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Date : 20220221


Dossier : IMM-2110-21

Référence : 2022 CF 232

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 février 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

BIODUN MUYINDEEN OKETOKUN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Biodun Muyideen Oketokun, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 15 mars 2021 par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs énoncés ci-après, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire.

Le contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Nigéria. Il affirme qu’il craint d’être persécuté dans son pays en raison de sa bisexualité. Il soutient que sa bisexualité a été découverte à l’école secondaire en 1987; il a alors été suspendu de l’école pendant un mois et il a dû tondre le gazon. Plus tard, en décembre 2003, son oncle les a surpris, lui et son partenaire, Arasi, dans une situation intime. En février 2004, Arasi et lui ont été surpris en train de s’embrasser à l’école, et ils ont été battus et humiliés publiquement. Après avoir été mis au courant de cet incident, ses parents ont fait pression sur lui pour qu’il épouse une femme, ce qu’il a fait en 2007. Le couple a trois enfants. Il ajoute qu’une organisation islamique, l’association musulmane Masjid, a été mise au courant de sa bisexualité et qu’en décembre 2016, elle a menacé de le tuer ou de le dénoncer aux autorités nigérianes.

[4] Le demandeur a quitté le Nigéria pour les États-Unis le 14 janvier 2017. Il est resté aux États-Unis sans statut jusqu’au 25 juin 2019, date à laquelle il est entré au Canada par un point d’entrée non officiel. Il a demandé l’asile peu après.

[5] Dans une décision datée du 28 janvier 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. La question déterminante était la crédibilité. La SPR a conclu que le demandeur n’était pas crédible en raison d’omissions importantes dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], de son témoignage incohérent et changeant, et du fait qu’il avait tardé à quitter le Nigéria. Compte tenu de l’ensemble de ses réserves quant à la crédibilité, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. Ce dernier a interjeté appel devant la SAR. Le présent contrôle judiciaire porte sur la décision de la SAR.

La décision de la SAR

[6] La SAR a déclaré qu’elle avait écouté l’enregistrement audio de l’audience devant la SPR et qu’elle avait procédé à une analyse indépendante du dossier et des observations du demandeur. Dans ses motifs, la SAR s’est penchée sur chacune des conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité qui sont contestées. La SAR a jugé que la SPR avait conclu à juste titre que le demandeur n’était pas un témoin crédible et qu’il n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution, au titre de l’article 96 de la LIPR, ou à un risque de préjudice, au titre de l’article 97.

La question en litige et la norme de contrôle applicable

[7] Une seule question se pose en l’espèce, soit celle de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

[8] Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de la décision raisonnable s’applique au présent contrôle judiciaire du bien-fondé de la décision de la SAR (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23-25).

Analyse

[9] Le demandeur conteste les conclusions défavorables de la SAR en matière de crédibilité.

[10] Tout d’abord, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable en matière de crédibilité fondée sur une interprétation erronée de la preuve. Il affirme qu’il était injustifié pour la SAR de confirmer la conclusion de la SPR en matière de crédibilité alors qu’elle avait conclu que celle-ci avait commis une erreur dans son évocation du témoignage initial du demandeur concernant la raison de l’absence d’Arasi à son mariage. Il ajoute que la conclusion de la SAR sur ce point prête à confusion. Il soutient que la SAR renvoie à « une raison différente » et à un « témoignage changeant », mais sans préciser quelle est cette raison ni en quoi le témoignage à ce sujet est changeant. Quoi qu’il en soit, il affirme que son témoignage sur l’incident survenu en 2003 et sur les raisons pour lesquelles Arasi n’était pas venu à son mariage était cohérent.

[11] Je ne suis pas d’accord avec le demandeur. La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur dans son évocation du témoignage du demandeur. Plus précisément, elle a souligné que la SPR avait retenu du témoignage du demandeur que la raison pour laquelle Arasi n’avait pas assisté au mariage de celui-ci était qu’il ne connaissait pas bien la famille alors qu’en fait, le demandeur avait mentionné qu’Arasi n’avait pas assisté au mariage puisqu’ils tentaient tous deux de cacher à sa nouvelle épouse qu’ils n’étaient pas hétérosexuels. Par conséquent, la SAR a reconnu l’erreur, mais elle a tout de même conclu que la SPR avait finalement eu raison de tirer une conclusion défavorable relativement au témoignage changeant du demandeur à ce sujet. Contrairement aux observations du demandeur, l’interprétation erronée des éléments de preuve faite par la SPR n’a pas été prise en compte dans l’analyse de la SAR.

[12] La SAR a plutôt effectué sa propre analyse, qui n’était pas fondée sur l’interprétation erronée des éléments de preuve faite par la SPR. La SAR a souligné que l’incident qui serait survenu en 2003, lorsque le demandeur aurait amené Arasi au domicile de sa famille et qu’ils se seraient fait surprendre par son oncle dans un moment intime, était un événement important au regard de la demande d’asile du demandeur et qu’il avait amené la famille de celui-ci à faire pression sur lui pour qu’il épouse une femme. La SAR a déclaré qu’il semblait s’agir d’une raison impérieuse pour Arasi de ne pas assister au mariage. Cependant, le demandeur avait donné une raison différente pour expliquer cette absence et il n’avait pas été en mesure d’expliquer son témoignage changeant sur ce point.

[13] Comme le révèle l’examen de la transcription de l’audience devant la SPR, le demandeur a d’abord déclaré qu’Arasi n’avait pas assisté à son mariage parce qu’Arasi et lui ne voulaient pas que sa nouvelle épouse apprenne l’existence de leur relation. Par la suite, il a déclaré que l’absence d’Arasi était attribuable à l’incident de 2003 ou à la relation qu’avait Arasi avec sa famille. Bien qu’il lui ait été demandé d’expliquer pourquoi il avait donné deux réponses différentes, le demandeur n’a pas développé.

[14] Si le demandeur affirme que les motifs de la SAR manquent de clarté sur ce point, un examen des motifs et du dossier ne laisse planer aucun doute quant au fait que la SAR renvoyait aux raisons différentes données par le demandeur pour expliquer l’absence d’Arasi à son mariage. En outre, les motifs d’un décideur administratif n’ont pas à être parfaits (Vavilov, au para 91).

[15] En somme, il était tout à fait loisible à la SAR de relever une erreur de fait non fatale commise par la SPR, mais de tout de même confirmer la conclusion défavorable de celle-ci en matière de crédibilité après avoir effectué sa propre analyse du dossier et s’être fondée sur le témoignage incohérent du demandeur, expliqué de façon insuffisante (Amiryar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1023 au para 19; Oluwaseyi Adeoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 246 au para 16). La SAR n’a pas commis d’erreur à cet égard.

[16] Le demandeur soutient ensuite que la SAR a commis une erreur en mettant en doute sa crédibilité en raison d’omissions dans son formulaire FDA. Il précise que le formulaire FDA n’est pas une encyclopédie. Il affirme que la SAR a commis une erreur en déclarant que l’incident de 2004 était un moment décisif après lequel ses parents avaient commencé à faire pression sur lui pour qu’il se marie. Il fait remarquer qu’il n’a pas écrit dans son formulaire FDA que l’incident de 2004 était un moment décisif. Il affirme aussi que la SAR a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable en matière de crédibilité parce qu’il n’avait pas mentionné dans son formulaire FDA que son oncle l’avait battu après l’incident de 2003. Il souligne qu’il a mentionné dans son formulaire FDA que des camarades de classe l’avaient battu à l’école. En outre, s’il n’a pas mentionné, dans son formulaire FDA, les quatre années durant lesquelles il avait fait l’objet de menaces de la part de l’association musulmane Masjid, ce dont il a parlé lors de son témoignage devant la SPR, il affirme que les audiences sont justement faites pour recueillir ce type de renseignements. Il fait valoir que la SPR et la SAR se sont entêtées à chercher des erreurs afin de le faire paraître peu crédible.

[17] Je ne vois pas non plus d’erreur dans le fait que la SAR a confirmé les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité découlant des omissions constatées dans le formulaire FDA du demandeur. Il est bien établi que tous les faits et détails importants relatifs à une demande d’asile doivent figurer dans le formulaire FDA initial et que l’omission de les mentionner peut nuire à la crédibilité d’un demandeur d’asile (Adekanbi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 38 au para 24; Occilus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 374 au para 20; Ogaulu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 547 au para 18; Zeferino c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 456 au para 31). De plus, les arguments du demandeur quant à l’emploi, par la SAR, de l’expression « point tournant » et au fait qu’il avait indiqué dans son formulaire FDA qu’il avait été battu à l’école ne sont pas pertinents. Dans son formulaire FDA, le demandeur a omis de mentionner que son oncle l’avait battu après les avoir surpris, Arasi et lui, dans une situation intime en 2003; que ses parents étaient au courant de l’incident de 2003 et qu’ils avaient commencé à faire pression sur lui pour qu’il se marie après cet incident (plutôt qu’après celui de 2004 ou aussi après ce dernier); et, fait important, qu’il avait commencé à recevoir des menaces de la part de l’association musulmane Masjid en 2012. La SAR a conclu que ces événements étaient tous importants au regard de la demande d’asile du demandeur, et que ce dernier n’avait pas expliqué les omissions de façon satisfaisante. À mon avis, il était raisonnable pour la SAR de confirmer les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité fondées sur ces omissions qui concernaient l’aspect central de la demande d’asile du demandeur, soit sa bisexualité. Je suis aussi d’avis que l’observation du demandeur selon laquelle la SAR [mo] « s’est entêtée à chercher des erreurs » est sans fondement.

[18] De plus, après avoir lu la transcription de l’audience devant la SPR, je ne vois aucune erreur dans la conclusion de la SAR selon laquelle le témoignage du demandeur en réponse aux questions sur la menace que représentait prétendument l’association musulmane Masjid était parfois vague et changeant et qu’il n’avait pas répondu adéquatement aux préoccupations soulevées. La SAR a conclu que cela minait considérablement la crédibilité des allégations du demandeur ainsi que la crédibilité de ce dernier en général. Par conséquent, la SAR a raisonnablement confirmé les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité à cet égard.

[19] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en concluant que la fiabilité de la preuve par courriel était amoindrie par l’absence de pièces d’identité pour confirmer que les courriels provenaient bel et bien des auteurs désignés. Il affirme que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve documentaire contenue dans le cartable national de documentation, qui démontrait qu’il est souvent difficile pour les demandeurs d’asile bisexuels et homosexuels d’origine nigériane d’obtenir de l’aide. Il ajoute que le fait d’aider les personnes faisant partie de la communauté LGBTQ est un crime au Nigéria.

[20] Cet argument ne saurait être retenu. L’épouse du demandeur et Arasi ont tous deux fourni des courriels à l’appui de la demande d’asile du demandeur, lesquels, comme l’a souligné la SAR, étaient brefs et répétaient, dans les grandes lignes, les allégations du demandeur. En d’autres mots, ils étaient disposés à fournir les courriels pour aider le demandeur dans le cadre de sa demande d’asile, ce qu’ils ont fait. Cependant, la SAR a conclu que la fiabilité des courriels était minée par l’absence de pièces d’identité, qui auraient raisonnablement pu être obtenues. La SAR a aussi conclu que la preuve n’était pas suffisamment fiable et probante. Elle a convenu avec la SPR que, compte tenu de l’effet cumulatif des réserves soulevées en matière de la crédibilité à l’égard des éléments centraux de la demande d’asile du demandeur, la crédibilité de ce dernier était minée, et il y avait des raisons de douter de son témoignage sous serment. La preuve par courriel n’était pas suffisante pour dissiper ces réserves. Il était loisible à la SAR de tirer cette conclusion. Comme il a été mentionné dans la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924, un manque de crédibilité concernant les éléments centraux d’une demande d’asile peut s’étendre à d’autres éléments de la demande et les entacher, et s’appliquer de façon généralisée aux éléments de preuve documentaire présentés pour corroborer une version des faits (au para 24). Le demandeur ne conteste pas la conclusion de la SAR à cet égard. Je juge qu’il était raisonnable pour la SAR d’accorder peu de poids à la preuve par courriel et de confirmer la conclusion défavorable de la SPR en matière de crédibilité.

[21] Enfin, le demandeur affirme que la SPR et la SAR ont commis une erreur en ne procédant pas à une analyse distincte sous le régime de l’article 97.

[22] La SAR a souligné que la SPR avait explicitement conclu que le demandeur n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, son orientation sexuelle en tant qu’homme bisexuel; la SAR a tiré la même conclusion. Elle a conclu que la demande d’asile du demandeur était fondée uniquement sur ses craintes de préjudice découlant de sa prétendue bisexualité, qui a un lien avec un motif prévu par la Convention, et que le demandeur n’avait invoqué aucun autre profil de risque. Étant donné que la demande d’asile présentée par le demandeur au titre de l’article 96 a été rejetée pour des motifs de crédibilité, la même demande d’asile fondée sur les mêmes faits, allégations et éléments de preuve sera nécessairement rejetée au titre de l’article 97.

[23] Je ne vois aucune erreur dans cette conclusion. La jurisprudence, citée notamment par la SAR, confirme que lorsque les allégations avancées par un demandeur d’asile à l’appui d’une demande fondée sur l’article 97 sont les mêmes que celles avancées à l’appui d’une demande fondée sur l’article 96 et que les allégations ont été jugées non crédibles — ce qui est le cas en l’espèce — la SPR et la SAR ne sont pas tenues de procéder à une deuxième analyse, car une demande fondée sur l’article 97 n’aurait aucun fondement (Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379 aux para 50-51; Orukpe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 674 au para 28; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 859 aux para 44-46; Chukwunyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 210 au para 18).

[24] En conclusion, le demandeur n’a pas établi que la SAR avait commis des erreurs susceptibles de contrôle dans ses conclusions défavorables en matière de crédibilité. La décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle, et elle est raisonnable (Vavilov, au para 99).

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2110-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. Aucune question de portée générale à certifier n’est proposée, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2110-21

 

INTITULÉ :

BIODUN MUYINDEEN OKETOKUN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence au moyen de Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 17 février 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

le 21 février 2022

 

COMPARUTIONS :

Jerome Olorunpomi

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Judy Michaely

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

North York (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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