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Date : 20220407


Dossier : IMM‑2427‑21

Référence : 2022 CF 503

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 avril 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

UYI OSEMWENKHAE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Le contexte et la décision sous‑jacente

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 19 mars 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Lagos.

[2] Le demandeur, Uyi Osemwenkhae, est un citoyen du Nigéria, âgé de 39 ans et appartenant à l’ethnie bini, un groupe majoritairement chrétien qui se situe principalement dans l’État d’Edo. Son épouse, à qui il est marié depuis 2016, est toujours au Nigéria. M. Osemwenkhae possédait autrefois une ferme dans la région d’Egor, à Benin City, où il cultivait l’igname, le manioc, le plantain et l’ananas. Le 26 février 2018, des pasteurs fulani avaient envahi sa communauté et attaqué sa ferme, détruisant ainsi celle‑ci. Il a beaucoup souffert de la destruction, parce que sa ferme était sa principale source de revenus. Une autre attaque était survenue le 10 mars 2018. Avec d’autres exploitants agricoles de sa région, M. Osemwenkhae s’était plaint à la police à la suite de ces deux incidents, et avait participé à une manifestation antigouvernementale le même mois, au cours de laquelle il s’était prononcé publiquement contre les pasteurs fulani. M. Osemwenkhae affirme que ceux‑ci cherchent maintenant à le retrouver pour faire de lui un exemple et s’assurer que personne ne se prononce publiquement contre eux. Muni d’un visa américain, M. Osemwenkhae avait fui le Nigéria, le 23 mars 2018, pour se rendre aux États‑Unis. Deux jours plus tard, il était entré au Canada, où il avait présenté une demande d’asile.

[3] Lors de l’audience devant la SPR, le 26 novembre 2019, la ville de Lagos avait été désignée comme une PRI; le 6 janvier 2020, M. Osemwenkhae avait déposé des observations supplémentaires sur cette question. Dans une décision datée du 22 janvier 2020, la SPR avait conclu que Lagos était une PRI viable pour M. Osemwenkhae. Bien que la SPR eût jugé crédible son allégation selon laquelle les pasteurs fulani avaient détruit sa ferme, elle avait tiré plusieurs conclusions non contestées, quant à la crédibilité, relativement à son analyse de la PRI. Concernant le premier volet du critère, la SPR avait conclu que M. Osemwenkhae n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les pasteurs fulani avaient les moyens ou la motivation de le repérer à Lagos. Premièrement, la SPR avait accordé peu de poids à l’allégation de M. Osemwenkhae selon laquelle les pasteurs fulani avaient un motif potentiel de représailles, c’est‑à‑dire le fait qu’il avait déposé des plaintes auprès de la police, puisqu’il n’avait pas fait mention de telles plaintes dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA]. De plus, la SPR n’avait pas été convaincue par l’explication de M. Osemwenkhae quant aux raisons pour lesquelles il n’avait pas modifié son formulaire FDA pour ajouter les renseignements que son épouse lui avait fournis, qui concernaient la visite des pasteurs fulani à la maison des parents du demandeur, ni présenté ces renseignements avant l’audience. Deuxièmement, la SPR avait conclu que la preuve documentaire objective n’étayait pas l’affirmation de M. Osemwenkhae selon laquelle les pasteurs fulani avaient la capacité de le repérer à Lagos. Quant au deuxième volet du critère, la SPR avait conclu que, compte tenu de la situation personnelle de M. Osemwenkhae dans son ensemble, et selon la prépondérance des probabilités, il ne serait pas excessivement difficile ou objectivement déraisonnable pour lui de déménager à Lagos. Selon la SPR, ses études, son expérience de travail et sa langue parlée militaient en faveur de sa capacité à trouver un emploi et un logement à Lagos.

[4] Devant la SAR, M. Osemwenkhae a tenté de présenter de nouveaux éléments de preuve, y compris des lettres de son père, de son épouse et d’un ami, des articles de journaux qui décrivaient la situation impliquant les pasteurs fulani au Nigéria, et une copie des directives du Haut‑commissariat des Nations Unies pour les réfugiés intitulées Principes directeurs sur la protection internationale : « La possibilité de fuite ou de réinstallation interne » dans le cadre de l’application de l’Article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, HCR/GIP/03/04 (23 juillet 2003) [les Principes directeurs du HCR]. Dans la décision datée du 19 mars 2021, la SAR a rejeté tous les nouveaux éléments de preuve, à l’exception de la lettre de l’épouse, jugeant que les Principes directeurs du HCR et les articles présentés par M. Osemwenkhae étaient disponibles avant la décision de la SPR. De même, les lettres de son père et de son ami relataient des faits qui avaient eu lieu avant la décision de la SPR. Elles ont donc été rejetées, puisqu’elles ne satisfaisaient pas au critère prévu au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Il était raisonnable de s’attendre à ce que les lettres aient été présentées à la SPR avant sa décision, et il n’y avait aucune explication raisonnable quant à la raison pour laquelle elles ne l’avaient pas été. Bien que la SAR ait admis la lettre de l’épouse de M. Osemwenkhae, elle lui a accordé peu de poids, car la lettre était vague et fournissait peu de détails sur le retour allégué des pasteurs fulani au domicile du père du demandeur, où l’épouse vivait. En ce qui concernait la viabilité de Lagos comme PRI, la SAR a convenu avec la SPR que M. Osemwenkhae n’était pas en danger à Lagos, et qu’il pourrait raisonnablement y déménager à la lumière de sa situation personnelle. Quant au premier volet du critère, M. Osemwenkhae n’a pas contesté la conclusion de la SPR concernant son défaut de mentionner, dans son formulaire FDA, les plaintes qu’il aurait déposées auprès de la police, comme explication de ce qui aurait motivé les pasteurs fulani à le repérer. La SAR était d’accord avec la SPR pour dire que cette omission était importante pour la demande de M. Osemwenkhae, et a tiré une inférence défavorable quant à sa crédibilité. En outre, la SAR a conclu que M. Osemwenkhae n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les pasteurs fulani avaient les moyens de le repérer à Lagos. De plus, M. Osemwenkhae n’a pas contesté les conclusions de la SPR sur le caractère raisonnable de Lagos en tant que PRI.

II. La norme de contrôle

[5] Les deux parties conviennent que la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable au bien‑fondé de la décision de la SAR. Je suis d’accord. Il existe une présomption voulant que la décision raisonnable soit la norme applicable lors du contrôle d’une décision administrative, et aucune des exceptions ne vaut en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16, 17). Comme l’ont souligné les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La Cour ne devrait intervenir que si la décision faisant l’objet du contrôle ne possède pas « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité », et si elle n’est pas justifiée « au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

III. Analyse

[6] M. Osemwenkhae conteste la décision de la SAR quant à la manière dont les nouveaux documents ont été traités. Le paragraphe 110(4) de la Loi prévoit les critères permettant à la SAR d’admettre de nouveaux éléments de preuve :

Éléments de preuve admissibles

 

Evidence that may be presented

110(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

 

110(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[7] Concernant les Principes directeurs du HCR, M. Osemwenkhae reconnaît les avoir qualifiés comme étant de nouveaux documents alors qu’ils ne l’étaient pas. Or, il fait valoir que la SAR aurait néanmoins dû les aborder dans sa décision. Tout d’abord, j’accepte le fait que les Principes directeurs du HCR n’étaient pas de nouveaux documents au sens d’être de nouveaux éléments de preuve, mais ils auraient dû être présentés comme fondement doctrinal ou juridique à l’appui de la position de M. Osemwenkhae. Cela dit, M. Osemwenkhae fait valoir que la SAR était tenue d’examiner les dispositions dans les Principes directeurs du HCR, afin de déterminer si le Canada se conformait à ses obligations internationales. Lorsqu’il a été invité à donner plus de précisions, l’avocat de M. Osemwenkhae a eu de la difficulté à relever, dans les Principes directeurs du HCR, les dispositions que la SAR n’avait pas respectées d’une manière ou d’une autre. En bref, M. Osemwenkhae n’a simplement pas démontré, de manière concrète, en quoi la SAR n’avait pas pris en considération les Principes directeurs du HCR. Bien que j’accepte le fait que la SAR « ne peut raisonnablement interpréter une disposition canadienne d’une manière qui est incompatible avec les obligations imposées au Canada par le droit international » (Elve c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 454 aux para 78, 79; Vavilov, au para 114), le fait qu’elle n’a pas expressément fait référence aux Principes directeurs du HCR ne signifie pas que ceux‑ci ont été écartés. À titre d’exemple, M. Osemwenkhae renvoie aux sections des Principes directeurs du HCR qui abordent l’appréciation de la motivation des agents de persécution à repérer leurs victimes et la protection de l’État. Toutefois, la SAR a bel et bien examiné la question de la motivation, et a jugé qu’il n’y avait simplement pas assez d’éléments de preuve pour appuyer l’affirmation de M. Osemwenkhae selon laquelle les pasteurs fulani étaient motivés à le retrouver à Lagos. De plus, comme la SAR a conclu que M. Osemwenkhae n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que les pasteurs fulani auraient la motivation et les moyens de le repérer à Lagos, elle n’a pas eu à se pencher sur la question de savoir si la protection de l’État serait disponible. M. Osemwenkhae affirme qu’il ne voit pas, dans la décision de la SAR, où les Principes directeurs du HCR ont été suivis; pour ma part, je ne vois pas où ils ne l’ont pas été.

[8] Quant aux articles de presse que M. Osemwenkhae cherchait à présenter, celui‑ci a invoqué des extraits qui donnent à entendre que, parmi les agents de persécution non étatiques, les pasteurs et les agriculteurs faisant partie de groupes armés étaient devenus de plus en plus des sujets d’actualité. Bien que cela puisse être le cas, je n’ai toutefois pas été convaincu que les extraits de la preuve documentaire minent, de quelque manière que ce soit, les conclusions de la SAR sur la question de la viabilité de Lagos comme PRI. En ce qui concerne la lettre de l’épouse de M. Osemwenkhae, celui‑ci reconnaît qu’elle a été acceptée comme nouvel élément de preuve, mais fait valoir qu’elle aurait dû se voir accorder plus de poids. Je ne vois aucune raison d’intervenir dans les conclusions de la SAR sur cette question.

[9] Quant à la lettre de l’ami de M. Osemwenkhae, qui n’a pas été admise par la SAR comme nouvel élément de preuve, parce qu’elle renvoyait à des faits ayant eu lieu avant la décision de la SPR, le demandeur fait valoir que la dernière phrase mentionnait le fait que son ami avait également quitté le Nigéria en raison des attaques de la part des pasteurs fulani. Il soutient aussi que cet élément de la lettre aurait dû être accepté à l’appui de son affirmation selon laquelle les pasteurs fulani représentaient une menace pour lui. Abstraction faite du fait que la lettre ne précisait pas quand son ami avait quitté le Nigéria, il n’en demeure pas moins que la SAR a accepté que les pasteurs fulani représentaient une menace pour les agriculteurs. Elle a aussi accepté l’affirmation de M. Osemwenkhae selon laquelle sa propre ferme avait été attaquée par ce groupe. Je ne vois pas ce qu’ajouterait le fait que son ami avait aussi dû faire face, à un moment donné, aux mêmes problèmes en raison des pasteurs fulani. M. Osemwenkhae affirme que la déclaration de son ami était pertinente, et qu’elle aurait dû être acceptée sur ce seul fondement. Je ne suis pas de cet avis. Bien que la pertinence soit l’un des facteurs énoncés dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, et l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, le paragraphe 110(4) de la Loi doit néanmoins être respecté, à titre préliminaire, pour admettre de nouveaux éléments de preuve en appel devant la SAR. Comme je l’ai mentionné à l’avocat de M. Osemwenkhae, la pertinence par elle‑même n’est d’aucune aide.

[10] Enfin, l’intitulé devrait être modifié, de manière à ce que le « ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté » soit remplacé par le « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration », conformément au paragraphe 5(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, et au paragraphe 4(1) de la Loi. Par ailleurs, la présente demande sera rejetée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2427‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme le défendeur approprié;

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2427‑21

 

INTITULÉ :

UYI OSEMWENKHAE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 janvier 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 7 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Miguel Mendez

 

Pour le demandeur

Simone Truong

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude Légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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