Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220323

Dossier : IMM-3513-21

Référence : 2022 CF 400

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE:

SARAH JANE BARRIL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent des visas [l’agent] de la section des visas de l’ambassade du Canada à Abou Dhabi a rejeté, sur le fondement du paragraphe 216(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, la demande de permis d’études qu’elle avait présentée.

[2] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable compte tenu des trois motifs pour lesquels l’agent a conclu qu’il n’était pas convaincu qu’elle quitterait le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable et, en conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I. Le contexte et la décision contestée

[4] La demanderesse est une citoyenne des Philippines âgée de28 ans. Son père, sa belle-mère, ses deux demi-frères et sa demi-sœur habitent tous aux Philippines, où la demanderesse est également propriétaire d’un terrain.

[5] La demanderesse a obtenu en 2014 un baccalauréat ès sciences en tourisme de l’Abra Valley College à Bangeud, aux Philippines, et, depuis, elle a occupé divers emplois dans des domaines autres que le tourisme aux Philippines et à Dubaï.

[6] En février 2021, la demanderesse a été acceptée au Seneca College à Toronto, en Ontario, dans un programme de deux ans menant à l’obtention d’un diplôme en gestion des services touristiques avec spécialisation en services de voyage, dont les droits de scolarité totaux étaient estimés à environ 32 000 $.

[7] En mars 2021, la demanderesse a sollicité un permis d’études. Sa demande était accompagnée d’une déclaration d’intention, dans laquelle elle exposait les raisons qui l’avaient poussée à s’inscrire au programme du Seneca College menant à l’obtention d’un diplôme, ainsi que de nombreuses lettres d’appui et d’autres documents justificatifs.

[8] Le 20 mai 2021, l’agent a informé par lettre la demanderesse que sa demande de permis d’études était rejetée, car il n’était pas convaincu qu’elle quitterait le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable, compte tenu des facteurs suivants : a) ses biens personnels et sa situation financière; b) ses liens familiaux au Canada et dans son pays de résidence; c) le but de sa visite.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[9] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

[10] Les parties soutiennent et je conviens qu’en l’espèce la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable. Aucune exception à cette présomption n’a été soulevée ni ne s’applique [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 25].

[11] Selon la norme du caractère raisonnable, la cour de révision doit vérifier si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris le raisonnement qui la sous-tend et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision est raisonnable lorsqu’elle repose sur une chaîne d’analyse rationnelle et cohérente sur le plan interne et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [voir Vavilov, précité, aux para 15, 85].

[12] Dans le cas d’une demande de permis d’études, la Cour a reconnu que l’agent n’est pas tenu de rendre une décision exhaustive, et que les motifs de la décision peuvent être brefs, voire limités. Toutefois, ces motifs doivent être suffisants pour permettre à la Cour de comprendre les raisons pour lesquelles une demande a été refusée et de conclure qu’ils présentent les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité que doit posséder une décision raisonnable [voir Aghaalikhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1080 au para 16; Ekpenyong c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1245 au para 13; Peiro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1146 au para 15].

III. Analyse

[13] La décision de l’agent se retrouve en grande partie dans les notes du Système mondial de gestion des cas [le SMGC], qui font partie des motifs de la décision. Les notes du SMGC contiennent des précisions sur le raisonnement de l’agent ayant mené aux trois fondements sur lesquels repose sa conclusion selon laquelle il n’était pas convaincu que la demanderesse quitterait le Canada à la fin de la période de séjour qui lui est applicable. Je traiterai de chacun de ces trois fondements à tour de rôle.

A. Les biens personnels de la demanderesse et sa situation financière

[14] Les notes versées par l’agent dans le SMGC qui concernent l’évaluation des biens personnels de la demanderesse et de sa situation financière indiquent ce qui suit :

[traduction]

Compte tenu du plan d’études fourni, la documentation présentée par la demanderesse pour établir sa situation financière ne démontre pas qu’elle possède des fonds qui soient suffisants ou disponibles. Je ne suis pas convaincu que les études envisagées constituent une dépense raisonnable. Un membre de la famille de la demanderesse lui a proposé son aide. Cependant, bien que ce membre de la famille ait démontré disposer de certains fonds, aucune information n’a été donnée quant au nombre de personnes composant la famille qui vivent de ces revenus, ni quant à l’emploi ou aux revenus en question.

[15] Cependant, les documents produits par la demanderesse à l’appui de sa demande de permis d’études comprenaient un document prouvant qu’elle avait versé 8 013,46 $ au Seneca College pour payer une partie de ses droits de scolarité, et une lettre par laquelle l’avocat de son oncle et de sa tante confirmait qu’il détenait en fiducie un montant supplémentaire de 16 078,18 $ destiné également au paiement des droits de scolarité. Ces documents permettaient de démontrer que la demanderesse était assurée de bénéficier de fonds suffisants pour payer la quasi-totalité des droits de scolarité pour ses deux années d’études et qu’elle pouvait donc fournir la preuve d’un soutien financier plus important que celui exigé par la liste de contrôle des documents établie par IRCC, à savoir un soutien correspondant au montant requis pour payer les frais de sa première année d’études.

[16] De plus, la demanderesse a présenté une lettre d’appui dans laquelle son oncle et sa tante confirmaient qu’ils subviendraient à ses besoins pendant ses études et qu’ils lui fourniraient le gîte et le couvert. La demanderesse a également produit une lettre rédigée par le planificateur financier de son oncle et de sa tante, dont ils retiennent les services depuis plus de dix ans et qui gère le FEER de son oncle en plus d’élaborer et de mettre à jour leur plan financier. Le planificateur financier a confirmé que l’oncle et la tante de la demanderesse possédaient les ressources nécessaires pour la soutenir financièrement tout au long de ses études au Seneca College. De plus, la demanderesse a produit une lettre rédigée par le comptable de sa tante et de son oncle, qui leur fournit des services de comptabilité depuis 14 et 25 ans respectivement. Celui-ci assure que la tante et l’oncle de la demanderesse disposent de fonds suffisants pour subvenir à ses besoins pendant ses études au Seneca College. Plusieurs relevés de comptes bancaires appartenant à la tante et à l’oncle, qui couvrent une période de plusieurs mois et qui affichent des soldes totaux de plus de 15 000 $, ont également été déposés à l’appui de la demande.

[17] Les décideurs doivent à tout le moins traiter des éléments de preuve pertinents qui contredisent directement leurs conclusions. La Cour peut inférer qu’un décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve qui lui avaient été présentés qui se rapportaient à la conclusion et qui laissaient entrevoir une issue différente [voir Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 934 au para 40; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 au para 15]. Les motifs de l’agent ne mentionnent pas les éléments de preuve qui confirment que la demanderesse a payé une partie des droits de scolarité, que des fonds supplémentaires destinés à payer d’autres droits de scolarité sont détenus en fiducie pour elle et que son hébergement et ses repas sont fournis, et ne mentionnent pas non plus les lettres de tiers provenant de divers professionnels qui confirment que la tante et l’oncle de la demanderesse pourront assumer ses dépenses. Il existait des éléments de preuve clairs qui contredisaient la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse n’avait pas démontré [traduction] « qu’elle posséd[ait] des fonds qui soient suffisants et disponibles », et l’agent a omis d’en tenir compte. Je conclus que cette omission rend déraisonnable son analyse de la situation financière de la demanderesse.

B. Les liens familiaux et le pays de résidence de la demanderesse

[18] Les notes de l’agent indiquent ce qui suit au sujet des liens familiaux de la demanderesse :

[traduction]

Les documents qui ont été présentés ne permettent pas de conclure que la demanderesse ou sa famille est bien établie dans son pays de résidence ou son pays d’origine. Je ne suis pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de son séjour à titre de résidente temporaire, je souligne que la cliente a des liens familiaux étroits au Canada (sa tante), que la cliente est célibataire, mobile, qu’elle n’est pas bien établie, et qu’elle n’a pas de personne à charge. Elle occupe un emploi aux Émirats arabes unis depuis 2019 dans le domaine des ventes, son salaire et ses fonds/avoirs personnels sont inconnus. Liens professionnels et économiques ténus.

[19] La demanderesse a indiqué dans sa demande que ses liens aux Philippines étaient solides, car son père, sa belle-mère et les membres de sa fratrie y résident et elle y possède un grand terrain qu’elle espère exploiter à l’avenir. À cet égard, elle a produit une déclaration relative à ses biens immobiliers indiquant qu’elle est l’unique propriétaire d’un terrain dont la valeur marchande ajustée s’élève à 13 588,38 pesos. Elle a également indiqué que ses études lui donneraient l’occasion de côtoyer son oncle et sa tante qui vivent au Canada et qui lui apporteraient non seulement un soutien financier, mais également un soutien affectif.

[20] Je conclus que les motifs de l’agent qui concernent les liens de la demanderesse ne reposent sur aucun fondement raisonnable qui justifierait sa conclusion. La Cour a maintes occasions déclaré que l’absence d’enfants ou de conjoint à charge ne devrait pas, sans autre analyse, être jugée défavorablement dans le contexte d’une demande de permis d’études. Autrement, de nombreux étudiants ne pourraient pas être admissibles [voir Onyeka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 336 au para 48; Obot c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 208 au para 20; Iyiola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 324 au para 20]. La Cour a aussi déclaré que les agents ne devraient pas tirer des inférences négatives des liens familiaux des demandeurs au Canada. Au contraire, ils doivent considérer le soutien financier que leur procurent les membres de leur famille comme un facteur favorable. À tout le moins, les agents sont tenus de justifier leur raisonnement, car il n’est pas raisonnable d’inférer qu’un demandeur restera illégalement au Canada pour la simple raison que plusieurs membres de sa famille y sont bien établis [voir Bteich c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1230 au para 34]. En l’espèce, l’agent a indûment tiré toutes ces conclusions.

[21] En outre, je conviens avec la demanderesse que l’agent n’explique pas non plus en quoi la présence de sa tante et de son oncle au Canada l’emporte sur ses liens aux Philippines, où résident son père et d’autres membres de sa famille et où elle possède un terrain.

C. L’objet de sa visite

[22] Les notes de l’agent consignées dans le SMGC indiquent ce qui suit au sujet du plan d’études de la demanderesse :

[traduction]

Le plan d’études ne semble pas raisonnable compte tenu des antécédents de la demanderesse au chapitre de l’emploi et de la scolarité. Je constate que : -la cliente a déjà suivi des études plus avancées que le programme d’études qu’elle compte suivre au Canada (baccalauréat en tourisme) -les études que la cliente envisage d’entreprendre ne sont pas raisonnables compte tenu de son parcours professionnel. Elle affirme vouloir parfaire ses compétences, mais ses plans de carrière demeurent vagues. Compte tenu des antécédents de la demanderesse en matière d’éducation et d’emploi, sa motivation à poursuivre des études au Canada ne semble pas raisonnable. Le plan d’étude proposé ne présente pas de cheminement de carrière précis auquel le programme d’études envisagé par la demanderesse permettrait de contribuer.

[23] La demanderesse soutient que l’agent n’a pas bien compris les raisons qui l’ont poussée à choisir le programme du Seneca College, lesquelles étaient clairement exposées dans sa déclaration d’intention. Plus précisément, sa déclaration d’intention confirmait que le programme du Seneca College n’était pas identique au programme de baccalauréat qu’elle avait déjà suivi. Selon elle, le programme du Seneca College portait sur un secteur tout à fait distinct de l’industrie du tourisme et lui aurait permis d’acquérir des compétences et des connaissances qu’elle ne possédait pas encore. À titre d’exemple, elle a souligné que le programme du Seneca College comportait un cours sur l’accueil et le tourisme portant essentiellement sur l’aspect commercial de l’industrie, notamment les ventes, le marketing, les relations avec la clientèle, la planification d’événements, les congrès et les conférences. Par ailleurs, elle a indiqué que le programme du Seneca College lui permettrait d’en apprendre beaucoup plus sur des secteurs de l’industrie touristique dont elle avait une connaissance limitée, comme celui des croisières.

[24] La demanderesse a également souligné que le stage coopératif l’intéressait particulièrement, car il lui permettrait d’acquérir une expérience concrète dans son domaine. À cet égard, la lettre d’acceptation du Seneca College confirmait que le stage en milieu de travail constituait une composante essentielle faisant partie intégrante du programme.

[25] En ce qui concerne ses projets de carrière, la demanderesse a déclaré qu’elle espérait que l’industrie du tourisme se serait remise des effets de la pandémie mondiale lorsqu’elle aurait terminé son programme au Seneca College et qu’elle pourrait alors chercher un emploi dans un nouveau cadre, probablement aux Philippines ou dans un milieu d’envergure internationale, comme une compagnie aérienne, un navire de croisière ou un hôtel.

[26] Je conviens avec la demanderesse que ce volet de la décision de l’agent est déraisonnable parce qu’il n’a tenu compte ni des différences entre le programme du Seneca College et le programme de baccalauréat déjà suivi par la demanderesse ni de l’importance du programme d’alternance travail-études, qui constituent deux éléments susceptibles de mener à une conclusion différente de celle tirée par l’agent.

IV. Conclusion

[27] Je juge que les motifs de l’agent ne permettent pas de conclure qu’il a examiné la demande de permis dans son intégralité et qu’ils ne démontrent pas que le refus reposait sur un fondement justifié, intelligible et transparent. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la demande de permis d’études sera renvoyée à un autre décideur afin qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

[28] Aucune question n’a été soulevée aux fins de certification et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3513-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision par laquelle la section des visas de l’ambassade du Canada à Abou Dhabi a rejeté, le 20 mai 2021, la demande de permis d’études présentée par la demanderesse est annulée et la demande est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision

  3. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3513-21

INTITULÉ :

SARAH JANE BARRIL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 maRS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA juge AyLEN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 23 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Jack C. Martin

POUR La DEMANDEresse

 

Sally Thomas

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack C. Martin

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR La DEMANDEresse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.