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Date : 20220425


Dossier : IMM-4974-20

Référence : 2022 CF 594

Ottawa (Ontario), le 25 avril 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

JOSEPH BUDIGOMA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Budigoma a été déclaré interdit de territoire, en raison de sa participation significative, volontaire et consciente à des crimes contre l’humanité commis par une unité des Forces armées burundaises [FAB] dont il était le commandant en second. Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette interdiction. Je rejette sa demande, puisque la conclusion d’interdiction est raisonnablement fondée sur la preuve dont disposait le décideur.

I. Contexte

[2] M. Budigoma est un citoyen du Burundi. Il a fait sa carrière dans les FAB. Il a terminé sa formation en 1989 et a ensuite gravi les échelons de la hiérarchie militaire. Il a pris sa retraite en 2015, au grade de colonel.

[3] En 2017, M. Budigoma s’est rendu au Canada et a demandé l’asile. Cependant, sa situation a été déférée à la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, parce que l’on soupçonnait qu’il avait commis un crime contre l’humanité. Le 23 septembre 2020, la SI a déclaré M. Budigoma interdit de territoire selon l’alinéa 35(1)(a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[4] Pour parvenir à cette conclusion, la SI s’est fondée sur l’implication de M. Budigoma dans un massacre perpétré par les FAB, en 2002, dans la commune d’Itaba, dans la province de Gitega, au Burundi.

[5] Selon la SI, la preuve documentaire démontre sans l’ombre d’un doute que les FAB ont massacré environ 170 civils aux environs d’Itaba le 9 septembre 2002. Elle démontre également qu’à ce moment, M. Budigoma était le commandant en second du 4e bataillon commando de Ngosi, qui est responsable de ce massacre. Néanmoins, M. Budigoma a affirmé que ce jour-là, il était demeuré au chef-lieu de la commune d’Itaba pour assurer les communications et le ravitaillement. Il n’aurait donc pas su que les militaires de son bataillon tuaient des civils.

[6] La SI a jugé que le témoignage de M. Budigoma n’était pas crédible, puisqu’il était évasif et contredit par la preuve documentaire. Plus précisément, elle estime qu’il est invraisemblable que M. Budigoma ait ignoré ce qui se passait le jour du massacre. De façon plus générale, il ne pouvait ignorer les nombreux crimes contre l’humanité commis par les FAB depuis des décennies. La SI a tiré la conclusion que M. Budigoma a volontairement et consciemment apporté une contribution significative au massacre d’Itaba, même s’il n’y a pas directement participé.

[7] Il convient de noter que peu après le massacre, devant l’indignation croissante de la population et de la communauté internationale, M. Budigoma a été arrêté et accusé de diverses infractions, notamment le meurtre des victimes. Au terme d’un procès ayant duré à peine deux heures, il a été acquitté des accusations de meurtre, mais déclaré coupable d’une infraction disciplinaire. Plusieurs ONG de défense des droits de la personne ont dénoncé ce procès et ont affirmé que justice n’avait pas été rendue. La SI a conclu que l’issue de ce procès était ficelée à l’avance.

[8] M. Budigoma sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SI.

II. Analyse

[9] Je rejette la demande de contrôle judiciaire, puisque la décision de la SI est raisonnable. Afin d’établir les fondements de mon analyse, il est utile de rappeler les principes juridiques concernant l’interdiction de territoire pour crimes contre l’humanité.

A. Le cadre juridique

[10] L’alinéa 35(1)a) de la Loi prévoit ceci :

35 (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :

35 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of violating human or international rights for

a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre; […]

(a) committing an act outside Canada that constitutes an offence referred to in sections 4 to 7 of the Crimes Against Humanity and War Crimes Act; […]

[11] Le paragraphe 6(3) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24, définit le crime contre l’humanité comme un « meurtre […] commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes », pourvu que ce meurtre constitue un crime contre l’humanité au sens du droit international. Le paragraphe 6(4) établit une présomption selon laquelle les crimes définis dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, RTNU, vol 2187, no I-3854, constituent des infractions en droit international coutumier. L’article 7 du Statut de Rome prévoit ceci :

1. Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque :

1. For the purpose of this Statute, “crime against humanity” means any of the following acts when committed as part of a widespread or systematic attack directed against any civilian population, with knowledge of the attack:

a) Meurtre ; […]

(a) Murder; […]

[12] Divers modes de commission peuvent rendre une personne coupable d’un crime contre l’humanité. En plus des modes reconnus par le droit national, comme la commission directe ou l’aide et l’encouragement, le droit pénal international reconnaît des modes adaptés à la nature collective des crimes internationaux. Dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 [Ezokola], la Cour suprême du Canada a fait la synthèse des dispositions du Statut de Rome et de la jurisprudence internationale et a conclu qu’une personne commet un tel crime « si elle a consciemment (ou, du moins, par insouciance) apporté une contribution significative au crime ou au dessein criminel du groupe » (au paragraphe 68). De plus, la Cour a énoncé un ensemble de facteurs qu’il convient d’examiner afin de déterminer si une personne a apporté une contribution significative et consciente, au paragraphe 91 :

(i) la taille et la nature de l’organisation;

(ii) la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé;

(iii) les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

(iv) le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation;

(v) la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);

(vi) le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[13] Enfin, une instance en matière d’interdiction de territoire n’est pas un procès pénal. Pour emporter interdiction de territoire, il n’est pas nécessaire que la commission du crime ait été établie hors de tout doute raisonnable : voir, par analogie, Ezokola, aux paragraphes 37 à 41. La norme de preuve pertinente est précisée à l’article 33 de la Loi :

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

B. Les arguments de M. Budigoma

[14] M. Budigoma soutient que la décision de la SI est déraisonnable, car elle ferait état d’un camp de réfugiés qui n’existait pas dans les faits, aurait écarté son témoignage sans raison valable et aurait mal appliqué les critères de l’arrêt Ezokola. La SI aurait également omis de tenir compte de son acquittement et des déclarations d’un porte-parole des FAB à la suite de son procès. Je rejette chacune de ces prétentions. Celles-ci relèvent essentiellement de l’appréciation des faits par la SI, envers lesquelles notre Cour doit faire preuve de retenue.

(1) Le camp de réfugiés inexistant

[15] À plusieurs endroits, la SI affirme que le massacre d’Itaba a eu lieu dans un camp de réfugiés. M. Budigoma a raison d’affirmer qu’il s’agit d’une erreur. Le massacre a eu lieu sur trois collines entourant la municipalité d’Itaba. Tout porte à croire que la SI a confondu le massacre d’Itaba avec un autre massacre dont il a été question dans la preuve, celui de Gatumba, qui a bel et bien eu lieu dans un camp de réfugiés en 2004.

[16] Or, cette erreur ne porte pas à conséquence. M. Budigoma ne conteste pas que des civils ont été massacrés à Itaba ni le fait que son bataillon en est responsable. Le lieu précis du massacre n’a aucune incidence sur sa qualification de crime contre l’humanité, ni sur la contribution consciente et significative que M. Budigoma y a apportée.

(2) La crédibilité de M. Budigoma

[17] M. Budigoma soutient également que son témoignage bénéficie de la présomption de véracité et que la SI aurait dû le croire. Cependant, la présomption de véracité peut être repoussée. En l’espèce, même si la SI a apparemment accepté que M. Budigoma n’était pas physiquement présent sur les lieux du massacre, elle a conclu qu’il était tout à fait invraisemblable que celui-ci ait ignoré ce qui se passait le 9 septembre 2002, étant donné qu’il était le commandant en second du bataillon responsable. Elle a souligné que l’opération était planifiée depuis plus de deux semaines. Dans ce contexte, la SI n’était pas tenue de croire l’affirmation de M. Budigoma selon laquelle il était en charge des communications et du ravitaillement et qu’il ignorait tout de ce qui se tramait. D’ailleurs, dans son témoignage concernant le jour du massacre, M. Budigoma affirme que « Comme j’étais pas le commandant du bataillon, je suivais ce qui se passait sur la radio Motorola » (DCT, p 1244). Je note aussi qu’Amnistie internationale, après avoir fait enquête sur le terrain, a déclaré que « la population civile avait été délibérément ciblée et que la plupart des victimes avaient été tuées à bout portant » (DCT, p. 782).

[18] Il est vrai que les décideurs en matière d’immigration doivent faire preuve de prudence avant de tirer des conclusions d’invraisemblance : Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776; Al Dya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 901. Néanmoins, j’estime qu’eu égard aux faits mentionnés plus haut, la SI pouvait raisonnablement tirer une telle conclusion en l’espèce.

[19] La SI pouvait également se fonder sur la réticence de M. Budigoma à admettre les faits. En particulier, M. Budigoma a affirmé à plusieurs reprises que son bataillon a engagé le combat avec des rebelles, qu’il ne devait plus rester de civils dans la région ou que ceux qui restaient avaient été utilisés comme boucliers par les rebelles ou étaient leurs complices (DCT, pp 1245-1246). Or, la preuve documentaire concernant le massacre affirme sans l’ombre d’un doute que les victimes étaient des civils. À tout le moins, il y a des motifs raisonnables de croire que ceux-ci ont été délibérément ciblés.

[20] Je souligne à nouveau que pour justifier une interdiction de territoire, le ministre n’a qu’à soulever des motifs raisonnables de croire que M. Budigoma a participé à un crime contre l’humanité. La SI pouvait conclure à l’existence de tels motifs même sans tirer de conclusions définitives sur les allées et venues de M. Budigoma le jour du massacre.

(3) Les critères de l’arrêt Ezokola

[21] Enfin, M. Budigoma soutient que la SI a mal appliqué les critères de l’arrêt Ezokola. Je rappelle, à cet égard, que la SI n’a pas retenu la participation directe de M. Budigoma au massacre d’Itaba, puisqu’il ne se trouvait pas sur les lieux, mais plutôt sa contribution significative.

[22] La SI a analysé la carrière militaire de M. Budigoma, qui s’étend sur plus de 30 ans. Elle a noté que celui-ci s’est enrôlé volontairement et n’a pas démontré par une preuve crédible qu’il aurait été incapable de démissionner. Elle a aussi souligné qu’il avait obtenu plusieurs promotions, tant avant qu’après le massacre d’Itaba et le simulacre de procès qui l’a suivi. Elle a conclu que M. Budigoma ne pouvait ignorer les nombreux crimes contre l’humanité commis par les FAB durant cette période. En se fondant sur l’ensemble de ces facteurs, la SI a conclu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Budigoma a apporté une contribution volontaire, consciente et significative au dessein criminel des FAB en ce qui a trait au massacre d’Itaba.

[23] Pour tenter d’échapper à cette conclusion, M. Budigoma fait valoir trois arguments.

[24] Premièrement, il soutient que le régime en place depuis 2005, dominé par les Hutus, ne l’aurait pas promu s’il avait été responsable du massacre de civils hutus. Une telle affirmation, cependant, relève de la spéculation. Le dossier ne contient pas de renseignements précis concernant le rôle du pouvoir civil dans les promotions au sein des FAB. Il est admis que l’armée était dominée par les Tutsis au moment du massacre. Rien n’indique que la situation ait changé.

[25] Deuxièmement, M. Budigoma ne nie pas que son procès au Burundi n’était qu’un simulacre et n’a pas permis d’identifier les véritables responsables du massacre d’Itaba. Il en tire toutefois la conséquence qu’il n’est qu’un « bouc émissaire » et qu’il aurait été en quelque sorte innocenté par le verdict ou par les déclarations subséquentes de responsables de l’armée. Quant à moi, je suis incapable de déduire quoi que ce soit de ces événements. On pourrait tout aussi bien affirmer que ce procès a été orchestré pour blanchir M. Budigoma, que l’on savait responsable du massacre. Pour les mêmes raisons, on ne saurait ajouter foi aux déclarations d’un porte-parole de l’armée selon lesquelles M. Budigoma n’était pas responsable du massacre d’Itaba.

[26] Troisièmement, M. Budigoma invoque la décision Niyungeko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 820. Dans cette affaire, notre Cour a accueilli une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la SI qui jugeait un ancien chef d’état-major des FAB interdit de territoire pour crimes contre l’humanité. Mon collègue le juge Alan Diner a conclu que la SI ne s’était fondée que sur l’appartenance de M. Niyungeko aux FAB pour lui imputer l’ensemble des crimes commis par celles-ci. Or, en l’espèce, M. Budigoma est interdit de territoire pour avoir contribué à un crime précis, commis par le bataillon dont il était commandant en second, et dont il ne pouvait ignorer ni les préparatifs, ni le déroulement.

[27] Bref, la SI n’a pas retenu la culpabilité de M. Budigoma par simple association, ce qui serait proscrit par l’arrêt Ezokola, ni pour sa simple appartenance aux FAB. Elle a analysé l’ensemble des circonstances pertinentes et est parvenue à une conclusion raisonnablement étayée par la preuve.

III. Conclusion

[28] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4974-20

LA COUR STATUE que :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-4974-20

INTITULÉ :

JOSEPH BUDIGOMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 avril 2022

JUGEMENT ET MOTIFs :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 25 avril 2022

COMPARUTIONS :

Pacifique Siryuyumusi

Pour le demandeur

 

Amani Delbani

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pacifique Siryuyumusi

Avocat

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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