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Date : 20220504


Dossier : T-1112-21

Référence : 2022 CF 652

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

COREY BUCKINGHAM

JANE SIEMENS

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le serg. Corey Buckingham et la serg. Jane Siemens [collectivement, les demandeurs] sont membres de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC]. Ils demandent le contrôle judiciaire du rejet des griefs qu'ils ont déposés concernant leur droit à une rémunération pour « disponibilité opérationnelle » [la DO] pendant qu’ils occupaient le poste de sous‑officier au détachement de Vermilion de la GRC en Alberta.

[2] Le 27 mars 2020, l’arbitre de premier niveau [l’arbitre] a tout d’abord accueilli le grief du serg. Buckingham. Toutefois, la GRC a demandé à l'arbitre de réexaminer sa décision en vertu de l’alinéa 17(1)b) des Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014-289 [les CC (griefs et appels)].

[3] Le 16 septembre 2020, l’arbitre a accueilli la demande de réexamen de la GRC et a conclu que le serg. Buckingham n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la décision de rejeter sa demande de désignation pour la DO était [traduction] « incompatible avec la loi pertinente et les politiques du Conseil du Trésor ou de la Gendarmerie et que, pour cette raison, il avait subi un préjudice ».

[4] Le 20 octobre 2020, l’arbitre a rejeté le grief de premier niveau de la serg. Siemens pour des raisons similaires.

[5] Le serg. Buckingham et la serg .Siemens ont soumis leurs griefs au deuxième et dernier niveau. L’arbitre de deuxième niveau a rejeté les deux griefs aux motifs que les demandeurs n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les décisions de premier niveau étaient fondées sur une erreur de droit, qu'elles étaient contraires aux principes d’équité procédurale, ou qu'elles étaient manifestement déraisonnables.

[6] Les motifs invoqués par la GRC à l’appui de sa demande de réexamen de la décision par laquelle l’arbitre a accueilli le grief du serg. Buckingham excédaient les limites de la compétence de l’arbitre de réexaminer sa décision antérieure. L’arbitre a appliqué à tort la norme de contrôle en appel à sa propre décision, alors qu'elle aurait dû appliquer le critère relatif au réexamen reconnu par la Cour d’appel fédérale dans l'arrêt Chaudry c Canada (Procureur général), 2009 CAF 376 [Chaudry].

[7] Dans son analyse initiale du grief présenté par le serg. Buckingham, l’arbitre a correctement examiné la manière dont celui‑ci prétendait être lésé et la réparation qu’il demandait. Dans l'analyse qu'elle a faite dans la décision de réexamen et dans sa décision de premier niveau sur le grief de la serg. Siemens, elle a adopté une interprétation trop technique de la portée des griefs des demandeurs et n’a pas tenu compte des éléments de preuve ou des arguments présentés.

[8] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II. Contexte

[9] La serg. Siemens (auparavant la serg. Boehr) et le serg. Corey Buckingham étaient affectés à titre de sous-officiers au détachement de Vermilion de la division K. La serg. Siemens occupait le poste de sous-officier responsable du détachement et elle portait le titre de chef de service ou de détachement. Le serg. Buckingham exerçait les fonctions de sous‑officier des opérations. Ensemble, ils supervisaient sept gendarmes de la GRC.

[10] La serg. Siemens est arrivée au détachement de Vermilion en novembre 2014. Le chef de détachement sortant lui a alors dit qu’elle devait demeurer disponible en tout temps aux fins de consultation par les autres officiers de détachement. Elle a d’abord partagé ces fonctions avec un autre membre, jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le serg .Buckingham en septembre 2015. La serg. Siemens a avisé le serg. Buckingham (qui était alors le cap. Buckingham) que l’un d’eux devait être disponible en tout temps.

[11] De 2015 à 2019, les demandeurs sont restés en disponibilité après leurs heures normales de travail pour répondre aux demandes d’assistance des gendarmes sous leur supervision. Ils ont convenu d’exercer les fonctions de « sous-officier sur appel » à tour de rôle toutes les deux semaines.

[12] Peu après l’arrivée du serg. Buckingham au détachement de Vermilion, la serg. Siemens et lui ont eu une discussion avec leur sous-officier conseiller de district afin de clarifier les attentes de la GRC. Selon la décision de premier niveau concernant le grief du serg. Buckingham, le sous-officier conseiller de district n’a pas explicitement dit que la serg. Siemens et le serg. Buckingham avaient été désignés pour être sur appel; cependant, il leur a dit qu’[TRADUCTION] « il n’y avait pas d’autres mesures en place et qu’un grand nombre de politiques exigeaient qu’un superviseur ou un chef de détachement ou son délégué soit présent ou disponible pour consultation ».

[13] Le sous-officier conseiller de district a admis que, dans d’autres détachements, certains sous-officiers étaient rémunérés « non officiellement » pour les journées de supervision sur appel, ce qui était contraire à la politique. Il a également reconnu que, depuis de nombreuses années, les superviseurs n’étaient pas rémunérés pour le travail sur appel, contrairement à ce qu’exige la politique, et que le problème n’était toujours pas réglé.

[14] En novembre 2015, la serg. Siemens a soumis une note de service [le dossier justificatif] au commandant de la division K par intérim [le commandant divisionnaire]. Elle demandait que le serg. Buckingham et elle soient autorisés à recevoir l’indemnité de DO conformément à la Politique d’indemnité pour les interventions opérationnelles de la GRC [la politique d’IIO].

[15] La politique d’IIO habilite le commandant divisionnaire ou son délégué à désigner des membres de la GRC qui ne sont pas de service pour la DO avec indemnité, soit pour « toute fonction opérationnelle ou de soutien opérationnel ne nécessitant pas une intervention immédiate » (Manuel des opérations, chapitre 16.12.1.2).

[16] Le 8 février 2018, plus de deux ans après que la serg. Siemens eut soumis le dossier justificatif, les demandeurs ont été informés que le commandant divisionnaire avait rejeté leur demande.

III. Griefs de premier niveau

[17] Les demandeurs ont déposé un grief à l’encontre du rejet de leur demande d’indemnité pour DO. Les deux griefs ont été entendus au premier niveau par la même arbitre, et chacun des demandeurs a invoqué le cas de l’autre dans ses observations.

A. Décision de premier niveau (serg. Buckingham)

[18] L’arbitre a accueilli en partie le grief du serg. Buckingham après avoir conclu que la GRC était précluse de rejeter la demande d’indemnité pour DO que celui‑ci avait présentée pour les 27 mois qui s'étaient écoulés entre la date où la serg. Siemens avait soumis le dossier justificatif et la date de son rejet. L’arbitre a décrit le critère de la préclusion comme suit :

[traduction] [62] Le critère de la préclusion se compose essentiellement de trois éléments : Les propos ou la conduite du chef de détachement ou du sous-officier conseiller de district ont-ils incité le plaignant à travailler en DO? Le plaignant s’est-il fondé sur ces propos pour décider de travailler sur appel? Dans l’affirmative, le plaignant a-t-il de ce fait subi un préjudice?

[19] L’arbitre a poursuivi :

[traduction] [63] D’un côté, le sous-officier conseiller de district représentait la direction et a assuré au plaignant et à son chef de détachement qu’ils étaient tenus de travailler sur appel conformément à la politique de la GRC, et il a confirmé que d’autres membres de la division faisaient de même, et ce, depuis de nombreuses années. […]

[65] Le plaignant lui-même confirme que personne ne lui a expressément dit qu’il devait travailler sur appel, mais il soutient que le sous-officier conseiller de district a confirmé que ses fonctions l'obligeaient (selon la politique) à assurer une supervision sur appel. Par conséquent, il se pourrait que le plaignant ait agi de bonne foi et accepté la directive qui lui a été donnée par une personne bien informée […].

[20] L’arbitre a conclu que le serg. Buckingham était demeuré disponible pour travailler sur appel le soir et les fins de semaine — ce qui empiétait sur son temps libre — comme l’exigeait la politique de la GRC. Elle a conclu que le « silence » de la GRC pendant les 27 mois qui se sont écoulés après que le dossier justificatif eut été présenté au commandant divisionnaire, de même que l'avis que la serg. Siemens et le sous-officier conseiller de district ont donné au serg. Buckingham répondaient à la définition de préclusion par assertion de fait (aux para 68-82).

[21] L’arbitre a donc conclu que le serg. Buckingham avait démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait été lésé. Elle a ordonné que, dans les 30 jours suivant la réception de la décision, le serg. Buckingham présente ses demandes d'indemnité pour DO à la GRC à des fins d’approbation, et que la GRC prenne les mesures nécessaires dans les 30 jours suivants afin qu'il soit indemnisé conformément au chapitre 16.12 du Manuel des opérations.

B. Réexamen (serg. Buckingham)

[22] La GRC a demandé à l’arbitre de surseoir à l’exécution de la décision concernant le grief du serg. Buckingham et de la réexaminer au titre de l’alinéa 17(1)b) des CC (griefs et appels). L’arbitre a accueilli ces demandes, et les deux parties ont eu l’occasion de présenter des observations.

[23] Le serg. Buckingham a fait valoir que la décision initiale de l’arbitre ne contenait aucune erreur justifiant un réexamen. Il a également contesté la compétence de l’arbitre de réexaminer la décision initiale à la demande de la GRC.

[24] Le serg. Buckingham a fait remarquer que le paragraphe 17(1) des CC (griefs et appels) ne précisait pas que l'intimé à un grief pouvait demander un réexamen. Il a soutenu que, puisque le législateur avait conféré au commissaire le pouvoir explicite de réexaminer les décisions concernant les griefs de dernier niveau, la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R-10 (la Loi sur la GRC) ne pouvait avoir conféré implicitement un pouvoir de réexamen à l'arbitre de premier niveau. Dans la mesure où l’alinéa 17(1)b) des CC (griefs et appels) pourrait être interprété comme conférant un tel pouvoir, ce pouvoir excéderait le pouvoir du commissaire d’établir des consignes.

[25] Le serg. Buckingham a également soutenu que les arbitres, qui sont nommés par le commissaire, n'étaient pas indépendants de la direction, mais en faisaient plutôt partie. Il était donc contraire au régime de règlement des griefs que l’intimé, un délégué du commissaire, conteste la décision de l’arbitre, un autre délégué du commissaire, par l'entremise d’une demande de réexamen.

[26] L’arbitre a répondu ainsi à ces arguments :

[traduction] [37] Contrairement à ce qu’affirme le plaignant, les CC (griefs et appels) donnent à l'arbitre de premier niveau le pouvoir de modifier ou d’annuler sa décision. Sous réserve des dispositions de la Loi sur la GRC et du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (2014), DORS/2014-281, le commissaire a le pouvoir d’établir des règles en vertu du paragraphe 21(2) de la Loi sur la GRC. Selon l’article 36 de la Loi sur la GRC, le commissaire peut établir des règles pour régir le processus de règlement des griefs en particulier. Par conséquent, je conclus que le commissaire a le pouvoir d'établir des règles et que les CC (griefs et appels) est l'instrument qui convient à cet égard. De plus, je conclus que le législateur a créé intentionnellement cette structure de règlement des griefs pour y inclure la possibilité de contester les décisions faisant suite à un grief.

[27] Le serg. Buckingham a également soutenu que le pouvoir de réexamen reconnu par la common law ne permettait pas les réexamens fondés sur « une erreur de fait et de droit ». Par ailleurs, puisqu'il n'est assujetti à aucun délai de prescription, le réexamen pourrait être demandé par l’une des parties longtemps après l’expiration du délai de 14 jours prévu pour présenter un grief au deuxième ou dernier niveau. Le serg. Buckingham a invoqué la doctrine juridique du dessaisissement pour affirmer que ce risque ne pouvait être éliminé que par une disposition législative claire.

[28] L’arbitre n’a pas souscrit à cet avis et a jugé que l’alinéa 17(1)b) des CC (griefs et appels) fournissait d’autres précisions à cet égard :

[traduction] [41] […] Par exemple, aucune demande de modification ou d’annulation ne peut être présentée si le grief a été présenté au dernier niveau. En outre, la disposition ne dit pas qui peut en déclencher l'application; par conséquent, rien n'empêche l'une des parties ou l’arbitre de premier niveau de le faire.

[42] Le paragraphe 17(1) des CC (griefs et appels) vise à ce que l’arbitre de premier niveau demeure saisi du grief et ne soit pas functus officio (c.‑à‑d. que son mandat a expiré) ou dessaisi après avoir rendu sa décision. Par conséquent, l'arbitre de premier niveau demeure compétent jusqu’à ce que le grief passe au dernier niveau.

[29] L’arbitre a conclu que la demande de réexamen présentée par la GRC devrait être tranchée en fonction de la norme de contrôle applicable en appel. Ainsi, les conclusions de fait ne devaient pas être infirmées à moins que l'on ait démontré que le décideur avait commis une « erreur manifeste et dominante », et les erreurs de droit étaient assujetties à la norme de la décision correcte et ne commandaient aucune retenue.

[30] L’arbitre a réexaminé et infirmé sa décision initiale après avoir conclu qu'elle contenait une erreur de fait. Contrairement à sa décision précédente, elle a conclu que le grief du serg. Buckingham ne portait non pas sur le rejet d’une demande de paiement pour DO, mais seulement sur le rejet du dossier justificatif (aux para 63-64).

[31] L’arbitre a jugé qu'elle n'avait commis aucune erreur en décidant d’appliquer la doctrine juridique de la préclusion, et elle a souligné que la question avait été examinée dans diverses décisions antérieures, y compris par le Comité externe d’examen de la GRC et le commissaire. Toutefois, après réexamen, elle a tiré une conclusion différente quant au respect du critère :

[traduction] [83] Après avoir réexaminé le deuxième volet du critère de la préclusion, je ne peux conclure que le plaignant a agi sur la foi des actes ou du silence de l’intimé dans la présente affaire. Le plaignant se rendait disponible pendant ses congés, même s’il savait qu’il n’était pas désigné comme étant en DO. Il ne pouvait pas se désigner lui-même comme étant en DO tout simplement en se rendant disponible pour travailler. Le plaignant ne pouvait pas s’attendre à être désigné comme étant en DO simplement parce qu’un dossier justificatif avait été soumis au commandant divisionnaire ou à son délégué. En d’autres termes, la préclusion ne peut s’appliquer si le plaignant connaissait les faits et savait que l'acte sur lequel il s'appuyait pour l'invoquer n’était pas vrai.

[32] Par conséquent, l’arbitre a annulé la réparation ordonnée dans sa décision précédente, a rejeté le grief du serg. Buckingham et l’a informé de son droit de soumettre le grief au dernier niveau dans les 14 jours suivants s’il était d’avis que l’analyse et le résultat modifiés a) contrevenaient aux principes d’équité procédurale; b) étaient entachés d'une erreur de droit; ou c) étaient manifestement déraisonnables.

C. Décision de premier niveau (serg. Siemens)

[33] L’arbitre a appliqué son analyse modifiée au grief de la serg. Siemens et a rejeté le grief pour les mêmes motifs. Elle a félicité la serg. Siemens pour avoir agi de façon responsable et pour avoir fait passer les services de police offerts aux Canadiens avant toute autre chose. Elle a reconnu que la serg. Siemens [TRADUCTION] « s'était sentie dans l’obligation de suivre la politique de la GRC », mais a souligné que l'obligation d'être officiellement désigné pour la DO était aussi une politique de la GRC qui devait aussi être suivie (au para 60).

[34] L’arbitre a conclu qu’elle avait seulement le pouvoir de déterminer si la décision du commandant divisionnaire de ne pas désigner la serg. Siemens pour la DO était contraire à la politique. Elle a conclu que, même si elle avait le pouvoir de reconnaître rétroactivement que la serg. Siemens avait droit à une rémunération pour DO et d’accorder la réparation demandée, la serg. Siemens devrait encore prouver qu’elle avait été officiellement désignée avant de pouvoir recevoir la rémunération pour DO (au para 62).

[35] Le serg. Buckingham et la serg. Siemens ont tous deux soumis leurs griefs au deuxième et dernier niveau.

IV. Griefs de deuxième niveau

[36] En juin 2021, l’arbitre de deuxième niveau a rejeté les deux griefs des demandeurs. Il n’a constaté aucun manquement à l’équité procédurale, ni aucune erreur de droit dans la détermination et l’application de la politique régissant le pouvoir discrétionnaire du commandant divisionnaire de désigner des membres admissibles à l’indemnité pour DO.

V. Question en litige

[37] La seule question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de rejeter les griefs des demandeurs était raisonnable.

VI. Analyse

[38] La décision de rejeter les griefs des demandeurs est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65) [Vavilov]. La Cour doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15).

[39] Le paragraphe 17(1) des CC (griefs et appels) est rédigé en ces termes :

17 (1) L’arbitre qui a rendu une décision disposant d’un grief de premier niveau peut:

a) la modifier pour corriger toute erreur matérielle, typographique ou autre de même nature, ou pour préciser toute formulation équivoque;

b) si le grief n’a pas été présenté au dernier niveau, l’annuler ou la modifier si de nouveaux faits lui sont présentés ou si la décision comporte une erreur de fait ou de droit.

17(1) An adjudicator who has rendered a decision that disposes of a grievance at the initial level may

(a) amend the decision to correct clerical or typographical errors or any errors of a similar nature or to clarify unclear wording; or

(b) if the grievance has not been presented at the final level, rescind or amend their decision on the presentation of new facts or on determining that an error of fact or law was made in reaching the decision

[40] Une demande visant à ce qu’un décideur réexamine une décision rendue précédemment n’est ni un appel ni une demande de révision. Il s’agit plutôt d’une exception limitée au caractère définitif des décisions qui permet aux décideurs de réexaminer leur décision en tenant compte d’un nouvel élément de preuve ou d’un nouvel argument (Chaudhry, au para 8).

[41] Dans le contexte général des relations de travail fédérales, la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral a énoncé six principes visant à établir les limites du pouvoir d’un décideur de réexaminer une décision antérieure. Lorsqu’il s’agit de réexaminer une décision : a) le réexamen ne doit pas remettre en litige le fond de l’affaire; b) il doit être fondé sur un changement important des circonstances; c) il doit tenir compte uniquement des nouveaux éléments de preuve ou arguments qui ne pouvaient être raisonnablement présentés lors de l’audience initiale; d) on doit s’assurer que les nouveaux éléments de preuve ou arguments ont des conséquences importantes et déterminantes sur l’issue de la plainte; e) on doit veiller à ce que le réexamen soit fondé sur un motif impérieux; f) le pouvoir de réexamen doit être exercé de manière judicieuse, avec beaucoup de soin et peu fréquemment (Chaudhry c Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2009 CRTFP 39 au para 29).

[42] La GRC a demandé le réexamen de la décision initiale par laquelle l’arbitre a accueilli le grief du serg. Buckingham au motif que l’arbitre avait mal compris la nature du grief, qu'elle avait mal interprété la politique de la GRC et qu'elle avait mal appliqué le critère de la préclusion. Aucun de ces motifs ne supposait la présentation de nouveaux éléments de preuve ou arguments qui n'auraient pas pu être raisonnablement présentés lors de l’audience initiale. Il n’y a eu aucun changement important dans les circonstances. La demande de réexamen était une tentative évidente de remettre en litige le fond de l’affaire.

[43] L’arbitre a appliqué la norme de contrôle en appel plutôt que le critère de réexamen. Elle a essentiellement entendu l'appel de sa propre décision :

[traduction] [45] Il est de jurisprudence constante qu’il faut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait des tribunaux et des décideurs de première instance, car c’est à eux qu’il revient d’apprécier les éléments de preuve dont ils disposent. Les cours d’appel doivent faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait d’un juge de première instance (Schwartz c Canada, [1996] 1 RCS 254). Les conclusions de fait ne doivent pas être infirmées à moins qu'il soit établi que le juge du procès ou le décideur a commis une « erreur manifeste et dominante ».

[46] L'erreur de droit s'entend de façon générale de l’application d’une règle de droit erronée ou de l'omission de tenir compte d'un élément essentiel d’un critère juridique. Les erreurs de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte et ne commandent pas la retenue. Par conséquent, s’il est établi qu’une décision est entachée d’une erreur de droit, le critère juridique approprié doit être appliqué aux conclusions de fait (voir Housen c Nikolaisen, [2002] 2 RCS 235, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339).

[47] Bien que je sois consciente que l’alinéa 17(1)b) des CC (griefs et appels) ne m’oblige pas à examiner la décision rendue en mars 2020 comme si elle était portée en appel, j’adopte les normes de contrôle énoncées précédemment.

[44] L’arbitre a conclu qu’elle devait réexaminer sa décision antérieure et l’infirmer en raison d’une conclusion de fait erronée :

[traduction] [63] Après examen, je dois donner raison à l’intimé et conclure que la question dont j'étais saisie portait sur le rejet du dossier justificatif, qui était en fait une demande de désignation et d’autorisation pour DO, plutôt que sur le rejet d’une demande de paiement pour DO, étant donné qu’il était évident que cette désignation n’avait pas été accordée. Il incombait au plaignant de démontrer que l’intimé n’avait pas suivi la politique en rejetant le dossier justificatif dans lequel il demandait que sa demande de désignation et d’indemnité pour DO soit approuvée. Bien que je ne doute pas que le plaignant ait subi un préjudice en raison du rejet du dossier justificatif, je ne peux pas faire le lien entre la mesure corrective ordonnée et la décision contestée. Mon rôle dans le présent cas n’est pas de décider qui peut ou non être admissible à l’indemnité pour DO, mais plutôt de veiller à ce que la décision prise à cet égard respecte la procédure établie.

[64] Par conséquent, je conclus que la décision rendue en mars 2020 contient une erreur de fait que je ne saurais ignorer, car elle met en évidence un élément essentiel qui ne peut être concilié avec l’analyse, les conclusions et la réparation qui en ont découlé. Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincue que l’intimé a démontré qu’il y avait eu erreur au sens de l’alinéa 17(1)b) des CC (griefs et appels) et que cette erreur justifie le réexamen de la décision rendue en mars 2020.

[45] En confirmant la décision rendue par l'arbitre à l'issue du réexamen de sa décision initiale sur le grief du serg. Buckingham, l’arbitre de deuxième niveau a fait remarquer qu’un membre ne peut pas [TRADUCTION] « se désigner lui-même comme étant en DO » et que seul le commandant divisionnaire ou son délégué ont le pouvoir de [TRADUCTION] « désigner un membre comme étant en DO ». L’arbitre de deuxième niveau n’était pas convaincu que la décision de premier niveau était déraisonnable, puisque le serg. Buckingham n’avait jamais été désigné pour être en DO.

[46] Mais le serg. Buckingham n’a jamais prétendu avoir été désigné pour être en DO, ce que l’arbitre l’a expressément reconnu dans sa décision initiale accueillant le grief :

[traduction] [65] Le plaignant lui-même confirme que personne ne lui a expressément dit qu’il devait travailler sur appel, mais il soutient que le sous‑officier conseiller de district a confirmé que ses fonctions l'obligeaient (selon la politique) à assurer une supervision sur appel.

[47] Après avoir réexaminé et annulé sa décision initiale, l’arbitre a conclu que, contrairement à ce qu’elle avait conclu dans sa décision précédente, le grief du serg. Buckingham portait plutôt sur le rejet du dossier justificatif. Dans son formulaire de présentation de grief daté du 15 février 2018, le serg. Buckingham a décrit l’objet de son grief comme suit :

[traduction] En novembre 2015, le cap. Buckingham et le serg. Boehm ont préparé et soumis un dossier justificatif dans lequel ils demandaient à recevoir la rémunération de disponibilité opérationnelle en tant que sous-officiers sur appel. Le dossier justificatif montrait clairement que les deux parties avaient exercé à tour de rôle des fonctions de supervision sur appel pour répondre à certaines exigences de la politique. L'agent de district de l’Est de l’Alberta, le surint. pr. Wendell Reimer, avait informé le cap. Buckingham qu’il avait rencontré le commandant de la division K, le s.-comm. Todd Shear, lequel avait finalement rejeté le dossier justificatif dans lequel on demandait que les superviseurs sur appel reçoivent la rémunération pour DO.

[48] Cependant, le serg. Buckingham a décrit comme suit en quoi il avait été lésé : [TRADUCTION] « Perte de rémunération directement attribuable au non-paiement de la DO. Perte de congés absolus ». À titre de réparation, il demandait [TRADUCTION] « le paiement de la DO à partir de la date de dépôt du dossier justificatif jusqu’à ce que d’autres dispositions soient prises au sujet de la supervision sur appel ». Rien de ce qui précède n'exigeait de l’arbitre qu'il rende une décision concernant le bien‑fondé du rejet du dossier justificatif par le commandant divisionnaire. Le serg. Buckingham n’a pas demandé que la décision de rejeter le dossier justificatif soit infirmée.

[49] Comme l’arbitre l’a conclu dans sa décision initiale, l'admissibilité du serg. Buckingham à l’indemnité pour DO ne découlait pas d’une désignation officielle au titre de la politique de l’IIO. Elle découlait plutôt des déclarations faites par la serg. Siemens et confirmées par le sous‑officier conseiller de district, à savoir que de nombreuses politiques de la GRC exigeaient qu’il soit sur appel même s’il n’avait fait l'objet d'aucune désignation officielle. Les officiers supérieurs de la GRC savaient que le serg. Buckingham et la serg. Siemens s’étaient mis en disponibilité alors qu’ils n’étaient pas en service, conformément aux attentes de la GRC, et par leur silence, ils ont potentiellement mis la GRC dans l'obligation de les indemniser pour avoir exercé ces fonctions supplémentaires.

[50] L’arbitre l’a clairement expliqué dans sa décision initiale accueillant le grief du serg. Buckingham :

[traduction] [68] Le plaignant, lorsqu’il devait travailler sur appel, respectait les exigences de DO et était disponible pour travailler sur appel, le soir et le week-end, ce qui empiétait sur son temps personnel avec sa famille et l’empêchait de quitter le territoire desservi par le détachement, comme il est indiqué dans l'arrêt Brooke c GRC.

[69] J’admets que le plaignant a travaillé en DO parce qu’il croyait qu’il y était obligé en tant que sous-officier supérieur. Je note également que le plaignant a tenté de demander et d'obtenir la désignation appropriée de bonne foi.

[…]

[77] Le délai de la réponse peut vouloir dire que l’intimé a examiné le dossier justificatif avant de répondre. L’absence de réponse signifie également que, bien que l’intimé ait examiné le dossier justificatif, il a laissé croire au plaignant qu'il appuyait sa demande de désignation et de rémunération pour DO . Sinon, l’intimé aurait ordonné qu'il soit mis fin au travail sur appel. En fait, je constate que, même après que le dossier justificatif eut été rejeté, le plaignant n’a reçu l’ordre d’arrêter de travailler sur appel qu’en mai 2019.

[78] L’intimé avait souligné dans ses observations du 17 mai 2019 que le plaignant « ne ferait pas l’objet de critiques ou de mesures disciplinaires s’il ne prenait pas d’appels de service »; pourtant, personne n’en a informé le plaignant pendant qu’il attendait une réponse au dossier justificatif qu'il avait présenté.

[79] Le « silence » de l’intimé au cours des 27 mois tendait essentiellement à confirmer l’avis que le chef de détachement et son sous-officier conseiller de district avaient donné au plaignant. Il est à noter que le silence est une forme d'assertion justifiant la préclusion puisque le plaignant croyait que l’intimé savait qu’il travaillait en DO.

[51] Comme l’a dit le juge Russel Zinn dans la décision McBride c Canada (Procureur général), 2018 CF 118 [McBride], au paragraphe 34 :

[…] pour déterminer si le serg. McBride était [traduction] « tenu » d’être en disponibilité, l’arbitre n’examine que la question de savoir si le chef de district a autorisé la disponibilité de façon appropriée (ce qu’il n’avait manifestement pas fait puisque sinon le serg. McBride aurait reçu une indemnité de disponibilité). En revanche, le bien-fondé des mesures prises par le chef de district n’est pas déterminant, il n’est même pas pertinent à [sic] la question de savoir si le serg. McBride était tenu d’être en disponibilité. À mon avis, la preuve non contredite est qu’on l’y avait obligé, comme en témoigne la discussion lors de sa réunion avec le chef de district à son arrivée. Affirmer le contraire équivaudrait à conclure que les directives données oralement par un officier supérieur ne sont pas contraignantes et ne doivent pas être respectées.

[52] L'arrêt de la Cour d’appel fédérale, Brooke c Canada (Gendarmerie royale du Canada), [1993] ACF no 240 (CAF) [Brooke], cité par l’arbitre dans sa décision initiale, va dans le même sens (au para 7).

[53] Le défendeur tente d’établir une distinction entre la présente affaire et les affaires McBride et Brooke au motif que ces dernières portaient sur l’ancienne Politique de la GRC relative à la mise en disponibilité, et non la politique actuelle de l’IIO qui autorise seulement le commandant divisionnaire à désigner un membre comme étant admissible à une indemnité pour DO. Toutefois, le principe est également applicable en l'espèce. Les directives données oralement à un membre par un officier supérieur sont contraignantes (McBride, au para 34). Il n’appartient pas aux membres de remettre en question la décision. Ils n’ont pas le droit de contester les ordres reçus.

[54] Personne ne remet en question que la serg. Siemens a ordonné au serg. Buckingham de rester sur appel pendant qu’il n’était pas en service. Cette demande a été explicitement confirmée par le sous-officier conseiller de district dans ses communications avec le serg. Buckingham et la serg. Siemens et dans l'avis écrit qu'il a fait parvenir à ses supérieurs.

[55] Dans une note de service datée du 18 octobre 2017, le sous-officier conseiller de district a énuméré 57 [TRADUCTION] « politiques et protocoles qui contraignent nos sous-officiers des services généraux à être en disponibilité opérationnelle (DO) pour travailler dans les unités qui n’ont pas les ressources pour assurer une supervision en tout temps » [non souligné dans l’original]. Dans sa décision rejetant le grief de la serg. Siemens, l’arbitre de deuxième niveau a reconnu que [TRADUCTION] « l’un d’entre eux devait être disponible en tout temps en tant que sous-officier sur appel et qu’ils occupaient cette fonction à tour de rôle aux deux semaines » (au para 10).

[56] La décision de rejeter les griefs des demandeurs était donc déraisonnable.

VII. Conclusion

[57] Dans son analyse du grief de premier niveau présenté par le serg. Buckingham, l’arbitre a correctement examiné la manière dont le serg. Buckingham prétendait être lésé et la réparation qu’il demandait. Les motifs invoqués par la GRC à l’appui de sa demande de réexamen excédaient les limites de la compétence l’arbitre de réexaminer sa décision antérieure. L’arbitre a appliqué à tort la norme de contrôle en appel à sa propre décision, alors qu'elle aurait dû appliquer le critère relatif au réexamen reconnu par la Cour d’appel fédérale dans l'arrêt Chaudry.

[58] Même si l’on accepte que les CC (appels et griefs) confèrent un pouvoir de réexamen plus vaste que celui qui est reconnu par la common law, la décision de l’arbitre de réexaminer et d’infirmer sa décision initiale était déraisonnable. La nouvelle analyse que l'arbitre a faite dans sa décision de réexamen, où elle a réinterprété le grief comme étant limité au rejet du dossier justificatif, par le commandant divisionnaire, était trop technique et ne tenait pas compte des éléments de preuve ou arguments présentés au nom du serg. Buckingham. C’est un principe bien établi en droit du travail que, dans la mesure du possible, un grief ne devrait pas être gagné ni perdu pour un vice de forme, mais plutôt en raison de son bien‑fondé (Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, 2003 CSC 42 au para 68).

[59] À la lumière de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments des demandeurs, à savoir que l’arbitre n’avait pas compétence pour réexaminer sa décision initiale à la demande de la GRC, ou que l’alinéa 17(1)b) des CC (griefs et appels) excède le pouvoir du commissaire d’établir des consignes. Si la GRC continue d’affirmer son droit de demander le réexamen des décisions sur les griefs de premier niveau, elle devrait tenir compte des questions de compétence et de politique soulevées par les demandeurs en l'espèce, et réviser ses CC (griefs et appels) ou les clarifier, le cas échéant.

VIII. Réparations

[60] Les parties conviennent qu'il est à présumer que l’arbitre de deuxième niveau a adopté l’analyse de l’arbitre concernant la décision de réexaminer et d’infirmer sa décision par laquelle elle avait accueilli le grief du serg. Buckingham. Par conséquent, la décision sur le grief rendue par l’arbitre de deuxième niveau devrait être annulée et la décision initiale par laquelle l’arbitre a accueilli le grief du serg. Buckingham devrait être rétablie.

[61] L’arbitre de premier niveau et l’arbitre de deuxième niveau ont adopté une interprétation déraisonnablement étroite et technique de la portée des griefs des demandeurs et de la réparation demandée. La décision de l’arbitre de deuxième niveau sur le grief du serg. Buckingham doit être annulée, et l’affaire doit être renvoyée à un autre arbitre de premier niveau pour réexamen.

[62] L’arbitre saisi du réexamen du grief de la serg. Siemens pourra rendre une décision contraire à la décision accueillant le grief du serg. Buckingham, mais il ne pourra pas le faire sans tenir compte de ces décisions ou sans dire pourquoi des faits identiques ou quasi identiques produisent des résultats différents (McBride, au para 29).

[63] Avec l’accord des parties, une somme globale de 1 500 $ est adjugée à titre de dépens à chaque demandeur pour un total de 3 000 $.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’arbitre de deuxième niveau concernant le grief du serg. Buckingham est annulée et la décision initiale du 27 mars 2020 par laquelle l’arbitre a accueilli le grief du serg. Buckingham est rétablie.

  3. La décision de l’arbitre de deuxième niveau concernant le grief de la serg. Siemens est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre arbitre de premier niveau pour nouvelle décision conformément aux motifs du jugement.

  4. Une somme globale de 1 500 $ est adjugée à titre de dépens à chaque demandeur pour un total de 3 000 $.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1112-21

 

INTITULÉ :

COREY BUCKINGHAM ET JANE SIEMENS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence à Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE :

Le 4 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Christopher Rootham

 

Pour les demandeurs

 

Peter Doherty

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan O’Brien Payne LLP.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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