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Date : 20220405


Dossier : IMM-169-21

Référence : 2022 CF 476

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 5 avril 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

DASHAD RODTICKO DARVILLE

demandeur

Et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Dashad Rodticko Darville [le demandeur] est un citoyen des Bahamas. Il est entré au Canada à l’âge de 17 ans avec sa famille et, ensemble, ils ont présenté des demandes d’asile en juillet 2016, après qu’une des membres de la famille, Samantha, a été retrouvée morte en mai 2015. La famille du demandeur soupçonnait que Samantha avait été tuée par un membre du gang Fire and Theft (le gang) aux Bahamas.

[2] Le demandeur et sa famille ont allégué que le meurtrier de Samantha avait menacé de les tuer s’ils s’adressaient à la police. Après cette menace, ils ont constamment été harcelés par des membres du gang. En juin 2016, trois hommes ont tenté de tirer sur le demandeur et son père.

[3] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté les demandes d’asile du demandeur et de sa famille en novembre 2016. La question déterminante avait été la possibilité d’obtenir la protection de l’État aux Bahamas. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a convenu qu’il était possible de se prévaloir de la protection de l’État et a rejeté leur appel en avril 2017. La Cour fédérale a accordé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, mais cette demande a finalement été rejetée : Johnson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1024 [Johnson].

[4] En novembre 2017, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette demande a été rejetée en juillet 2018. Un premier examen des risques avant renvoi [ERAR] lui avait été proposé en avril 2018 au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La première demande d’ERAR du demandeur a toutefois été rejetée en juin 2018 au motif qu’il n’avait aucun lien avec une considération prévue à la Convention et qu’il y avait peu d’éléments de preuve démontrant que le gang cherchait tout particulièrement à lui causer du tort.

[5] Croyant que le [traduction] « gouvernement canadien écoutera[it] seulement si quelqu’un [était] tué », le demandeur a décidé de se [traduction] « sacrifier pour [s]a famille » et est retourné aux Bahamas en décembre 2018. Sa famille est restée au Canada. Peu de temps après son départ du Canada, une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire des décisions relatives aux considérations d’ordre humanitaire et à l’ERAR a été présentée. Cette demande a fait l’objet d’un désistement en juin 2019, et la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire a été annulée et l’affaire, renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[6] Le demandeur allègue que, lorsqu’il était aux Bahamas, il a appris que le gang occupait son domicile familial. Le 8 juillet 2019, le gang a tenté d’entrer dans la maison de l’oncle du demandeur, où ce dernier séjournait, et a tiré des coups de feu dans la cour arrière. La police n’avait pas répondu à des appels précédents de son oncle. Le demandeur s’est enfui à Cat Island et, le 25 juillet 2019, il a été pourchassé par le gang, s’est fait lancer des pierres, a été menacé avec une arme à feu et s’est blessé le dos en tombant d’une colline escarpée. Après sa chute, il s’est fait discret pendant environ une heure, estimant qu’il ne pouvait pas aller au poste de police parce qu’il se trouvait à environ une heure à pied.

[7] Cinq jours plus tard, le demandeur s’est enfui au Canada. Il a tenté de présenter une demande d’asile, mais n’était pas admissible en raison de sa demande antérieure. Un autre ERAR lui a été proposé en août 2019.

[8] Le 3 avril 2020, la deuxième demande d’ERAR du demandeur a été rejetée par un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [la décision]. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve corroborants, alors qu’on se serait attendu à en avoir, et qu’il n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[9] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision. J’accueillerai la demande pour les motifs exposés ci-dessous.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[10] Le demandeur fait valoir que la décision est déraisonnable au motif que l’agent (1) s’est appuyé sur des éléments de preuve extrinsèques sans lui donner la possibilité d’y répondre, et qu’il (2) a exigé des éléments de preuve documentaire corroborants sans tirer de conclusion quant à la crédibilité. Le défendeur soutient quant à lui que l’agent a raisonnablement conclu dans la décision que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État.

[11] Les deux parties soutiennent que ces questions sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. J’ajouterais que les questions relatives à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[12] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision (Vavilov, au para 100). Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Les questions préliminaires

[13] Il y a deux questions préliminaires.

[14] Premièrement, le nom de famille du demandeur est Darville (et non Darkville). L’intitulé sera par les présentes modifié afin que le nom du demandeur soit correctement orthographié.

[15] Deuxièmement, un jour avant le début de l’audience, l’avocat du demandeur a déposé des documents supplémentaires pour donner à la Cour [traduction] « un portrait complet de l’affaire ». Ces documents sont : a) les observations sur les risques relatives à la demande d’ERAR que la famille avait présentée en 2018 et auxquelles renvoient, à titre de renseignements contextuels, les observations du demandeur dans sa deuxième demande d’ERAR; b) les décisions de la SPR, de la SAR et de la Cour fédérale qui ont été mentionnées dans la décision.

[16] Le défendeur n’a pas soulevé d’objection concernant le dépôt de ces documents supplémentaires, mais il a fait remarquer qu’on ne sait pas avec certitude si l’agent disposait des documents relatifs à la première demande d’ERAR.

[17] Je note que le conseil a déclaré ce qui suit dans sa lettre datée du 3 octobre 2019 accompagnant ses observations à l’appui de la deuxième demande d’ERAR du demandeur :

[traduction]

Nous demandons respectueusement que les documents que nous avons initialement présentés pour la famille soient réutilisés, puisqu’ils décrivent le contexte de l’affaire. Toutefois, pour faciliter la consultation, je joins à la présente lettre certains renseignements qui exposent la situation terrifiante dans laquelle se trouvent les membres de cette famille, qui cherchent désespérément à obtenir l’asile au Canada en raison de la menace permanente à leur vie causée par les membres du gang Fire and Theft aux Bahamas.

Nous soulignons que nous avons déjà envoyé des renseignements sur la portée de l’action de ce gang, alors nous ne les réitérerons pas ici. Veuillez nous laisser savoir si vous souhaitez recevoir de nouveau ces observations, et le cas échéant nous nous assurerons de vous les renvoyer.

[18] Compte tenu de ce qui précède, je prends acte du fait que le demandeur a cherché à s’appuyer, dans ses observations relatives à sa demande d’ERAR, sur les observations précédentes sur les risques présentées par sa famille. De plus, comme le demandeur soutient, et je suis d’accord avec lui, les documents supplémentaires qu’il cherche à présenter ne prendraient personne par surprise. J’admettrai donc ces documents et je les examinerai au besoin dans le cadre de ma réflexion.

IV. Analyse

[19] Le demandeur a soulevé plusieurs questions dans la présente demande. À mon avis, tous ses arguments ne sont pas également convaincants. Toutefois, je juge que la décision était déraisonnable parce que l’agent a commis une erreur en exigeant des documents corroborants. Je concentre donc mon analyse sur cette question et sur celle de la protection de l’État.

A. L’agent a-t-il déraisonnablement exigé des documents corroborants?

[20] Le demandeur fait remarquer que l’agent n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité, mais qu’il [traduction] « sembl[ait] déterminé à juger l’affaire en fonction du caractère suffisant de la preuve », plutôt qu’au regard de l’invraisemblance ou de la crédibilité. Le demandeur soutient que l’agent devait être conscient du fait qu’il ne pouvait pas tirer de conclusions quant à la crédibilité sans lui poser des questions, et qu’il a donc exigé des éléments de preuve corroborants au lieu de contester directement la véracité de la preuve présentée. Le demandeur renvoie à la décision Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 [Senadheerage], dans laquelle le juge Grammond a résumé la jurisprudence concernant les cas où un décideur peut exiger des éléments de preuve corroborants :

[36] En résumé, le décideur ne peut exiger des éléments de preuve corroborants que dans les cas suivants :

1. Il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration, comme des doutes quant à la crédibilité du demandeur d’asile, l’invraisemblance du témoignage du demandeur d’asile ou le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire;

2. On pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir.

[21] Bien que la décision Senadheerage portait sur une demande d’asile, elle a également été invoquée dans le contexte d’une demande d’ERAR : Nadarajah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 171 aux para 13‑16.

[22] Dans la décision Onyekweli-Ugeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1138, je me suis tournée vers l’analyse faite par le juge Norris au paragraphe 31 de la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 [Ahmed], pour obtenir une orientation quant à la distinction entre le « caractère suffisant de la preuve » et la crédibilité :

[31] […] si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve. […]

[23] En appliquant ce qui a été établi dans les décisions Senadheerage et Ahmed, je note tout d’abord que les demandes d’asile du demandeur et des membres de sa famille ont été rejetées au motif qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État. Ni la SPR ni la SAR n’ont contesté la crédibilité du demandeur ou des membres de sa famille.

[24] Je note également que le demandeur a fourni un affidavit et une déclaration expliquant que sa résidence familiale n’était pas [traduction] « dans des conditions habitables », et que des membres du gang y étaient entrés par effraction et [traduction] « occupaient illégalement la propriété ». Le demandeur a également présenté une déclaration sous serment de son oncle qui indiquait, entre autres, que des [traduction] « membres de gang dangereux » étaient entrés par effraction dans la résidence de sa sœur, qu’un groupe d’hommes [traduction] « flânait autour » de son domicile et de celui de sa sœur, et que [traduction] « faire appel à la police ne change[ait] rien et n’[était] qu’une perte de temps ».

[25] Au lieu de chercher à savoir si ces déclarations, si elles étaient admises, justifieraient que soit accueillie la demande d’ERAR du demandeur, l’agent a souligné que ce dernier [traduction] « n’a[vait] pas fourni d’éléments de preuve documentaire objectifs à l’appui de ses déclarations. Par exemple, [l’agent a noté] que des photographies de la maison, des factures ou des reçus pour des rénovations et des réparations, ou des rapports de police n’[avaient] pas été présentés ».

[26] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il est difficile de comprendre pourquoi l’agent voulait voir des photos de la maison, alors que le demandeur avait fourni plusieurs déclarations de lui-même et de membres de sa famille, à la fois assermentées et non assermentées, indiquant que le gang avait pris le contrôle de la maison. En ce qui concerne les factures de réparation dont l’agent a souligné l’absence, le demandeur soutient, et j’en conviens, qu’aucun élément de preuve ne donnait à penser qu’il avait fait des réparations – il avait plutôt soutenu que la maison était dans un état inhabitable.

[27] Il ressort de l’observation selon laquelle le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve documentaire [traduction] « objectifs », que l’agent semble avoir douté de la véracité de l’affirmation du demandeur, et non qu’il a tiré une conclusion quant au caractère suffisant de la preuve dont il disposait.

[28] La décision Senadheerage confirme que, dans un cas comme celui qui nous occupe, l’agent aurait dû fournir un motif indépendant pour exiger la corroboration, et donner au demandeur l’occasion de présenter les éléments de preuve qu’il jugeait manquants. Le défaut de l’agent de le faire a rendu la décision déraisonnable.

[29] L’agent a commis une erreur similaire lorsqu’il a déclaré que le demandeur n’avait pas fourni de documents médicaux pour corroborer son affirmation selon laquelle il s’était blessé au dos en tombant d’une colline après avoir été pourchassé par le gang, même s’il n’y avait aucune information sur la question de savoir si le demandeur avait eu besoin de soins médicaux en raison de la chute.

[30] Le défendeur fait valoir que l’agent a raisonnablement conclu que, sans corroboration, la preuve était insuffisante pour établir les faits allégués. Il cite la décision Khansary c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1146 [Khansary], dans laquelle le juge Annis a déclaré que, « tandis que les éléments de preuve du demandeur sont acceptés sur présentation, le besoin de corroboration a été reconnu comme devant leur donner plus de poids lorsque l’exposé des faits soulève des questions d’improbabilité et l’intérêt de l’auteur réduit sa valeur probante » (au para 30). Le juge Annis a également déclaré qu’« un décideur peut rejeter un fait ou une conclusion au motif d’insuffisance d’éléments de preuve à l’appui sans avoir la nécessité de tirer des conclusions quant à la crédibilité » si « une partie n’a pas établi la probabilité pour appuyer un fait ou une conclusion » (au para 32).

[31] À mon avis, on peut établir une distinction entre les faits de la présente affaire et ceux de Khansary, car le demandeur dans cette affaire n’avait fourni aucune preuve — comme des déclarations sous serment de membres de sa famille — pour étayer sa demande d’asile. De plus, contrairement au décideur dans l’affaire Khansary, l’agent n’a pas conclu en l’espèce que le demandeur n’avait pas établi le bien-fondé de ses allégations selon la prépondérance des probabilités.

[32] Le défendeur se fonde également sur les paragraphes 18 à 26 de la décision Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 837 [Ibrahim], dans laquelle le juge Grammond a examiné la jurisprudence sur la façon de distinguer une conclusion défavorable voilée quant à la crédibilité d’une conclusion portant sur l’insuffisance des éléments de preuve. Les décisions Khansary et Ibrahim renvoient toutes deux à l’affaire Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 [Ferguson], dans laquelle un agent avait rejeté une demande d’ERAR au motif que la preuve était insuffisante pour établir que la demanderesse était lesbienne, car le seul élément de preuve lié à l’orientation sexuelle était une observation présentée par son conseil. Le juge Zinn a conclu que la décision était raisonnable et a rejeté l’argument selon lequel l’agent avait tiré une conclusion voilée quant à la crédibilité.

[33] Une fois de plus, on peut établir une distinction entre l’affaire Ferguson et celle qui nous occupe parce que le demandeur en l’espèce a présenté des éléments de preuve qui s’ajoutent aux observations de son conseil pour appuyer ses allégations. La présente affaire est également différente de Ibrahim, car dans cette affaire les seuls éléments de preuve étaient les déclarations non assermentées du demandeur dans ses observations à l’appui de sa demande d’ERAR (au para 20).

[34] Je souligne également ce que le juge Russell a déclaré ce qui suit au paragraphe 52 de la décision Nnabuike Ozzoma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1167 : « Les agents peuvent uniquement éviter les conclusions fondées sur la crédibilité et statuer en fonction du caractère suffisant de la preuve si leurs décisions révèlent que, indépendamment de la question de la crédibilité, les déclarations du demandeur, suivant la norme de preuve applicable, ne permettent pas de démontrer qu’il est exposé à un risque aux termes de l’article 96 ou de l’article 97. »

[35] En l’espèce, l’agent n’a pas fourni de motif expliquant pourquoi la preuve présentée par le demandeur était insuffisante pour démontrer qu’il était exposé à un risque. La décision était donc déraisonnable soit parce que l’agent a tiré une conclusion voilée quant à la crédibilité sans donner au demandeur l’occasion d’y répondre, soit parce que la décision, en ne fournissant pas de motifs appropriés, n’a tout simplement pas satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence énoncées dans l’arrêt Vavilov.

B. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État aux Bahamas?

[36] Le défendeur soulève la question de la protection de l’État en soulignant que, dans le cadre du contrôle judiciaire de la demande d’asile du demandeur, la Cour fédérale avait déclaré qu’il n’y avait « aucun motif raisonnable de conclure qu’aucune protection policière n’[était] offerte aux Bahamas » : Johnson, au para 8. Le défendeur fait valoir que, de façon similaire, dans la deuxième demande d’ERAR du demandeur, ce dernier ne s’était pas acquitté de son fardeau de démontrer que la protection de l’État était insuffisante. Il fait aussi valoir que l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas corroboré des aspects importants de ses allégations.

[37] Le défendeur soutient également que, dans le cadre d’une demande d’ERAR, le critère relatif à la protection de l’État est le même que pour la demande d’asile du demandeur, qui a été rejetée. Il souligne qu’il existe une présomption de protection de l’État que le demandeur a le fardeau de réfuter, et que la protection internationale n’est qu’une mesure auxiliaire pour les cas où la protection de l’État a échoué (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 [Carrillo]; Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689; Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171). Selon le défendeur, l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau.

[38] Le demandeur réplique que la conclusion au sujet la protection de l’État tirée dans le cadre de la demande d’asile n’est pas contraignante à tout jamais, et que l’agent n’aurait pas dû s’appuyer sur les conclusions désuètes tirées par la SPR et la SAR à cet égard. Il ajoute que l’argument du défendeur équivaut à une application indéfinie des décisions de la SAR et de la SPR, car, une fois rendues, elles seraient maintenues peu importe les circonstances.

[39] Toutefois, comme le souligne le défendeur, et je suis d’accord avec lui, l’agent peut également tenir compte de nouveaux éléments de preuve dans son analyse de la protection de l’État. Les agents d’ERAR ne devraient pas simplement [traduction] « reproduire » les décisions antérieures, sans procéder à une analyse plus approfondie.

[40] Le demandeur soutient que l’agent n’a pas apprécié les éléments de preuve relatifs à un récent ouragan aux Bahamas et au manque de ressources qui en découlait, ce qui ferait du demandeur et de sa famille des [traduction] « cibles faciles » pour le gang. Je note que l’agent a pris acte du fait que l’ouragan Dorian était [traduction] « l’un des pires désastres humanitaires de l’histoire des Bahamas », mais a conclu que [traduction] « peu d’éléments de preuve présentés, provenant du demandeur ou d’autres sources, démontrent qu’il exist[ait à ce moment-là] un effondrement complet de l’État ou de l’appareil étatique ». Bien que je ne sois pas d’avis que le demandeur était tenu de démontrer [traduction] « un effondrement complet de l’appareil étatique » pour réfuter la présomption de protection de l’État, je note que, à l’exception de l’argument du conseil selon lequel les Bahamas avaient été dévastées par l’ouragan, l’agent ne disposait d’aucun élément de preuve liant l’ouragan à la question de la protection de l’État.

[41] Lors de l’audience, le demandeur a ajouté un autre argument selon lequel, comme il a été reconnu dans la décision, un demandeur d’asile n’est pas tenu de demander la protection de l’État s’il est objectivement déraisonnable de le faire dans sa situation. Le demandeur a en outre fait valoir que le critère relatif à la protection de l’État requiert une appréciation du caractère approprié de la protection au niveau opérationnel, et non de la question de savoir si l’État fait des efforts pour protéger ses citoyens : Paul c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 687 [Paul] au para 17; Dawidowicz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 258 [Dawidowicz] au para 10. Le demandeur a également soutenu que, contrairement aux conclusions tirées dans la décision, il avait présenté des éléments de preuve qui auraient dû faire réfléchir l’agent quant à la disponibilité de la protection de l’État. L’agent s’est plutôt simplement appuyé sur des déclarations générales concernant la situation dans le pays, sans tenir compte des préoccupations particulières du demandeur. Selon le demandeur, il est abusif de parler de l’absence d’éléments de preuve documentaire alors que l’agent n’a pas analysé la preuve dont il disposait.

[42] En réponse, le défendeur réitère le fait que les Bahamas sont un pays démocratique, mais que le taux d’homicide y est élevé, ce qui, en soi, ne signifie pas que la protection de l’État ne serait pas assurée si elle était sollicitée. Il ajoute que la preuve fournie par le demandeur n’est pas suffisante pour réfuter la conclusion relative à la protection de l’État dans la présente affaire, compte tenu de ce qui a été conclu dans les décisions antérieures. Citant l’arrêt Carrillo de la Cour d’appel fédérale, le défendeur affirme qu’il incombait au demandeur de présenter une preuve suffisante pour réfuter la présomption de protection de l’État.

[43] Le défendeur renvoie à la décision de la SAR, mentionnée dans la décision, qui a énuméré six facteurs pour conclure que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. J’en souligne un : « Aucun des appelants n’a déjà été personnellement menacé par le présumé auteur du préjudice ou n’a subi un préjudice aux mains de celui‑ci. » On peut présumer que la SAR (qui a rendu sa décision le 23 novembre 2016) n’aurait pas disposé de nouveaux éléments de preuve contenus dans les observations du demandeur relatives à sa demande d’ERAR.

[44] Je prends acte du fait que la Cour d’appel fédérale a déclaré que les demandeurs « doi[vent] produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante » (Carrillo, au para 30).

[45] Cependant, je note également que le demandeur a écrit une lettre à l’appui de sa demande d’ERAR, expliquant pourquoi il ne pouvait pas compter sur la police pour le protéger. Il a décrit l’incident survenu à Cat Island, puis a poursuivi en déclarant ce qui suit :

[traduction]

Après cet horrible incident, je savais que je devais sortir des Bahamas dès que possible. Ils attendent seulement une belle occasion, alors j’essaie de ne pas être seul si je dois aller à l’extérieur pour quelque chose, et je reste près du sol lorsque je suis à l’intérieur de la maison. Nous avons des barreaux sur nos fenêtres, mais cela n’arrêtera pas une balle s’ils voient quand je suis dans la maison. Je ne devrais pas avoir à vivre comme ça. J’ai dû quitter mon emploi, alors je ne peux même plus subvenir à mes besoins. Ces hommes sont à la recherche de ma famille depuis le meurtre de ma tante Samantha. Vous devenez une cible dès que vous signalez quelque chose à la police. Ces hommes ne s’arrêteront pas tant qu’ils n’auront pas réussi.

[46] L’agent a fait référence à la lettre du demandeur, bien qu’il ait cité d’autres parties de celle-ci. Il a ensuite mentionné l’incident survenu à Cat Island, se demandant pourquoi le demandeur n’avait pas fourni de documents médicaux pour corroborer son affirmation, et pourquoi il n’avait pas téléphoné à la police. L’agent a conclu que l’explication du demandeur, qui s’est plaint du fait que le poste de police le plus proche était à une heure de distance, n’était pas suffisante pour réfuter la présomption de protection de l’État.

[47] Dans l’ensemble, je vois deux erreurs dans la conclusion de l’agent concernant la protection de l’État.

[48] Premièrement, l’agent semble avoir mal interprété la raison donnée par le demandeur pour expliquer pourquoi il n’avait pas été en mesure de demander la protection de l’État, la réduisant à [traduction] « une plainte concernant le fait que le poste de police le plus proche était à une heure de distance ». Avec égards, le demandeur fait valoir dans sa lettre, et cela constitue également l’élément central de ses observations relatives à sa demande d’ERAR, le fait qu’appeler la police ne l’aiderait pas et pourrait éventuellement causer d’autres préjudices.

[49] Deuxièmement, je note que la conclusion de l’agent relative à la question de la protection de l’État était largement fondée sur sa conclusion selon laquelle il y avait [traduction] « une absence d’éléments de preuve objectifs et corroborants » à cet égard. Je note également le rejet par l’agent des déclarations du demandeur et de son oncle selon lesquelles le fait que la police ne s’était pas présentée lorsqu’elle avait été appelée constituait [traduction] « une preuve claire et convaincante d’une tendance plus générale à l’incapacité ou au refus d’assurer une protection ». L’agent a ensuite déclaré que [traduction] « peu d’éléments de preuve corrobor[aient] le fait que le demandeur avait déposé des plaintes contre la police, par exemple pour manquement au devoir ». Il a ajouté que [traduction] « le demandeur [avait] fourni peu d’informations ou d’éléments de preuve démontrant qu’il avait cherché à mobiliser d’autres intervenants de l’État, comme les autorités policières supérieures, le bureau du procureur général ou d’autres organisations semblables, comme l’avait indiqué la Cour fédérale du Canada dans sa décision ».

[50] Le juge Phelan a fait observer ce qui suit au paragraphe 10 de la décision Johnson :

Même si la Section d’appel des réfugiés ne l’a pas mentionné, il convient de noter qu’en ce qui a trait à toutes les allégations de protection insuffisante, aucun des demandeurs n’a cherché à mobiliser d’autres intervenants de l’État, tels que les autorités policières supérieures, le bureau du procureur général ou d’autres organisations semblables.

[51] Le demandeur soutient que l’observation du juge Phelan dans la décision Johnson n’était qu’une remarque incidente. Il soutient également qu’une lettre avait été envoyée par le passé au commissaire de police, et il renvoie à sa déclaration devant l’agent selon laquelle les choses s’aggravaient lorsqu’une plainte était faite à la police.

[52] Le défendeur fait remarquer que la lettre envoyée au commissaire de police était antérieure à la première décision relative à l’ERAR, et fait donc valoir que l’agent était fondé à ne pas tenir compte de cet élément de preuve.

[53] Toutefois, après lecture de la décision, il ne me paraît pas évident de savoir quels étaient les motifs de l’agent pour rejeter la lettre envoyée au commissaire de police puisqu’elle n’est pas mentionnée. On ne sait pas trop non plus si l’agent a rejeté la lettre parce qu’elle n’était pas un élément de preuve [traduction] « objectif » étant donné qu’elle avait été préparée par le conseil du demandeur, tout comme il a rejeté les déclarations du demandeur et de son oncle parce qu’elles n’étaient pas des [traduction] « éléments de preuve objectifs et corroborants ».

[54] Mes préoccupations quant aux erreurs que l’agent a commises en exigeant des documents corroborants pour apprécier les risques auxquels faisait face le demandeur s’appliquent également aux conclusions de l’agent relatives à la protection de l’État. Dans les deux cas, l’agent cherchait à obtenir des [traduction] « éléments de preuve objectifs et corroborants », sans expliquer pourquoi il rejetait la preuve du demandeur et la considérait comme insuffisante. Bien que je souscrive à la proposition générale du défendeur selon laquelle il incombe au demandeur de fournir des éléments de preuve suffisants pour réfuter la protection de l’État, en l’espèce, l’absence d’analyse par l’agent de la preuve du demandeur, ainsi que des préoccupations particulières concernant la protection de l’État au niveau opérationnel, a rendu la décision déraisonnable : Paul; Dawidowicz.

[55] En fin de compte, la décision n’a pas satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Par conséquent, les seules réparations possibles sont l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à un autre agent pour nouvelle décision.

V. Conclusion

[56] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[57] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-169-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

  4. L’intitulé est modifié afin que le nom du demandeur soit correctement orthographié.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-169-21

 

INTITULÉ :

DASHAD RODTICKO DARVILLE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 mars 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

LA JUGE GO

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 5 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Osborne G. Barnwell

 

Pour le demandeur

 

Margherita Braccio

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osborne G. Barnwell

Avocat

North York (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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