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Date : 20220308


Dossier : IMM‑6025‑20

IMM‑2202‑21

Référence : 2022 CF 318

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

ISSA MUKHTAR GEDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de deux décisions rendues par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR). Dans la première décision, qui est datée du 30 septembre 2020, la SAR a accepté, à la demande du ministre défendeur, de revenir sur une décision antérieure dans laquelle elle avait initialement reconnu au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention. La seconde décision visée par la demande de contrôle judiciaire a été rendue le 21 décembre 2020 dans le dossier IMM‑2002‑21. Dans cette décision, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Les deux affaires ont été instruites le même jour, une à la suite de l’autre. Les faits étant connexes aux deux affaires, un seul ensemble de motifs sera rendu et une copie en sera versée dans chacun des dossiers. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée dans le dossier IMM‑6025‑20 et sera accueillie dans le dossier IMM‑2202‑21.

II. Contexte

[3] Le demandeur prétend être un citoyen somalien né en 1999 et un musulman sunnite membre du clan minoritaire Tumaal. Il affirme qu’en 2018, des membres du groupe Al Chabaab ont tenté de les recruter, son frère et lui, afin qu’ils joignent leurs rangs et combattent avec eux les forces éthiopiennes. Leur père s’est opposé et a été tué. Le demandeur et son frère se sont alors enfuis à Mogadiscio. Un oncle maternel a payé un passeur afin qu’il leur fournisse un faux passeport allemand. Comme le demandeur était celui qui ressemblait le plus à la personne dont la photo figurait dans le passeport, c’est lui qui a pu l’utiliser.

[4] Le demandeur a quitté Mogadiscio le 21 juillet 2018 et est arrivé à Toronto le 22 juillet 2018, où il a demandé l’asile. Dans une décision rendue le 4 septembre 2019, la SPR a rejeté sa demande d’asile au motif qu’il n’avait pas établi son identité personnelle et nationale selon la prépondérance des probabilités.

[5] La SPR a relevé de nombreuses incohérences dans la preuve du demandeur et a jugé que le témoignage vague et évasif de ce dernier minait la crédibilité de ses allégations quant à son identité. Elle a jugé que ces éléments étaient suffisants pour réfuter la présomption de véracité.

[6] Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Il n’a pas demandé à présenter de nouveaux éléments de preuve ni à être entendu. Le 11 juin 2020, la SAR a fait droit à son appel et a conclu qu’il avait qualité de réfugié au sens de la Convention. À l’appui de sa décision, la SAR a indiqué qu’elle était d’avis que les conclusions de la SPR reposaient sur des éléments secondaires par rapport à la demande d’asile et que ceux‑ci n’étaient pas suffisants pour discréditer le demandeur. La SAR a conclu que le demandeur était crédible et que son profil correspondait à celui des personnes susceptibles d’être prises pour cible par le groupe Al Chabaab. Par conséquent, la SAR a conclu qu’il existait un lien avec un des motifs prévus par la Convention du fait des opinions politiques présumées du demandeur et parce que le demandeur est susceptible d’être perçu par le groupe Al Chabaab comme étant favorable à la cause de ses opposants. La SAR a conclu qu’il risquait de se faire tuer par le groupe Al Chabaab s’il retournait en Somalie.

[7] Avant que la décision de la SAR ne soit rendue, un agent d’audience de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) avait préparé un avis d’intervention ainsi que des documents qui devaient être signifiés et déposés. Mais, la signification et le dépôt n’ont pas eu lieu, car les services du courrier et le greffe de la CISR ont été fermés en raison de la COVID‑19 et le temps que ceux‑ci reprennent leurs activités – le 22 juin 2020 et le 29 juin 2020, respectivement – la SAR avait déjà rendu sa décision favorable au demandeur.

[8] L’agent d’audience a été informé de la décision de la SAR le 3 juillet 2020. Le lendemain, l’agent d’audience a soumis à la SAR ainsi qu’à l’avocate du demandeur une demande de réouverture de l’instance en vertu de l’article 49 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 (les Règles de la SAR). L’agent a fait valoir qu’il y avait eu atteinte au droit du ministre à la justice naturelle, puisqu’il avait été impossible pour ce dernier de transmettre l’avis d’intervention d’avril 2020 avant que la SAR ne rende sa décision, en raison de l’interruption des activités de la CISR. Le demandeur n’a pas répondu.

[9] La SAR a demandé au ministre qu’il lui transmette son avis d’intervention, ce que ce dernier a fait le 17 août 2020. Le demandeur s’est opposé à la demande du ministre dans une réponse soumise le 28 septembre 2020

[10] Après avoir examiné la demande du ministre et la réponse du demandeur, la SAR a conclu qu’il y avait eu atteinte au droit du ministre à la justice naturelle et a rouvert l’appel en vertu de l’article 52 des Règles de la SAR. Le ministre a été autorisé à intervenir et à présenter des éléments de preuve à l’appui de sa prétention selon laquelle le demandeur n’était pas le ressortissant somalien Issa Mukhtar Gedi, mais un ressortissant kenyan du nom de Mohamud Mohamed Abdullahi – qui avait déjà demandé et obtenu un permis d’études au Canada. Cette preuve reposait en grande partie sur les similitudes entre les photographies des deux individus et entre leurs noms de famille. Malheureusement, aucune empreinte digitale n’était associée à la demande du ressortissant kenyan.

[11] Lorsqu’elle a statué sur la demande de réouverture, la SAR a formulé les observations suivantes en réponse aux objections du demandeur :

[Traduction]
[19] Les observations détaillées que le défendeur a présentées sur la nature de la preuve du ministre ne sont pas pertinentes dans le présent contexte. La question dont je suis saisi est de savoir s’il y a eu manquement à la justice naturelle parce que la SAR a rendu une décision alors qu’une demande était en instance. Je suis d’avis qu’il y a bien eu manquement.

[20] La preuve du ministre doit être prise en considération par la SAR. Or, parce qu’elle a rendu sa décision avant que l’avis d’intervention ait pu être signifié, pendant la période où les activités normales avaient été interrompues en raison de la pandémie, la SAR n’a pas pu tenir compte de cette preuve. Il s’agit là d’un manquement à la justice naturelle. Je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel il n’y a pas eu manquement. Par conséquent, j’accueille la demande et je statue qu’il y a lieu de rouvrir l’appel et de le renvoyer à un autre commissaire de la SAR pour nouvel examen.

[Caractères gras ajoutés]

[12] Le 21 décembre 2020, la SAR a rejeté l’appel et conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention, car il n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il est Issa Mukhtar Gedi.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[13] À titre préliminaire, je souligne que le demandeur a sollicité une prorogation du délai dont il disposait pour déposer sa demande de contrôle judiciaire de la décision dans laquelle la SAR a rejeté son appel. Le défendeur ne s’est pas opposé à la demande de prorogation et je suis convaincu que les critères énoncés dans Grewal c M.E.I., [1985] 2 CF 263 (CAF) auxquels il doit être satisfait pour qu’une prorogation de délai puisse être accordée le sont.

[14] Après examen des observations des parties, je suis d’avis que les questions à trancher sont les suivantes :

  • a) La décision de la SAR de rouvrir l’appel était‑elle déraisonnable?

  • b) La décision de la SAR de confirmer la décision de la SPR dans le cadre de la réouverture de l’appel était‑elle déraisonnable?

[15] La norme de contrôle applicable aux questions qui précèdent est celle de la décision raisonnable. Plus particulièrement, la norme de contrôle qui s’applique à la réouverture d’un appel est examinée dans Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1103, et dans Khakpour c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 25 aux paragraphes 19 à 21. Comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 30, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à la plupart des questions examinées dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et cette présomption évite toute immixtion injustifiée dans l’exercice par le décideur administratif de ses fonctions. Bien que cette présomption puisse être écartée dans certaines circonstances, comme la Cour l’a précisé dans l’arrêt Vavilov, aucune de ces circonstances n’est présente en l’espèce.

[16] Pour déterminer si une décision est raisonnable, la cour de révision doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov au para 100).

IV. Analyse

A. La décision de la SAR de rouvrir l’appel est raisonnable

[17] Les Règles de la SAR ne prévoient pas de délai précis pour la présentation d’un avis d’intervention; celui‑ci doit simplement être transmis avant que la SAR ne rende une décision dans l’appel (art 4(1)). Le ministre est expressément habilité à intervenir. Les circonstances en l’espèce étaient inhabituelles; en effet, c’est en raison de la pandémie que l’intervention n’a pas pu avoir lieu avant que la décision ne soit rendue.

[18] La SAR n’est pas liée par les règles techniques de présentation de la preuve (art 171a.4) de la LIPR). Sachant que le ministre était prêt à transmettre l’avis d’intervention en avril 2020 et que la décision a été rendue deux mois plus tard, il était raisonnable pour la SAR de conclure que le ministre serait intervenu avant que la décision ne soit rendue conformément aux dispositions du paragraphe 4(1) des Règles de la SAR. J’estime que le fait que la SAR fasse mention de la preuve soumise par le ministre ne signifie pas obligatoirement qu’elle a fondé sa décision de rouvrir l’appel sur le contenu de cette preuve. En effet, lorsqu’elle a rendu cette décision, la SAR n’a ni évalué la preuve ni formulé d’observations sur les ressemblances entre les deux personnes figurant sur les photographies. Vu les circonstances, il était loisible à la SAR de conclure que le ministre avait été privé de son droit à la justice naturelle dans le cadre de la première décision de la SAR.

B. La décision de la SAR de confirmer la décision de la SPR est déraisonnable

[19] Le problème que pose la deuxième décision de la SAR qui confirme les conclusions de la SPR tient au fait qu’elle semble être fondée sur une appréciation subjective des photographies du demandeur et du ressortissant kenyan. La SAR est habilitée à apprécier la preuve qui lui est présentée sans avoir recours au témoignage d’un expert : Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 377 au para 10. Cependant, en l’espèce, la SAR n’a pas expliqué comment elle est arrivée à la conclusion qu’il s’agissait de photographies de la même personne.

[20] Le demandeur a déposé un affidavit dans lequel il a énuméré les différences entre lui‑même et le ressortissant kenyan, et expliqué que les noms de famille similaires ne sont pas rares au sein des collectivités des deux pays. La SAR n’a accordé aucun poids à ces éléments de preuve et a préféré s’appuyer sur son propre examen des photographies. Cette façon de procéder aurait été acceptable si la SAR avait expliqué son analyse et le raisonnement qu’elle a suivi pour en arriver à cette conclusion, mais elle ne l’a pas fait. Elle n’a pas expliqué quels traits distinctifs l’ont amenée à conclure qu’il s’agissait de photographies de la même personne. Même s’il était loisible à la SAR de conclure qu’il y avait une forte ressemblance, la commissaire était tenue de justifier cette conclusion; or, elle s’est contentée d’indiquer qu’elle possédait une vaste expérience dans ce genre d’examens.

[21] D’autres éléments de preuve ont été présentés à la SAR pour établir l’identité du demandeur, y compris des éléments de preuve à l’appui provenant d’une tante, d’un oncle et d’un organisme communautaire. Mais, la SAR semble avoir axé son attention exclusivement sur les similitudes entre les photographies.

V. Conclusion

[22] Il était raisonnable que la SAR revienne sur sa décision, car le ministre avait été privé de la possibilité de présenter sa preuve quant à l’identité du demandeur avant que la décision infirmant les conclusions de la SPR ne soit rendue. La SAR s’est ensuite appuyée sur la preuve du ministre et a écarté les autres éléments de preuve présentés par le demandeur dans le but de démontrer qu’il est bien un ressortissant somalien. Il ne suffisait pas à la SAR d’indiquer que sa conclusion était fondée sur sa propre appréciation des photographies; elle devait expliquer pourquoi elle n’a pas accepté les éléments de preuve du demandeur signalant les différences.

[23] Sa décision n’était pas transparente, intelligible et justifiée. Pour cette raison, il y a lieu de l’annuler et de renvoyer l’affaire à la SAR pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

[24] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée, et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT dans les dossiers IMM‑6025‑20 et IMM‑2202‑21

LA COUR STATUE :

  • 1) La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑6025‑20 est rejetée.

  • 2) La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM‑2202‑21 est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision.

  • 3) Une copie du présent jugement et de ses motifs sera versée dans les dossiers IMM‑6025‑20 et IMM‑2202‑21.

  • 4) Il n’y a de questions à certifier dans aucun des dossiers.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6025‑20

IMM‑2202‑21

INTITULÉ :

ISSA MUKHTAR GEDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE – OTTAWA ET TORONTO

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 8 mars 2022

COMPARUTIONS :

Lina Anani

POUR LE DEMANDEUR

Brad Gotkin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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