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Date : 20220425


Dossier : IMM-3546-20

Référence : 2022 CF 600

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 avril 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

LARYSA BOSOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Larysa Bosova, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 31 juillet 2020 par laquelle sa demande de réexamen de la décision défavorable relative à sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée (la décision).

[2] La demanderesse est née en Russie en 1961, et y demeure. En mars 2011, elle est entrée au Canada munie d’un visa de visiteur d’une durée de six mois, qu’elle a réussi à prolonger à plusieurs reprises jusqu’à son expiration le 30 janvier 2017.

[3] Le 27 décembre 2018, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les observations écrites accompagnant la demande précisaient que d’autres documents suivraient.

[4] Le 11 juin 2020, une décision défavorable a été rendue concernant cette demande.

[5] Le 18 juin 2020, la demanderesse a présenté une demande de réexamen accompagnée d’un affidavit de l’avocate ayant présenté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire expliquant l’omission par inadvertance de son bureau d’avoir déposé les documents et les observations écrites supplémentaires, lesquels étaient joints à l’affidavit (les documents supplémentaires).

[6] Le 31 juillet 2020, la décision a été rendue sans aucune mention des documents supplémentaires. Les documents non mentionnés comprenaient les observations écrites, un grand nombre de lettres de soutien, un rapport psychologique détaillé, des factures de ménage, des documents médicaux et le permis de conduire expiré de la demanderesse, ainsi que des documents sur la situation dans le pays.

[7] Le 7 août 2020, l’avocate de la demanderesse a demandé les motifs écrits de la décision. Des motifs ont été reçus relativement à la décision du 11 juin 2020, lesquels ne faisaient aucune mention de la demande de réexamen ou des documents supplémentaires.

[8] Une demande de contrôle judiciaire a été déposée le 17 août 2020, dans l’optique que la décision contenait l’intégralité des motifs de rejet de la demande de réexamen.

[9] Cependant, lorsque le dossier certifié du tribunal a été reçu le 3 mars 2021, il comprenait un document de trois pages intitulé [traduction] « Réexamen de la décision défavorable relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du 11 juin 2020 ».

[10] La demanderesse n’avait ni reçu les motifs ni été informée de leur existence avant d’examiner le DCT.

II. La question préliminaire

[11] Selon l’avis de demande, un contrôle judiciaire a été demandé concernant la décision du 31 juillet 2020. Une note supplémentaire de la demanderesse précise que la demande de contrôle judiciaire vise à la fois les décisions du 11 juin et du 31 juillet 2020.

[12] Selon l’article 302 des Règles des Cours fédérales, « [s]auf ordonnance contraire de la Cour, la demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance pour laquelle une réparation est demandée ».

[13] Une exception à cette règle a été admise lorsqu’un demandeur conteste deux ou plusieurs décisions qui constituent « une même série d’actes ou une ligne de conduite ». Les facteurs à examiner pour déterminer s’il existe un acte continu ou une même série d’actes comprennent notamment la question de savoir si les décisions sont étroitement liées; la question de savoir s’il y a des similitudes ou des différences dans les faits, notamment le type de conclusions recherchées, les questions juridiques soulevées, le fondement de la décision et les organismes décisionnels; la question de savoir s’il est difficile de cerner une décision unique; et, en fonction des similitudes et des différences, la question de savoir si le fait de procéder à des contrôles judiciaires distincts entraînerait une perte de temps et d’énergie : Fondation David Suzuki c Canada (Santé), 2018 CF 380 au para 173, renvois omis.

[14] À mon avis, les deux décisions constituent une série d’actes ou une ligne de conduite. Les motifs de la décision sont intitulés « Réexamen de la décision défavorable relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire du 11 juin 2020 ». Ils évoquent l’absence d’observations par inadvertance et renvoient à divers faits dans la décision, qui est finalement confirmée. Les deux décisions ont été prises par le même décideur. Elles sont fondées sur les mêmes faits et questions juridiques, et elles ont toutes deux demandé, et se sont vues refuser, la même réparation. La conclusion de la décision précise que le décideur a tenu compte des informations contenues dans la décision du 11 juin 2020 ainsi que des informations reçues le 18 juin 2020. Ce serait une perte de temps que de procéder à des examens séparés de ces deux décisions.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[15] La seule question soulevée par les parties est de savoir si la décision était raisonnable.

[16] Sous réserve de certaines exceptions, dont aucune ne s’applique aux faits en cause, la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle présumée s’appliquer : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 16-17, 23, 25 et 69.

[17] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable se fonde sur le principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs : Vavilov, au para 13.

[18] Une décision est jugée raisonnable lorsqu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti et qu’elle est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle. Lorsque c’est le cas, la norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

[19] Une décision ne doit pas être infirmée sauf s’il y a des « lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » et que « [l]a cour de justice doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » : Vavilov, au para 100.

[20] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur : Vavilov, au para 125.

[21] Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : Vavilov, au para 126.

IV. Analyse

[22] La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été déposée en se fondant sur le fait que la lettre de décision du 31 juillet 2020 reçue par la demanderesse constituait la décision complète. La lettre confirmait simplement que la décision prise le 11 juin 2020 de rejeter la demande [traduction] « demeure inchangée ». Les parties ne savaient pas à ce moment-là qu’il y avait 3 pages de motifs qui auraient dû accompagner la décision.

A. La décision

[23] La décision défavorable du 11 juin 2020 était fondée sur l’absence de preuve à l’appui des arguments de la demanderesse concernant son établissement au Canada et les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle retournait en Ukraine.

[24] L’omission par inadvertance de soumettre les documents supplémentaires est à l’origine de l’absence de preuve.

[25] Les observations présentées à l’agent le 18 juin 2020 contenaient de nombreux éléments de preuve documentaire sur la situation dans le pays, démontrant que les femmes âgées, comme la demanderesse, n’ont pas accès à des soins de santé et sont victimes de discrimination lorsqu’elles recherchent un emploi.

[26] L’agent a déclaré que la décision initiale a été examinée sur le fond, et qu’après examen de la demande de réexamen, la décision initiale est demeurée inchangée.

[27] L’agent a décidé de prendre en considération les documents supplémentaires [traduction] « par souci d’équité envers la demanderesse », parce qu’ils [traduction] « remontent à une date antérieure à la décision, et que les actions de l’avocate peuvent avoir fait en sorte qu’une décision a été prise sans ces renseignements ».

[28] L’agent a examiné les documents supplémentaires et a formulé des conclusions pour chaque facteur soulevé.

[29] L’agent a conclu que les éléments de preuve supplémentaires n’ont pas mené à une décision différente de celle rendue le 11 juin 2020. L’agent a déclaré qu’il n’était pas convaincu de l’existence de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier une dispense.

[30] Selon la décision, la preuve était insuffisante en ce qui concerne les points suivants :

  • Démontrer un degré d’interdépendance et de dépendance tel que la séparation entraînerait des difficultés justifiant une dispense;

  • Pourquoi la seule solution pour gérer son problème de santé était de rester au Canada;

  • Démontrer qu’elle ne serait pas en mesure de chercher et d’obtenir un emploi si elle retournait en Ukraine.

[31] La conclusion relative au dernier point est déterminante pour la présente demande. Cela va à l’encontre des éléments de preuve et de la contrainte juridique énoncée dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 53- 55 :

[53] Tout cela amène l’agente à conclure que, à défaut d’éléments de preuve selon lesquels Jeyakannan Kanthasamy ferait personnellement l’objet de mesures discriminatoires, il n’y a pas de preuve de discrimination. (Le reste du paragraphe et tous les renvois sont omis.)

[54] Or, en l’espèce, l’agente exige de Jeyakannan Kanthasamy une preuve directe qu’il courrait un tel risque d’être victime de discrimination s’il était expulsé. Non seulement cette exigence mine la vocation humanitaire du par. 25(1), mais elle traduit une conception très réductrice de la discrimination que notre Cour a largement désavouée au fil des décennies. (Renvois omis.)

[55] Les Lignes directrices, qui s’appuient expressément sur l’arrêt Andrews de notre Cour, promeuvent elles‑mêmes une conception de la discrimination qui n’exige pas la preuve que le demandeur sera personnellement visé. (Reste du paragraphe omis.)

[32] L’agent a souligné que la demanderesse avait déjà travaillé en Ukraine avant de venir au Canada, et qu’elle avait fait des études universitaires. L’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour démontrer qu’elle serait incapable de retourner travailler dans son domaine ou qu’elle ne serait pas en mesure de trouver un emploi en Ukraine.

[33] Les observations présentées à l’agent ont mis en évidence un certain nombre de rapports et d’études décrivant en détail les problèmes importants liés à la discrimination en matière d’emploi fondée sur le sexe et l’âge, ce qui s’applique à la demanderesse et nuirait considérablement à sa capacité de trouver un emploi convenable qui lui permettrait de subvenir à ses besoins.

[34] Le défendeur fait valoir que l’agent a défini le profil de la demanderesse de manière assez étroite. La décision précise que la demanderesse a été employée en Ukraine en tant que directrice de laboratoire et technicienne de laboratoire de biochimie. Puis, la décision mentionne immédiatement que la demanderesse a déclaré qu’elle n’avait pas travaillé dans son domaine depuis de nombreuses années, qu’elle n’avait pas actualisé ses qualifications et qu’elle aurait besoin de suivre une nouvelle formation pour mettre à jour ses qualifications.

[35] Les documents supplémentaires comprenaient douze documents sur la situation dans le pays, traitant de la discrimination à l’égard des femmes sur le marché du travail en Ukraine. Les observations présentées à l’agent portaient sur le rapport du Département d’État des États-Unis de 2019 sur les pratiques en matière de droits de la personne en Ukraine, lequel indiquait que [traduction] « [a]lors que la loi prévoit que les femmes jouissent des mêmes droits que les hommes, les femmes ont été victimes de discrimination dans l’emploi. Selon le commissaire du gouvernement chargé de la politique d’égalité des sexes, les femmes recevaient en moyenne des salaires inférieurs de 30 % à ceux des hommes. Le ministère de la Santé a tenu une liste de 50 professions qui restent interdites aux femmes ».

[36] En outre, ce rapport mentionne que [traduction] « [l]es femmes ont reçu des salaires inférieurs en raison des possibilités limitées d’avancement et des types d’industries qui les employaient. Selon l’Office national des statistiques, les hommes gagnaient en moyenne 23 % de plus que les femmes. L’écart n’était pas dû à une discrimination directe dans la fixation des salaires, mais à une stratification horizontale et verticale du marché du travail : les femmes étaient plus susceptibles de travailler dans des secteurs de l’économie moins bien rémunérés et d’occuper des postes inférieurs ».

[37] L’agent a reconnu que la demanderesse avait fourni [traduction] « une preuve documentaire relative à l’emploi, à la discrimination sur le lieu de travail, à la discrimination à l’égard des femmes et en matière de soins de santé ».

[38] De cela, l’agent a tiré la conclusion suivante :

[traduction]

J’ai lu et examiné ces documents. Je conclus que la demanderesse n’a pas établi de lien entre ces renseignements et sa situation personnelle. Elle n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants et satisfaisants pour démontrer qu’elle se verra refuser un emploi ou des soins de santé.

(Non souligné dans l’original.)

[39] Il est notoire que la discrimination peut être inférée lorsqu’un demandeur établit qu’il appartient à un groupe qui est victime de discrimination. Un demandeur n’est pas tenu de fournir la preuve qu’il sera personnellement visé, mais seulement qu’il sera probablement affecté par des conditions défavorables telles que la discrimination : Kanthasamay aux para 53-55, précités.

[40] L’agent a commis une erreur en omettant d’apprécier véritablement si la demanderesse serait vraisemblablement touchée par les conditions défavorables dans le pays, et en exigeant d’elle qu’elle démontre qu’elle serait personnellement visée.

[41] Compte tenu de la preuve au dossier et des observations présentées à l’agent, je conclus que, à la lumière des motifs énoncés dans l’arrêt Kanthasamy, l’analyse de l’agent est déraisonnable. De plus, elle est déraisonnable parce qu’elle ne traite pas de manière significative les principaux éléments de preuve, et qu’elle n’est pas intelligible, transparente ou justifiée, comme l’exige l’arrêt Vavilov aux para 100, 127-128.

V. Conclusion

[42] Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que la décision est déraisonnable.

[43] La présente demande sera accueillie, sans dépens.

[44] La décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

[45] Il n’y a aucune question à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3546-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie, sans dépens.

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-France Blais, L.L. B., traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3546-20

 

INTITULÉ :

LARYSA BOSOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 JUIN 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Adrienne Lei

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dewart Gleason LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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