux lacunes. Premièrement, contrairement à ce qu’a conclu la SAR, la lettre de l’avocat sri-lankais et la preuve du demandeur ne divergent pas. Le formulaire FDA indique clairement que les deux détentions (le 18 et le 30 juillet 2018) au camp militaire étaient liées aux révélations sur l’auteur présumé de l’enlèvement de l’oncle du demandeur, ce qui concorde parfaitement avec la lettre de l’avocat sri-lankais. Il semble que le décideur ait mal interprété la preuve qui lui avait été présentée. Le formulaire FDA et la lettre de l’avocat sri-lankais ne divergent donc pas. En effet, l’avocat prend soin de décrire directement ce à quoi il a personnellement participé, c’est-à-dire son intervention liée à la détention qui a commencé le 30 juillet 2018. Quant aux autres renseignements contenus dans sa lettre, il précise qu’il [traduction] « en [a] été informé par [s]on client », ce qui constitue manifestement du ouï-dire.

[31] La deuxième lacune réside dans le fait que la SAR conteste la lettre parce qu’elle dit que l’avocat est la personne la mieux placée pour savoir pourquoi son client était détenu. La SAR voit une erreur dans la lettre parce qu’elle ne contient rien au sujet de l’affrontement du 30 avril 2018. Non seulement la SAR n’explique pas pourquoi l’avocat aurait dû le savoir, mais elle en infère que de « graves préoccupations en matière de crédibilité » sont soulevées relativement à la question de savoir si l’affrontement a eu lieu. À mon avis, il est incompréhensible que l’absence d’une mention de l’affrontement dans une lettre attestant un tout autre incident puisse entacher la crédibilité du demandeur.

[32] De telles lacunes sont graves. À l’appui de sa conclusion selon laquelle les incidents de 2018 (ce qui doit comprendre l’affrontement d’avril 2018) n’ont pas été établis, la SAR conclut que la version des faits de l’avocat sri-lankais, selon laquelle le demandeur a été détenu parce qu’il avait [traduction] « révélé aux autorités, y compris à une organisation de défense des droits de la personne, l’enlèvement », divergeait de celle du demandeur. Cela est inexact.

[33] La lettre du prêtre, qui confirme que le demandeur s’est réfugié dans son église, se voit accorder peu de poids parce qu’elle [traduction] « ne l’emporte pas sur les préoccupations relatives à la crédibilité liées à la contradiction entre ce qu’a dit le demandeur et la lettre de l’avocat ». Une telle contradiction n’existait pas, alors le poids à accorder à cette lettre devra être entièrement réévalué dans le cadre du réexamen de la présente affaire.

[34] Il se peut qu’il existe des motifs de conclure que l’exposé des trois incidents de 2018 (ceux du 30 avril et des 18 et 30 juillet) est inadéquat. Mais les motifs qu’invoque la SAR sont insuffisants, car une décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, l’intelligibilité et la transparence (Vavilov, précité, au para 99). La SAR devait démontrer que sa conclusion était fondée sur la preuve dont elle disposait. Au paragraphe 15 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême affirme que « [l]orsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée ». En fait, il semble que la SAR ait mal interprété la preuve ou, à tout le moins, qu’elle n’ait pas tenu compte d’éléments de preuve importants dont elle disposait. Je n’ai relevé dans la décision aucune explication à propos des affirmations sans équivoques liées aux motifs des détentions du 18 et du 30 juillet 2018. En fait, la conclusion selon laquelle la question de la crédibilité du demandeur était au cœur de la décision semble s’appuyer sur une mauvaise interprétation de la preuve.

[35] La lettre de l’avocat doit être réexaminée à la lumière du formulaire FDA et du témoignage du demandeur. L’objet des réserves en matière de crédibilité, soit la présumée « contradiction » entre la version des faits du demandeur et celle de son avocat sri-lankais, doit être réexaminé. De plus, la SAR écarte la lettre d’un prêtre qui tendrait à confirmer que le demandeur s’est réfugié dans son église pendant plus de 100 jours. La SAR affirme que la lettre ne l’emporte pas sur les réserves en matière de crédibilité. Un nouveau tribunal de la SAR devra évidemment réexaminer cette affirmation faite dans la présente affaire.

IV. Conclusion

[36] La Cour a noté qu’au cours de l’audience, l’avocat sri-lankais et le prêtre ont appelé le demandeur « M. Thevasuthan » à plusieurs occasions. L’épouse du demandeur est également appelée « Mme Brammiya Thevasuthan ». En outre, dans le formulaire FDA, le nom de famille du demandeur est « Manikkarasa », mais, dans la liste des membres de la famille, le nom de famille du fils du demandeur est « Thevasuthan » et celui de la sœur du demandeur est « Manikkarasa ». Quant aux parents du demandeur, ils n’ont pour nom de famille ni « Manikkarasa » ni « Thevasuthan », mais le prénom du père est « Manikkarasa ». Il serait peut-être souhaitable pour les parties d’apporter des précisions à cet égard.

[37] La Cour conclut que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Conformément aux directives énoncées dans l’arrêt Vavilov (aux para 139 à 142), l’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour qu’un tribunal différemment constitué réexamine la décision à la lumière des motifs de la Cour.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3153-21

LA COUR STATUE que :

  • 1) La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  • 2) L’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour qu’un tribunal différemment constitué réexamine la décision;

  • 3) Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3153-21

 

INTITULÉ :

THEVASUTHAN MANIKKARASA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

Viken G. Artinian

Yulia Stepanov, stagiaire en droit

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Simone Truong

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associates

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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