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Date : 20220331


Dossier : IMM‑1179‑21

Référence : 2022 CF 449

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

OLUWASEUN MODUPE OLADEKOYE

OLUWAFEMI OLADIMEJI OLADEKOYE

PRECIOUS IFEOLUWA OLADEKOYE

ABIOLA OLUWAGBEMIGA OLADEKOYE

PEACE ABISOLA OLADEKOYE

FAVOUR DAMILOLA OLADEKOYE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle un agent d’immigration chargé de l’examen des considérations d’ordre humanitaire [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs. La demande était fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

Contexte

[3] Les demandeurs sont madame Oluwaseun Modupe Oladekoye [la demanderesse principale], et ses cinq enfants [les demandeurs mineurs] : Oluwafemi, Precious, Abiola, Peace, et Favour, qui étaient âgés de 5 à 15 ans au moment où la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rendue. La demanderesse principale et les quatre premiers enfants mineurs sont des citoyens du Nigéria. Le benjamin est un citoyen des États‑Unis.

[4] Les demandeurs sont entrés au Canada le 15 avril 2017 munis d’un visa de visiteur et ont demandé l’asile peu après. Ils n’ont pas produit copie des décisions défavorables de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] et de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] dans leur dossier de demande. Il est toutefois mentionné dans les motifs de l’agent que la demanderesse a prétendu qu’elle était exposée à la persécution au Nigéria en tant que femme bisexuelle et parce qu’elle était perçue comme une sorcière. Il ressort de ces motifs que la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs au motif que la demanderesse principale n’était pas crédible, notamment en ce qui concerne son affirmation selon laquelle elle était bisexuelle. Il ressort également des motifs de l’agent que la SAR a confirmé la décision défavorable de la SPR le 27 février 2019 et que la Cour a rejeté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAR le 11 juillet 2019 (la demande d’autorisation a été rejetée).

[5] Les demandeurs ont présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 31 octobre 2019 et ont produit des documents supplémentaires les 19 novembre 2019 et 31 mars 2020. À l’appui de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ils ont présenté des éléments de preuve supplémentaires postérieurs au rejet de leur demande d’asile par la SPR et la SAR, dont des lettres et des courriels de membres de la famille et d’autres personnes au Nigéria, lesquels visaient à montrer que la police nigériane recherchait activement la demanderesse principale en raison d’une relation bisexuelle qu’elle avait entretenue avant de fuir le pays. L’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs dans une décision en date du 5 janvier 2021, et c’est la décision visée par le présent contrôle.

Décision faisant l’objet du contrôle

[6] L’agent a pris en compte l’établissement au Canada, les difficultés en cas de retour dans le pays d’origine et l’intérêt supérieur des enfants.

[7] En ce qui concerne l’établissement, l’agent souligne que les demandeurs sont au Canada depuis plus de quatre ans, que la demanderesse principale occupe désormais un emploi et qu’elle est indépendante, et qu’il y a des lettres de recommandation confirmant sa bonne réputation. L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas passé beaucoup de temps au Canada et que leur degré d’établissement était commun et modeste. En ce qui concerne leurs liens avec le Canada, l’agent a pris en compte les lettres de soutien, notamment de la partenaire de la demanderesse principale, mais il a conclu que la nature de ces relations ne l’avait pas convaincu que les demandeurs seraient exposés à des difficultés s’ils devaient quitter le Canada. Il a relevé que les demandeurs n’ont pas de famille au Canada, mais qu’ils ont de proches parents au Nigéria, et il a conclu que les demandeurs avaient des liens familiaux plus solides dans ce pays qu’ici au Canada. L’agent a accordé un certain poids aux liens familiaux dans sa décision.

[8] Pour ce qui est des difficultés, l’agent revient sur les conclusions tirées par la SPR et la SAR, qui ont estimé que l’allégation de la demanderesse principale selon laquelle elle était bisexuelle n’était pas crédible. L’agent reconnaît que le critère que doit appliquer la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada diffère de celui qui s’applique aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, mais il a accordé un poids important aux conclusions de la SPR et de la SAR quant à la crédibilité. Il souligne l’observation formulée par la demanderesse principale selon laquelle elle connaîtrait des difficultés parce qu’elle serait persécutée en raison de sa bisexualité, et il renvoie aux éléments de preuve qu’elle a présentés à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a conclu que la lettre de la police qui a été produite indique que le chauffeur de la demanderesse principale l’a dénoncée parce qu’elle entretenait une relation avec une femme en 2017. De plus, tous les autres documents donnent à penser que la police recherchait la demanderesse principale en 2019, soit plus de deux ans après la plainte portée contre la demanderesse principale et son départ du Nigéria. La demanderesse n’a pas fourni d’explication raisonnable quant à l’enquête tardive de la police. L’agent renvoie aux documents sur les conditions dans le pays et a conclu qu’il était peu vraisemblable que la police de Lagos fasse enquête sur la demanderesse principale en tant que femme bisexuelle sur la foi d’une seule plainte déposée deux ans plus tôt. L’agent a conclu que, parce que la demanderesse principale n’avait pas été jugée crédible précédemment au sujet de son affirmation selon laquelle elle était bisexuelle, et compte tenu de la fréquence de documents frauduleux au Nigéria, la demanderesse principale ne connaîtrait pas de difficultés en raison de son orientation sexuelle si elle retournait au Nigéria.

[9] Au sujet de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent souligne les documents qui ont été présentés en ce qui concerne leurs études et leurs autres activités, et il a conclu que, puisque la majorité des enfants sont jeunes, le fait de déménager au Nigéria n’aurait pas d’incidence défavorable. Les enfants qui sont âgés de cinq à dix ans devraient être capables de s’adapter au changement dans les conditions du pays assez facilement, s’ils sont accompagnés par la demanderesse principale qui est au cœur de leur socialisation. Ils auraient aussi leur grand‑mère, et leurs oncles et leurs tantes dans la même ville. Enfin, même si le renvoi des enfants plus âgés entraînerait des difficultés supplémentaires puisqu’ils ont noué des liens plus étroits avec leur communauté et leur entourage, ces difficultés seraient atténuées par la présence des autres membres de leur famille.

[10] Sur la foi de l’appréciation globale énoncée précédemment, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi des motifs suffisants pour justifier une dispense.

Questions en litige et norme de contrôle

[11] La seule question soulevée en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Plus précisément, il s’agit d’établir si l’agent a commis une erreur dans son appréciation des éléments qui suivent :

  1. les difficultés liées au retour dans le pays d’origine en raison de l’orientation sexuelle de la demanderesse principale;

  2. l’établissement;

  3. l’intérêt supérieur des enfants.

[12] Les parties conviennent, et c’est aussi mon avis, que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23 et 25). En contrôle judiciaire, la Cour doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

Analyse

i. Les difficultés liées au retour

[13] Les demandeurs affirment que l’agent a commis une erreur dans son appréciation des nouveaux éléments de preuve objectifs et documents sur les conditions dans le pays qu’ils ont présentés pour étayer les difficultés alléguées se rapportant aux risques découlant de l’orientation sexuelle de la demanderesse principale. Ils prétendent que l’agent a omis d’effectuer une appréciation valable des éléments de preuve et qu’il s’est plutôt fondé presque exclusivement sur les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par la SPR et la SAR.

[14] En revanche, le défendeur soutient que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs reposait sur des allégations qui avaient déjà été jugées comme étant non crédibles, que l’agent a eu raison de rejeter.

[15] Comme le soutient le défendeur, les demandeurs n’ont pas inclus les décisions de la SPR ou de la SAR dans le dossier de demande produit dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire et ils n’y ont pas fait référence non plus. Toutefois, ils ne contestent pas les conclusions telles que les a décrites l’agent.

[16] Ils soutiennent plutôt que les nouveaux éléments de preuve qu’ils ont présentés à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire vont bien au‑delà de la preuve qu’ils ont produite à l’appui des décisions de la SPR et de la SAR, notamment :

  • - une lettre d’Animashaun Olajumoke en date du 18 septembre 2019, dans laquelle l’auteure se décrit comme une amie de la demanderesse principale et affirme que cette dernière a été une amie agréable et tendre et une partenaire merveilleuse;

  • - une lettre censée provenir du frère de la demanderesse principale, datée du 20 septembre 2019, selon laquelle la demanderesse principale et son époux seraient activement recherchés par la police au sujet de Shola Oloyede, avec qui la demanderesse aurait eu une relation homosexuelle au Nigéria et qui, d’après ce frère, aurait été brûlée et tuée par un groupe de personnes au marché en raison de son orientation sexuelle;

  • - une [traduction] « lettre d’invitation relativement à une affaire de relation avec une personne du même sexe (bisexuelle) » datée du 21 juillet 2019, selon laquelle le chauffeur de la demanderesse principale a signalé une [traduction] « affaire » contre la demanderesse principale et Shola Oloyede le 20 avril 2017 et invitant la demanderesse principale à se présenter pour répondre aux allégations formulées contre elle;

  • - Un courriel incluant un avis de recherche en pièce jointe, daté du 7 janvier 2020, sous la bannière du Congrès du people oodua, censé montrer la photographie de la demanderesse principale et affirmant que cette [traduction] « affaire » figurait sur la liste de l’organisation depuis deux ans et qu’elle causait désormais beaucoup d’agitation dans la communauté en raison de [traduction] « l’implication de la demanderesse principale dans des activités sexuelles homosexuelles et lesbiennes auxquelles se sont livrés des enfants de la communauté » et que les enfants [traduction] « surpris dans ces actes diaboliques l’avaient accusée d’être la source de leur idéologie sexuelle »;

  • - Un texto anonyme de menaces, daté du 23 décembre 2019;

  • - Un courriel daté du 7 novembre 2019 dont l’auteure prétend être la petite amie du frère de la demanderesse principale et affirme que le frère de la demanderesse principale, son ami et la mère de la demanderesse principale ont été arrêtés la veille par la police nigériane, qui les a accusés d’avoir caché la demanderesse principale et a exigé de savoir où celle‑ci se trouvait. L’auteure prétend avoir pris secrètement les photographies censées se rapporter à l’incident qui étaient jointes au courriel.

[17] Les demandeurs affirment que l’agent a rejeté ces éléments de preuve en raison des conclusions défavorables antérieures quant à la crédibilité et de la disponibilité de documents frauduleux au Nigéria. Ils soutiennent qu’il n’est pas acceptable de rejeter des éléments de preuve sur la foi de conclusions quant à la crédibilité tirées précédemment. Je constate que la décision invoquée par les demandeurs à l’appui de cette affirmation, Okoli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 332 au para 32, ne porte pas sur la façon dont un agent chargé de l’examen de considérations d’ordre humanitaire a traité des conclusions antérieures quant à la crédibilité.

[18] Il convient de noter que l’agent chargé de l’examen des considérations d’ordre humanitaire n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau les conclusions de la SPR et de la SAR et que le paragraphe 25(1) « n’est pas censé faire double emploi avec l’art. 96 ou le par. 97(1), c’est‑à‑dire que l’agent n’a pas à se prononcer sur la preuve d’une crainte fondée de persécution ou d’une menace à la vie ou d’un risque de traitements ou peines cruels et inusités » (Valencia Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 748 [Valencia] au para 24 citant l’arrêt Kanthasamy c Canada, 2015 CSC 61 aux para 24 et 51 [Kanthasamy]).

[19] Dans la décision Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 [Miyir], le juge Diner s’est penché sur l’interaction entre une demande d’asile rejetée et une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et a conclu que c’était une tâche difficile que de tenter de faire renverser des conclusions antérieures quant à la crédibilité lorsque les demandeurs cherchent à faire valoir un récit qui a déjà été jugé comme n’étant pas crédible. Cela est particulièrement vrai lorsque les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs ne viennent que corroborer une histoire déjà jugée comme étant non crédible (Miyir, au para 25 citant la décision Gomez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 859 au para 5; voir aussi la décision Zingoula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 201 au para 22).

[20] Les demandeurs font face à cette tâche difficile parce que leur demande d’asile reposait sur l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle elle est bisexuelle – que la SPR et la SAR n’avaient pas jugé crédible. Comme l’a affirmé la juge McVeigh dans la décision Demetrio c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1139 [Demetrio], si un récit, dans son ensemble, n’est pas crédible, les éléments de preuve ou arguments additionnels qui ne font que corroborer ce récit ne vont pas « modifier l’évaluation » de la crédibilité pour ainsi dire à moins qu’ils ne permettent d’établir des liens suffisants pour conclure que les affirmations qui ne semblaient pas crédibles auparavant semblent maintenant crédibles (au para 15).

[21] En l’espèce, l’agent a rejeté les nouveaux documents en tant que preuve des difficultés auxquelles les demandeurs seraient exposés parce que la demanderesse principale n’avait pas expliqué pourquoi la police la chercherait maintenant, plus de deux ans après le dépôt de la plainte par le chauffeur et après son départ du Nigéria. À cet égard, l’agent prend note des rapports sur les conditions dans le pays selon lesquels les minorités sexuelles font l’objet d’une tolérance accrue dans les grandes villes, comme Lagos, et un grand nombre des arrestations qui ont eu lieu aux termes des lois anti‑LGBTI du Nigéria sont survenues lors de grands rassemblements. De plus, l’agent souligne la grande fréquence de documents frauduleux au Nigéria. Il conclut, selon la recherche sur les conditions dans le pays, qu’il était peu probable que la police de Lagos mène enquête sur la demanderesse principale en tant que personne bisexuelle sur la foi d’une seule plainte ayant été déposée deux ans plus tôt et que [traduction] « [p]uisque la demanderesse n’a pas été jugée crédible en tant que femme bisexuelle et vu la fréquence de documents frauduleux, j’estime qu’elle ne serait pas exposée à des difficultés au Nigéria pour ces motifs si elle devait retourner dans ce pays ».

[22] J’estime que l’agent a eu tort de formuler une observation générale selon laquelle les documents frauduleux sont faciles à obtenir au Nigéria et de s’en servir, en partie, comme motif pour ne pas apprécier les nouveaux éléments de preuve afin d’examiner s’ils étayaient l’affirmation quant aux difficultés. Comme il est statué dans la décision Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 157, le simple fait que des documents frauduleux soient faciles à obtenir n’implique pas à lui seul que les documents d’un demandeur sont frauduleux (au para 53).

[23] Dans la décision Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 [Oranye], le juge Ahmed a examiné une décision rendue par la SAR. Dans son examen indépendant des affidavits, la SAR s’est appuyée sur le cartable national de documentation [le CND] pour affirmer que les documents frauduleux étaient facilement accessibles au Nigéria, mais elle n’avait fourni aucune autre analyse et elle n’avait tiré aucune conclusion de fait portant que les affidavits étaient en fait frauduleux. La SAR a accordé une faible valeur probante aux affidavits, ce que le juge Ahmed avait trouvé inadmissible :

[27] Les juges des faits doivent avoir le courage de trouver des faits. Ils ne peuvent pas dissimuler des conclusions relatives à l’authenticité en jugeant simplement que les éléments de preuve ont une « faible valeur probante ». Comme l’a souligné à juste titre la juge Mactavish dans la décision Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082, au paragraphe 20 :

La Cour a, en outre, observé antérieurement sur la pratique des décisionnaires à accorder « peu de poids » aux documents sans tirer de conclusions explicites sur leur authenticité; voir par exemple, Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 622, aux paragraphes 1 à 3, [2009] AFC no 799 et Warsame c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] AFC no 1202, au paragraphe 10. Si un décideur n’est pas convaincu de l’authenticité d’un document, il doit le dire et n’accorder absolument aucun poids au document. Les décideurs ne devraient pas jeter des doutes sur l’authenticité d’un document pour ensuite s’efforcer de couvrir ses paris en accordant « peu de poids » au document. Comme l’a observé le juge Nadon dans Warsame, [traduction] « [c]’est tout ou rien » : au paragraphe 10.

Cette approche inappropriée est précisément celle qu’a employée la Section d’appel des réfugiés en l’espèce. Bien que la Section d’appel des réfugiés ait tenté de combiner la question des documents frauduleux avec les [traduction] « préoccupations cumulatives quant à la crédibilité et [le] manque général de crédibilité » de la part de la demanderesse, la crédibilité de son témoignage de vive voix n’a rien à voir avec l’authenticité des affidavits en litige. Soit les affidavits sont authentiques, soit ils sont frauduleux, mais la Section d’appel des réfugiés ne tire aucune conclusion à cet égard et choisit plutôt de « louvoyer » en leur accordant une faible valeur probante. Il s’agit d’une erreur de droit.

[...]

[29] Il est malheureux que des généralisations sur la [traduction] « facilité d’accès à des documents frauduleux » soient fréquemment invoquées, comme si elles constituaient une preuve incontestable de fraude. Lorsqu’elles figurent dans des documents concernant la situation au pays, ces généralisations peuvent seulement servir à bon escient à informer le décideur sur le sujet. Une conclusion portant sur l’authenticité d’un document ne peut dépendre d’un simple soupçon découlant de la réputation d’un pays donné, ni être influencée par un tel soupçon. Chaque document doit être analysé individuellement, et son authenticité doit être déterminée en fonction de ses propres mérites. S’il existe une preuve de fraude, c’est sans équivoque, et le décideur ne devrait lui accorder aucune valeur probante. L’autre solution, c’est‑à‑dire se fonder sur la prévalence des fraudes dans un pays donné pour contester l’authenticité d’un document, équivaut à une conclusion de culpabilité par association.

[24] La juge McVeigh a tiré une conclusion analogue dans la décision Ogbebor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 994 [Ogbebor] dans le contexte du contrôle judiciaire d’une décision relative à un examen des risques avant renvoi [ERAR]. Dans cette affaire, la SAR avait rejeté la demande d’asile en raison de préoccupations quant à la crédibilité de l’affirmation de l’épouse du demandeur selon laquelle elle était bisexuelle. Le demandeur a présenté une demande d’ERAR, dans le cadre de laquelle il a produit de nouveaux éléments de preuve, dont un rapport de police selon lequel son frère avait été arrêté pour avoir aidé et encouragé le demandeur et sa femme à fuir. L’agent d’ERAR a cité un article figurant dans le CND qui mettait en relief le niveau de la corruption régnant au sein des agences et des ministères du gouvernement nigérian, le fait qu’il était difficile de se prononcer sur l’authenticité de documents précis, la prévalence de la fraude documentaire et le fait que [traduction] « des documents authentiques de tous types [pouvaient] être obtenus en utilisant de fausses informations […] ». L’agent a tenu compte à la fois de la corruption et des doutes antérieurs et importants planant sur la crédibilité pour accorder peu de poids au rapport de police.

[25] La juge McVeigh a affirmé ce qui suit :

[17] L’agent, dans ses motifs, fait exactement ce que la Cour demande aux décideurs d’éviter de faire dans Sitnikova et Oranye (Sitnikova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2017 CF 1082; Oranye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 390). Dans ses motifs, l’agent accorde peu de poids au nouvel élément de preuve, et non aucun poids. Selon les motifs qu’il a donnés, l’agent a tiré cette conclusion en raison de la prévalence de documents frauduleux au Nigéria et de préoccupations relatives à la crédibilité du demandeur. Toutefois, la question de savoir si le nouvel élément de preuve lui‑même était frauduleux n’a fait l’objet d’aucune conclusion explicite ou analyse de la part de l’agent.

[26] La juge McVeigh a souligné que la décision Oranye s’inscrivait dans le contexte du contrôle judiciaire d’une décision rendue par la SAR, tandis que la décision Stinkova concernait l’examen du rejet d’une demande d’ERAR, comme l’affaire sur laquelle elle devait statuer. Toutefois, aucun motif ne lui paraissait justifier la non‑application des principes énoncés dans les décisions Stiinkova et Oranye à l’affaire qu’elle était appelée à trancher.

[27] La juge McVeigh a conclu que s’il existait des raisons précises fondées sur le document lui‑même qui en justifiaient le rejet, alors l’agent d’ERAR devait les exposer dans ses motifs. Or, les motifs de l’agent ne mentionnaient aucun élément lié au document qui le rendait suspect, si ce n’était qu’il provenait du Nigéria et que la crédibilité du demandeur posait problème. La juge McVeigh a conclu que le tout correspondait entièrement à la jurisprudence, ce qui rendait cette façon de faire déraisonnable.

[28] Même si, dans la présente affaire, l’agent n’a pas tenté d’assurer ses arrières en accordant peu de poids aux documents, il n’en a pas moins commis une erreur. Il en est ainsi parce que l’agent a tout simplement ajouté la généralisation de l’accès facile aux documents frauduleux aux conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées précédemment par la SAR et la SPR et à sa propre analyse des conditions dans le pays, pour conclure que la demanderesse principale ne connaîtrait pas de difficultés si elle était renvoyée au Nigéria – sans réellement conclure que les nouveaux éléments de preuve étaient frauduleux.

[29] En dépit du fait que le défendeur n’a pas mentionné le renvoi de l’agent à la fréquence de documents frauduleux au Nigéria dans ses observations écrites, il a toutefois soutenu devant moi à l’audience que c’était l’un des motifs donnés par l’agent pour conclure que la demanderesse principale ne connaîtrait pas de difficultés au Nigéria et que les conclusions sous‑jacentes quant à la crédibilité tirées par la SPR et la SAR sur son orientation sexuelle demeuraient. C’est exact. Et je reconnais aussi que, si un demandeur cherche à présenter essentiellement le même récit qui a été jugé non crédible dans son ensemble par la SPR ou la SAR, l’agent est en droit de le rejeter (Zingoula, au para 11, Miyir, au para 25).

[30] Toutefois, comme je l’ai mentionné plus haut, le problème en l’espèce tient au fait que l’agent a mis tous ses motifs ensemble et qu’il n’a pas apprécié les nouveaux éléments de preuve afin d’établir s’ils étaient frauduleux. La Cour n’est pas en mesure de discerner, à partir des motifs donnés par l’agent, le poids qu’il a accordé à cet aspect pour rejeter les nouveaux éléments de preuve par rapport aux autres facteurs qu’il a énoncés.

[31] Pour ces raisons, l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue. La décision de l’agent n’est pas raisonnable parce qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov, au para 99). Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’examine les questions de l’établissement et de l’intérêt supérieur des enfants.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1179‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Aucuns dépens ne seront adjugés.

  4. Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et aucune n’est soulevée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1179‑21

 

INTITULÉ :

OLUWASEUN MODUPE OLADEKOYE, OLUWAFEMI OLADIMEJI OLADEKOYE, PRECIOUS IFEOLUWA OLADEKOYE, ABIOLA OLUWAGBEMIGA OLADEKOYE, PEACE ABISOLA OLADEKOYE, FAVOUR DAMILOLA OLADEKOYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience tenue par VIDéOCONFéRENCE

SUR zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 24 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

le 31 mars 2022

 

COMPARUTIONS :

Vakkas Bilsin

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Charles J. Jubenville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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